Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


This  is  a  digital  copy  of  a  book  that  was  preserved  for  générations  on  library  shelves  before  it  was  carefully  scanned  by  Google  as  part  of  a  project 
to  make  the  world's  books  discoverable  online. 

It  bas  survived  long  enough  for  the  copyright  to  expire  and  the  book  to  enter  the  public  domain.  A  public  domain  book  is  one  that  was  never  subject 
to  copyright  or  whose  légal  copyright  term  has  expired.  Whether  a  book  is  in  the  public  domain  may  vary  country  to  country.  Public  domain  books 
are  our  gateways  to  the  past,  representing  a  wealth  of  history,  culture  and  knowledge  that 's  often  difficult  to  discover. 

Marks,  notations  and  other  marginalia  présent  in  the  original  volume  will  appear  in  this  file  -  a  reminder  of  this  book' s  long  journey  from  the 
publisher  to  a  library  and  finally  to  y  ou. 

Usage  guidelines 

Google  is  proud  to  partner  with  libraries  to  digitize  public  domain  materials  and  make  them  widely  accessible.  Public  domain  books  belong  to  the 
public  and  we  are  merely  their  custodians.  Nevertheless,  this  work  is  expensive,  so  in  order  to  keep  providing  this  resource,  we  hâve  taken  steps  to 
prevent  abuse  by  commercial  parties,  including  placing  technical  restrictions  on  automated  querying. 

We  also  ask  that  y  ou: 

+  Make  non-commercial  use  of  the  files  We  designed  Google  Book  Search  for  use  by  individuals,  and  we  request  that  you  use  thèse  files  for 
Personal,  non-commercial  purposes. 

+  Refrain  from  automated  querying  Do  not  send  automated  queries  of  any  sort  to  Google's  System:  If  you  are  conducting  research  on  machine 
translation,  optical  character  récognition  or  other  areas  where  access  to  a  large  amount  of  text  is  helpful,  please  contact  us.  We  encourage  the 
use  of  public  domain  materials  for  thèse  purposes  and  may  be  able  to  help. 

+  Maintain  attribution  The  Google  "watermark"  you  see  on  each  file  is  essential  for  informing  people  about  this  project  and  helping  them  find 
additional  materials  through  Google  Book  Search.  Please  do  not  remove  it. 

+  Keep  it  légal  Whatever  your  use,  remember  that  you  are  responsible  for  ensuring  that  what  you  are  doing  is  légal.  Do  not  assume  that  just 
because  we  believe  a  book  is  in  the  public  domain  for  users  in  the  United  States,  that  the  work  is  also  in  the  public  domain  for  users  in  other 
countries.  Whether  a  book  is  still  in  copyright  varies  from  country  to  country,  and  we  can't  offer  guidance  on  whether  any  spécifie  use  of 
any  spécifie  book  is  allowed.  Please  do  not  assume  that  a  book's  appearance  in  Google  Book  Search  means  it  can  be  used  in  any  manner 
any  where  in  the  world.  Copyright  infringement  liability  can  be  quite  severe. 

About  Google  Book  Search 

Google's  mission  is  to  organize  the  world's  information  and  to  make  it  universally  accessible  and  useful.  Google  Book  Search  helps  readers 
discover  the  world's  books  while  helping  authors  and  publishers  reach  new  audiences.  You  can  search  through  the  full  text  of  this  book  on  the  web 

at  http  :  //books  .  google  .  com/| 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


iSSA,  ROUSSEAU. 

.LET.    ATHÈNES,  NILSSON. 

C'*.    LIÈGE,   J.    BELLENS. 

RES.    ROME,   BOCCA,    LOESCHER. 

.,^„.     ""  \N,  BOCGA,   FLORENCE,  vieusseux. 

iCKUAUS,   ASDER. 
'""ETMEYER,    LE  SOUDIER,   MAX  RUBE. 

'^LD  ET  C'«.   BUCAREST,  SOTDSCBEK  ET  €*•. 

rzE,  GENÈVE,  pd.  dùrr. 
tnci  ONE,  verdaguer.  LISBONNE,  rodrigues. 
r  Y  d*.  LA  HAVANE,  miguel  alorda. 

"TANO,  SAMλERS,  STECHERT,  THE  INTERNATIONAL  NEWS  C*. 
NOOF,  THE  NEW  ENOLANIJi^^^yi^oUy  It: 


.^_  «_,    , M,    X  rkULj 

JRGET,  V.  émÏQ  frança 


u(e  traduction  ou  reproduction  t 

REVUE  DES    DEUX    MON»/.^ 

Interdite  dans  les  publications  périodiques  de  la  .  . 

y  compris  la  Suède,  la  Norvège  e i      ^.^.^.^^^  by  GoOgk 


REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


LXXVI*  ANNÉE.  -^   CINQUIÈME  PÉRIODE 


Toan  zxxv.  —  {•«  septembre  1906. 


Digitized  by 


Googk 


Digitized  by 


Googk 


REVUE 


DES 


OEUX  MONDES 


I»WIHI(N 


LXXVI»  ANNÉE.  —  CINQUIÈME  PÉRIODE 


TOME  TRENTE-CINQUIÈME 


*       or  THE  \ 

(;  i'N"!VEr;.;ty  }, 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE   DE   l'université,    13 

1906 


Digitized  by 


Googk 


PRESERVATION  A^^^ 

REPLACEMENT  \\^^ 

55  »U)^iaa4a^ 


Digitized  by 


Googk 


>^     OF  THE  ^\ 

UN1VER31TY   1 


AL  F'- 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH 


TBOISIÊMB   PARTIE  (1) 


Vil 

Avez- vous  éprouvé,  certains  matins,  à  l'heure  du  réveil  accou- 
umé,  la  sensation  d'avoir  assez  dormi  pour  satisfaire  la  nature, 
et  tout  à  la  fois  le  désir  de  ne  pas  vous  désenlacer  du  sommeil, 
de  A^ous  y  enfoncer  au  contraire,  de  vous  y  réfugier  contre 
rinquiétude  confuse  du  jour  qui  naît,  de  la  vie  qui  recom- 
mence ? 

Dans  mon  petit  lit  thuringien,  assez  peu  confortable,  j'avais 
ourtant,  cette  nuit-là,  goûté  sept  bonnes  heures  de  repos.  Depuis 
ongtemps  je  percevais  autour  do  ma  demi-torpeur  des  appels 
5  voix  sur  les  terrasses  des  villas  voisines,  des  pas  dans  l'esca- 
iVf  des  clameurs  d'enfans  jaillics  de  la  rue  :  plus  de  bruit,  môme, 
l'a  l'ordinaire.  Malgré  Tauvcnt   de  la  terrasse,    une  joyeuse 
irté  do  soleil  poudroyait  dans  la  chambre  :  à  travers  mes  pau- 
vres volontairement  baissées,  elle  me  faisait  voir  rose  au  dedans 
moi...  Tout  à  rhcure  j'avais  senti,  effleurant  mes  cheveux,  les 
lîchcs  lèvres  de  Grilte,  brusquement  venue  à  mon  clievct,  et 
voix  m'avait  dit  :  * 

—  Paresseux!  à  huit  heures,  au  lit  !  Esl-ce  parce  que  c't^st 
te?...  Tu  n'as  pas  honte?...  Moi,  je    vais   vite    déjeuner  et 
rtir  avecM"*  Moloch,  voir  les  préparatifs. 
En  grognant   quelques  protestations,  je  m'élaiç   rclourné 

i)  \oytz  la  Revue  des  {•'  e l  15  août. 


-  r»    *  ^^ 


Digitized  by 


Googk 


6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

contre  le  mur...  Les  mots  de  Gritte  :  fête...  préparatifs...  avaient 
eu  pour  effet  de  me  rendre  le  sommeil  plus  désirable.  «  Cher  som- 
meil! pensai-je...  réseau  protecteur  contre  les  nouvelles  heures 
incertaines  ou  méchantes,  enveloppe-moi,  laisse-moi  ne  ressen- 
tir de  ce  jour  nouveau  que  sa  clarté,  tamisée  par  mes  paupières 
appesanties,  que  sa  fraîcheur  de  fin  d'été  qui  glisse  par  Tentre- 
bâillement  de  la  fenêtre.  Sommeil,  retiens-moi  !...  Je  ne  me  rap- 
pelle plus  ce  qui  me  trouble,  ce  qui  m'effraie  dans  le  réveil.  Ce 
n'est  point  ime  misère  physique,  mon  sang  court  vif  et  sain  dans 
mes  membres  forts.  Ce  n^est  pas  l'appréhension  de  catastrophes 
personnelles  :  je  ne  crains  rien  des  hommes,  et  deux  sourires  de 
femmes  me  promettent  la  tendresse,  voire  lamour.  La  cause  de 
mon  désir  d'inconscience,  c'est  quelque  chose  d'indéfini  et  de 
fort,  mais  je  ne  sais  plus  ce  que  c'est,  et  il  me  plaît  de  l'avoir 
oublié  au  cours  de  la  nuit,  car  je  ne  pourrai  plus  dormir  quand 
je  me  le  serai  rappelé...  Enveloppe-moi,  cher  sommeil,  prolonge 
mon  oubli...  » 

Soudain,  je  me  dresse  sur  mon  séant,  franchement  réveillé... 
Un  coup  de  canon  a  tonné  au  château,  et  des  clameurs  de  joie, 
lancées  des  villas,  delà  place,  de  tout  le  Luftkurort,  y  répondent. 
Mes  yeux  ouverts  regardent;  le  soleil  triomphe  dans  ma  chambre; 
l'ombre  d'un  drapeau  suspendu  à  la  terrasse  et  dont  la'  brise 
matinale  agite  la  flamme,  ondule  sur  le  mur  du  fond.  Et  aussi- 
tôt je  sais  pourquoi  je  ne  voulais  pas  me  réveiller,  malgré  Tado- 
rable  clarté,  malgré  la  joie  de  la  rue,  malgré  l'appel  de  Gritte 
et  ma  promesse  de  rejoindre  la  princesse  Else  à  la  Fasanerie... 

Aujourd'hui,  c'est  le  2  septembre,  le  jour  de  Sedan. 

Si  Ton  tire  le  canon  au  château,  si  les  gamines  et  les  polis- 
sons de  Rothberg-Dorf  s'endimanchent,  encore  que  ce  soit  un 
simple  mercredi  ;  si  le  drapeau  bleu  de  Rothberg-Steinach  flotte 
à  la  terrasse  entre  le  balcon  de  M.  Moloch  et  le  mien  ;  si  les  oies 
grises  ou  blanches  se  débattent  dans  la  Rotha  avec  des  clameurs 
plus  insolentes  ;  si,  enfin,  cet  après-midi,  devant  la  Cour  et  le 
peuple  assemblé,  dans  le  Thiergarten,  on  doit,  au  bruit  des  fan- 
fares et  des  discours,  dévoiler  ime  statue  en  plâtre  de  Bismarck, 
eu  attendant  le  bronze  que  Cannstatt  est  en  train  de  fondre,  c'est 
parce  qu'il  y  a  trente-cinq  ans,  par  une  journée  de  soleil  comme 
côUe-ci,  17  000  Français  étaient  tombés  et  les  H7000  survivans 

n  ayant  à  choisir  que  de  mourir  sans  objet  ou  de  se  readre, 

leur  général  signa  la  capitulation  qui  remettait  à  Guillaume  I*' 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME  MOLOCH.  ( 

ûus  ces  vaincus  pantelans,  avec  leurs  aigles,  leurs  enseignes, 
leurs  armes,  avec  Tépée  et  la  fortune  de  T Empereur. 

Aujourd'hui  dans  tout  TEmpire  allemand,  on  chôme  la  fête. 
Avec  Talphabet  gothique,  les  petits  gars  des  écoles,  les  petites 
filles  des  pensionnats  ont  appris  à  vénérer  cette  date  du  passé, 
Ce  jour-là,  leur  a-t-on  dit,  TAUemagne  est  sortie  vivante  de  ses 
cendres.  La  vieille  Allemagne  céda  la  place.  Devant  le  monde 
ébahi,  la  jeune  Allemagne  dressa  son  épée. 
C'est  le  Sedanstag. 

Comme  mon  cœur  est  troublé  !  Tandis  que  je  me  lève  et  que 
je  m'habille,  heureux  d'être  seul  pour  remuer  mes  vagues  pen- 
sées, heureux  que  Gritte  même  ne  soit  pas  là  pour  me  question- 
ler  ou  même  me  regarder,  je  cherche  à  démêler  le  pourquoi  de 
mon  trouble. 

Bien  des  2  septembre  ont  déjà  marqué  leur  chiffre  sur  ma* 
vie,  me  laissant  indifférent,  ou  joyeux,  parmi  la  joie  ou  l'indiffé- 
rence de  tous  les  Français.  Savais-je  même  le  sens  de  cette  date? 
Le  savait-on,  auprès  de  moi?.,.  Oubli  sincère,  distraction  voulue, 
iamais  cette  date  de  deuil  n'a  entravé,  les  autres  années,  ma 
promenade  au  Bois,  le  un  déjeuner  entre  camarades,  les  rendez- 
^ous  de  laprès-midi,  les  plaisirs  du  soir.  Pour  associer  à  ces 
Jiots:  2  septembre,  cet  autre  mot:  Sedan,  il  faut  que  je  vienne 
ci,  chez  le  vainqueur,  et  que  sa  joie,  toujours  aussi  provocante 
'près  tant  d'anniversaires,  m'offusque,  m'inflige  un  malaise  phy- 
ique. 

«  Voyons  !  voyons  !  est-ce  ma  faute  si  Mac  Mahon  ne  s'avisa 
as  de  la  marche  de  flanc  de  "Frédéric-Charles?  s'il  se  colla 
Qprudemment  à  la  voie  ferrée  ?  s'il  se  rabattit  sur  Sedan,  place 
Hestablement  choisie?  s'il  signa,  le  31  août,  au  moment  où 
innemi  commençait  de  l'envelopper,  cet  ordre  du  jour  extraor- 
■naire:  «  Demain,  repos  pour  toute  l'armée!  »  Demain,  c'était 
bataille  de  Sedan,  auprès  de  laquelle  Pavie  et  Waterloo 
ffacent. 

«  Est-ce  ma  faute  si  le  général  de  Wimpfen  enleva  impru- 
tnment  à  sept  heures  du  soir  le  commandement  à  Ducrot,  qui 
moins  sauvait  les  débris  de  l'armée  ?  Est-ce  ma  faute  si  l'aveu- 
imenl  parut,  ce  jour-là,  frapper  tout  ce  qui  menait  la  destinée 
la  France?  Est-ce  enfln  ma  faute  si,  depuis  le  milieu  d'août, 
mpereur  souffrait  de  la  pierre?... 
«  Je  suis  venu  au  monde,  alors  que  tout  cela  était  déjà  de 


Digitized  by 


Googk 


8  REVLTE   DES   DEUX   MONDES. 

Timmuable  passt^.  Nulle  douleur  rétrospective  n'y  changera  rien. 
Mon  âme  prend-elle  le  deuil  des  anniversaires  d'Azincourt, 
de  Trafalgar?  Met-elle  sa  robe  de  fôte  aux  anniversaires  de  Bou- 
vines,  de  Patay,  d'Austerlitz?...  La  vie  serait  un  cauchemar  si  le 
passé  Tobstruait  toujours  de  son  ombre.  Je  no  suis  responsable 
que  de  moi-môme:  mon  histoire  à  moi,  celle  de  mon  pays  durant 
ma  vie,  avec  leurs  tristesses  et  leurs  joies,  suffisent  à  ma  capa- 
cité d'émotion.  Arrière,  fantômes  de  Thistoire.  Je  veux  laisser 
les  morts  eW errer  leurs  morts!...  » 

Ainsi  raisonne  ma  raison,  tandis  qu'avec  un  effort  de  sang- 
froid  et  de  méthode  j'ajuste  les  boutons  de  ma  chemise,  je  choi- 
sis un  complet  dans  ma  garde-robe,  je  noue  et  j'épingle  ma  cra- 
vate... Et  pour  me  prouver  à  moi-même  que  les  fantômes  ne  me 
dominent  pas,  je  me  mets  à  siffler  un  air  que  les  gamins  d'Alle- 
magne lancent  depuis  quelques  mois  à  travers  les  échos:  Habt 
Ilir  nicht  den  kleinen  Kohn  gesehen?,..  Mais  soudain  ma  main 
sursaute.  La  pointe  d'or  de  l'épingle  me  pique  le  bout  du  doigt. 
Un  autre  coup  de  canon,  parti  du  château,  a  retenti  formida- 
blement dans  les  gorges  de  la  Rotha. 

C'est  le  2  septembre,  le  jour  de  Sedan. 

Tout  mon  raisonnement  aura  beau  se  rebeller  là  contre,  la 
volonté  du  vainqueur  me  contraint  à  no  pas  confondre  cette 
date  avec  les  autres  dates  funestes.  Les  canons  du  vainqueur, 
ses  drapeaux,  ses  processions  de  vétérans,  la  clameur  môme  des 
bouches  enfantines,  m'imposent  la  réalité  de  ma  défaite,  non  pas 
comme  une  commémoration  historique,  mais  comme  une  dure 
loi  du  présent.  Oublier?  Gomment  le  pourrais-je?...  Le  vain- 
queur, chaque  année,  me  crie  :  «  A  cette  date,  je  t'ai  frappé,  je 
t'ai  terrassé!  »  Et  s'il  me  crie  cela  si  rudement,  c'est,  —  je  le 
comprends  bien,  —  qu'il  pense  :  «  Je  t'ai  frappé,  et  tu  ne  t'es 
pas  relevé  depuis,  et  je  ne  tolérerai  pas  que  tu,to  relèves!...  w 

Soit!  ne  raisonnons  plus.  Soyons  impulsif,  comme  il  l'est. 
Puisque  ce  rappel  de  la  haine  héréditaire  vient  secouer  ma 
torpeur  de  vaincu,  aujourd'hui  du  moins, je  serai  rennemî.Tout 
seul  ici,  puisque  le  vainqueur  y  tient,  je  représenterai  le  vaincu. 
Je  ne  me  terrerai  pas  dans  la  maison,  de  peur  que  l'on  ne  dise: 
«  Ce  Français  n'ose  môme  pas  se  montrer...  »  On  me  verra.  A  qui 
me  parlera,  je  répondrai.  Si  la  mesure  est  dépassée,  j'imposerai 
le  respect  comme  je  pourrai. 

...  Des  sons  de  fifre,  sur  la  place  du  Luftkurort,  m'attirent  à 


Digitized  by 


Googk 


|;r««"~F 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  Il 

lafcûêtrc,  dans  la  chambre  de  Gritte  où  Gritte  n'est  déjà  plus. 
Le  litre  lance  ses  modulations  criardes  aux  lèvres  d'un  fifrcur 
grisonnant,  mais  d'aspect  encore  alerte  et  robuste.  Derrière  ce 
Tyrtée  marche  vers  le  château  un  groupe  de  bonshommes  dont 
quelques-uns,  atteints  de  rhumatismes,  ont  peine  à  suivre  l'allure 
de  la  sautillante  musiquette.  Ils  sont  là  une  douzaine  de  monta- 
gnards endimanchés,  avec  des  branches  de  laurier  à  leur  feutre, 
la  croix  de  fer  sur  la  poitrine.  Quelques-uns  môme,  pour  signi- 
fier plus  de  gloire,  portent  en  bandoulière  une  écharpe  de  lau- 
riers. Une  bannière  les  précède,  portée  par  un  long  jeune  homme 
imberbe,  sans  doute  le  fils  d'un  de  ces  héros.  La  marmaille 
rolhbergeoiso  les  escorte  de  ses  cris  et  de  ses  hurras.  Aux 
enêtres  des  villas,  les  femmes  agitent  leurs  mouchoirs;  des 
iiommes  en  manches  de  chemise,  le  rasoir  à  la  main,  le  menton 
)arbouillé  de  mousse,  se  penchent,  crient  :  Hoch!... 

Dissimulé  par  les  volets,  je  regarde  s'éloigner  vers  le  chdtcau 
les  dos  appesantis  des  guerriers...  Je  pense  à  ceux  de  leurs 
contemporains  qui,  nés  sur  la  rive  française  du  Rhin,  portèrent 
les  armes  contre  ceux-ci.  Beaucoup  sont  morts  aujourd'hui.  Ceux 
pii  survivent  ont  pâti,  comme  les  vainqueurs,  sous  le  soleil 
cuisant  de  1870,  sous  le  gel  affreux  de  1871.  Ils  ont  fait  les 
mêmes  gestes  d'automates,  à  l'ordre  des  chefs;  ils  ont  marché 
les  kilomètres  et  des  kilomètres,  le  ventre  vide,  les  épaules  rom- 
pues par  le  paquetage,  à  moitié  dormans,  fiévreux,  hallucinés... 
Ils  ont  tiré,  abrités  tant  bien  que  mal,  derrière  une  souche 
d'arbre  ou  un  pli  de  terrain,  sur  des  masses  confuses  qu'on  leur 
lisait  être  l'ennemi.  Blessés,  plusieurs  ont  connu  des  heures  de 
lélresse  sur  le  champ  de  bataille,  Thorriblo  hôpital  de  cam- 
)agne,  la  dysenterie,  la  typhoïde.  Tout  ce  que  ces  vétérans 
l'Allemagne  ont  souffert,  les  vétérans  de  France  l'ont  souffert 
iussi,  à  ce  point  que,  durant  les  six  mois  de  guerre,  Michel  et 
Jacques  Bonhomme  eussent  pu,  sans  gain  ni  perte,  échanger 
eurs  deslins. 

Pourtant,  aujourd'hui  2  septembre,  Jacques,  vieilli,  pousse  la 
harrue  ou  tourne  l'outil  comme  les  autres  jours,  —  tandis  que 
lichcl,  habillé  de  drap  et  ceinturé  de  lauriers,  Michel,  décoré 
^î  croix  et  de  médailles,  va  trinquer  sa  chope  contre  celle  du 
•ince  Otto,  dans  la  salle  des  Cerfs,  et  s'en  retourner  avec  un 
laler  de  plus  dans  sa  poche. 
Vétéran  do  France,  il  ne  fallait  pas  être  vaincu  ! 


Digitized  by 


Googk 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

...  Les  guerriers  ont  disparu,  j'entr'ouvre  les  volets,  je 
regarde  par  la  fenêtre.  Tout  le  Luftkurort  est  en  liesse,  les  dra- 
peaux jaunes  à  aigle  noir,  les  drapeaux  bleus  à  aigle  blanc  cla- 
potent sous  une  brise  qu'aromatise  Thaleine  des  sapins.  Les  gens 
qui  se  promènent  sentent  le  dimanche  :  drap  noir  et  blanchis* 
sage  frais.  Il  fait  un  temps  sans  nuage  que  Herr  Graus  appelle  : 
le  temps  du  Kaisel*.  La  demie  de  neuf  heures  sonne  au  carillon 
du  château. 

Seulement  neuf  heures  et  demie!  Ach!  Gott!,.,  que  la  jour- 
née sera  longue!  Je  l'organise  mentalement...  Mon  rendez- vous 
avec  la  princesse  est  à  dix  heures  et  quart,  au  pavillon  de  la 
Fasanerie,  dans  le  Thiergarten.  La  promenade  durera  jusqu'au 
repas  de  midi.  On  inaugure  Bismarck  à  trois  heures.  Le  prince, 
un  sourire  relevant  sa  moustache,  a  pris  soin  de  m'avertir  qu'il 
ne  comptait  pas  sur  moi  pour  la  cérémonie.  J'ai  répondu,  sur 
ce  ton  d'ironie  qui 'l'exaspère,  qu'au  contraire  j'y  assisterais  parce 
qu'il  faut  être  renseigné  sur  les  mœurs  des  ennemis.  Mais  il  est 
convenu  avec  la  princesse  que  je  me  tiendrai  dans  le  pavillon  de 
la  Fasanerie,  tandis  que  la  Cour  et  les  fonctionnaires  paraderont 
sur  l'estrade...  Le  soir,  après  souper,  je  rentrerai  dans  ma 
chambre,  évitant  les  illuminations,  les  feux  d'artifice,  les  beuve- 
ries et  les  clameurs. 

Au  cours  de  cette  longue  journée,  un  seul  intermède  curieux 
est  prévu.  Collée  sur  le  mur  d'en  face,  une  affiche  rouge  manu- 
scrite annonce  qu'à  l'issue  de  la  cérémonie,  le  professeur  docteur 
Zimmermann,  de  l'université  d'iéna,  fera  une  conférence  au 
café  Rummer  sur  :  «  Le  Sedanstag  et  le  problème  de  l'AIsace- 
Lorraine.  »  Pauvre  Moloch!  il  n'aura  guère  d'auditeurs!  Les 
cinq  membres  du  parti  social-démocrate  de  Rothberg,  peut-être, 
avec  leur  chef,  le  savetier  Finck,  en  tête,  à  moins  qu'un  renfort 
ne  lui  vienne  de  Litzendorf  !  Le  laissera-t-on  seulement  parler? 
De  quel  air  les  Rothbergeois  et  les  habitans  des  villas  lisent  cette 
affiche!  Comme  ils  secouent  les  épaules!  Des  conversations  sur- 
excitées s'engagent  entre  les  messieurs  en  redingote  et  en  cha- 
peaux hauts-de-forme  qui  déjà  circulent  sur  la  placette...  Mais 
que  se  passe-t-il?...  Voici  venir  le  garde  champêtre  qui  remplit 
en  même  temps  les  fonctions  d'agent  de  police,  escorté  de  polis- 
sons attentifs.  11  porte  un  pot  de  colle  avec  le  pinceau  fiché 
dedans,  et  sur  le  bras  quelques  longues  bandes  de  papier  im- 
primé. Il  s'arrête  devant  l'affiche  rouge;  les  promeneurs  affluent 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  11 

autour  de  lui,  gardant  toutefois  la  distance  respectueuse  due  à 
un  représentant  de  lautorité.  Le  garde,  indifférent  et  métho- 
dique, étend  la  colle  sur  le  revers  d'une  des  bandes,  qu'il  a 
choisie  jaune.  En  deux*  coups  de  pinceau  il  la  fixe  diagonalement 
sur  l'affiche  rouge  de  M.  Moloch.  Et  quand  il  s'éloigne,  les 
curieux  et  moi-même  pouvons  lire  dessus,  en  gros  caractères, 
le  mot  :  «  Behôrdlich  untersagt  :  interdit  par  l'autorité.  » 

«  Pauvre  Moloch!...  pensais-jeen  passant,  quelques  minutes 
plus  tard,  devant  l'affiche  barrée,  en  me  rendant  au  parc  de  la 
Fasanerie...  Vraiment,  pour  un  savant  et  un  philosophe,  il  fut 
par  trop  naïf.  S'imaginer  que  le  prince  tolérerait,  le  jour  de  cette 
nauguration  dont  il  est  si  fier,  une  conférence  sur  l'abolition  du^ 
Sedanstag  et  la  neutralisation  de  F  Alsace-Lorraine...  Pauvre 
loloch!...  » 

Mon  cœur  sympathisait  avec  l'honnête,  l'ardent  vieillard,  en 
utte  contre  le  uhlan,  comme  il  appelait  le  prince.  Ma  raison, 
j|le  aussi,  me  disait  que  la  guerre  est  horrible,  qu'il  est  absurde 
le  s'entr'égorger  parce  qu'on  prononce  le  ch  de  façon  différente 
t qu'on  est  né  de  l'autre  côté  du  fleuve...  Mais, hélas!  combien 
oute  protestation  logique  m'apparaissait  inefficace  devant  l'ar- 
eur  joyeuse  que  l'anniversaire  de  victoire  soulevait  sur  la  terre 
germanique  !  Avec  un  intellectuel  dégoût  de  moi-môme,  j'étais 
onlraint  de  m'avouer  que,  né  Germain,  je  tiendrais  aujourd'hui 
our  le  prince,  et  que  j'applaudirais  lourdement  à  lapposition, 
ur  laffiche,  de  la  cruelle  bande  :  Behôrdlich  nntersagil 

...  Du  Luftkurort  au  Thiergarten,  la  promenade  dure  une 
Dgtaine  de  minutes,  en  suivant  d'abord  la  route  d'Altendorf, 
lis  un  sentier  à  travers  cette  verte  arène  herbue  que  j'aperce- 
lis  de  ma  terrasse.  Un  pont  rustique  franchit  la  sémillante 
>tha  :  et,  tout  do  suite  après,  on  pénètre  dans  les  bois  majes- 
eux  qui  environnent  la  Fasanerie. 

Ces  bois  couvrent  presque  exclusivement  de  hêtres  un  contre- 
•l  isolé.  Le  prince  Ernst  les  fit  planter  lui-môme,  il  y  a 
js  de  cent  cinquante  ans  :  aussi  n'ont-ils  pas  Taspect  tumul- 
^ux  des  forêts  environnantes.  Les  voitures  y  accèdent  par  de 
ges  allées;  des  sentiers  s'insinuent  dans  hîs  taillis  selon  des 
urbes  étudiées.  Les  sièges  de  pierre,  s<.»us  les  bosquets, 
îtent  à  la  méditation,  à  la  lecture,  au  repos...  Au  tournant 
in  chemin,  un  pavillon  serti  de  troncs  et  de  branches  décore 


Digitized  by 


Googk 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  clairière  artificielle.  Parfois  une  vieille  statue  dans  le  goût 
du  xviu"  siècle  ver4it,  noircit,  s'effrite  sous  l'entrelacement  des 
branches,  qui,  depuis  longtemps,  la  dérobent  au  soleil...  L'âme 
du  seul  philosophe  issu  de  la  rude  souche  de  Rothberg  survit 
dans  ce  coin  du  domaine  princier.  On  conserve,  on  entretient 
pieusement  le  banc  circulaire  où  il  s'asseyait  pour  lire  Rous- 
seau, Voltaire,  les  Encyclopédistes,  la  chapelle  rustique  qu'il 
avait  élevée  à  Dieu,  souverain  principe  des  choses,  et  dont 
l'autel  est  remplacé  par  une  fenêtre  ouverte  sur  le  paysage.  Le 
pavillon  môme  de  la  Fasanerie  lui  servait  de  «  folie.  »  11  y  con- 
struisit un  théâtre  semblable  â  celui  de  Trianon.  Des  apparte- 
mens  minuscules,  installés  dans  les  combles,  servaient  aux 
soupers  et  aussi  à  l'amour,  car  parfois  les  comédiennes  s'attar- 
daient à  la  Fasanerie,  et  le  nom  de  la  Gombault,  une  ballerine 
originaire  du  village  de  Chaillot,  près  Paris,  est  célèbre  dans  la 
petite  principauté.  Trois  ans  la  Gombault  vécut  à  la  Fasanerie, 
sans  d'ailleurs  pénétrer  jamais  dans  le  château  de  Rothberg... 

Feu  le  prince  Emst,  dont  la  physionomie  originale  m'avait 
dès  l'abord  séduit,  était  peu  à  peu  devenu  pour  moi  une  con- 
naissance, presque  un  ami.  Tous  ses  portraits  m'étaient  fami- 
liers; j'avais  lu  toute  sa  correspondance;  je  méditais  même  d'oc- 
cuper les  loisirs  du  prochain  hiver  par  un  petit  ouvrage  sur  cet 
aimable  souverain  au  front  fuyant,  au  nez  long  et  spirituel,  aux 
yeux  ironiques,  à  la  lèvre  voluptueuse. 

«  Merci,  cher  prince,  lui  disais- je,  tout  en  gravissant  la 
douce  pente  qui  menait  à  la  Fasanerie,  merci  de  ménager  à  votre 
futur  historien  un  asile  de  paix  parmi  le  fracas  guerrier  de  cette 
funeste  journée...  De  votre  temps,  on  faisait  de  belles  cam- 
pagnes, mais  on  ne  se  croyait  pas  obligé  de  prolonger  la  lutte 
par  des  brutalités,  au  delà  de  la  paix.  On  affectait  d'oublier 
galamment  les  défaites  de  l'ennemi,  et,  sur  ses  propres  défaites, 
on  rimait  des  chansons.  0  penseur,  qui  vous  battiez  si  vaillam- 
ment, dit-on,  à  Rosbach  et  à  Hochkirchen,  prince  qui  certain 
jour,  quand  un  boulet  français  éclata  à  votre  bivouac,  où  vous 
écriviez  une  lettre  à  la  Gombault,  vous  écriâtes,  secouant  la 
poussière  qui  couvrait  votre  papier  :  «  Par  Dieu  !  ces  Français 
sont  avisés  :  voilà  que  je  n'ai  pas  besoin  de  sable,...  »  cher  prince 
philosophe,  merci  pour  cette  retraite,  merci  pour  cet  ombrage 
que  je  vois  plus  beau,  plus  touffu,  plus  majestueux  que  vous  ne 
les  vîtes,  et  qui  va  me  garer,  autant  que  possible,  de  la  victo- 


Digitized  by 


Googk 


J^TP^- 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  .13 

rieuse  insolence  de  vos  descendans,...  Prince  Ernst,  mon  confi- 
dent et  mon  ami,  je  vous  avoue  que  beaucoup  de  choses  de  TAl- 
lemagne  d'aujourdliui  m'excèdent  et  me  navrent,  me  donnent 
uo  profond  désir  de  repasser  les  Vosges  et  de  revivre  dans  ma 
patrie,  la  douce  France.  Je  ne  serais  même  pas  demeuré  jus- 
qu'au Sedanstag,  si  une  aimable  personne  de  votre  famille  ne 
m'attachait  à  la  Thuringe  au  point  de  me  faire  oublier  mes 
rancunes...  » 

Ainsi  méditant,  j'arrivai,  à  mi-chemin  de  la  Fasanerie,  k 
l'endroit  où,  —  sous  un  majestueux  encorbellement  de  hêtres,  et 
dans  l'enceinte  d'un  bosquet  de  lauriers-roses  en  fleurs,  entre- 
tenus en  serre  et  rapportés  là  dans  la  belle  saison,  —  le  «  Banc 
lu  Philosophé  »  dressait  ses  assises  vermoulues,  encore  que 
bien  des  fois  réparées,  et  protégées  des  intempéries  par  une  assez 
laide  toiture.  Malgré  l'ombre  des  bois,  la  marche  m'avait 
échauffé.  J'osai  m'asseoir  sur  le  banc  mémorable.  J'essuyai  la 
sueur  de  mon  visage,  puis,  les  coudes  sur  les  genoux  et  le  front 
dans  mes  mains,  je  fermai  les  yeux  et  je  goûtai  la  tiédeur  mur- 
murante de  ce  matin  dans  les  bois...  Comme  un  doux  narco- 
tique, je  sentais  réellement  l'air  pénétrer  mes  veines  et,  par  lexcès 
même  de  la  force  et  de  la  vie  qu'il  y  injectait,  les  engourdir. 
Les  pentes,  feutrées  de  feuilles  déchues,  les  pentes  où  fuyait 
la  colonnade  des  hêtres  tournoyaient  doucement,  se  mêlaient, 
s'estompaient  devant  mes  yeux  clos.  El  voici  que  tout  à  coup, 
assis  à  côté  de  moi  sur  le  banc,  j'aperçus  le  prince  philosophe 
avec  ses  souliers  boutlés  d'argent,  ses  bas  rouges,  sa  culotte  et 
sa  redingote  lie-de-vin,  le  gilet  de  peluche  jaune  fou,  la  haute 
cravate,  la  petite  perruque  nouée,  et,  dans  les  doigts,  la  canne 
jaune  à  pomme  d'or  et  la  tabatière  de  Saxe.  Posé  sur  le  banc, 
son  tricorne  nous  séparait.  Le  prince  ne  parut  nullement  surpris 
de  mon  voisinage.  Il  me  parla  même  familièrement,  comme  s'il 
répondait  à  mes  propres  pensées. 

—  Mon  jeune  ami,  me  dit-il,  c'est  fort  agréable,  j'en  conviens, 
our  distraire  votre  exil  d'ici,  d'intriguer  avec  ma  petite  bru- 
e  ne  vous  ferai  pas  de  morale.  Sur  les  rapports  des  sexes,  mes 
dées  sont  indulgentes.  D'ailleurs,  il  ne  me  déplaît  pas  que  ce 
ioudard  d'Otto  soit  quelque  peu...  (Ici  le  prince  prononça  cor- 
•ectemcnt  un  mot  très  français.)  Toutefois,  mon  expérience  doit 
lettre  en  garde  votre  jeunesse  contre  les  conséquences  de  cette 
atrigue.  Ma  petite  bru  est  romanesque  :  comme  elle  détient  eu 


Digitized  by 


Googk 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

outre  un  vieux  fonds  dHionnètetê  allemande,  et  qu'il  lui  répugne 
de  trShir  son  mari  sous  le  toit  et  même  sur  le  territoire  de 
Tépoux,  elle  commence  à  méditer  un  enlèvement...  Vous  sou- 
Hez?  Il  vous  flatte,  jeime  Français  de  \'ingt-six  ans,  le  projet  de 
Vous  échapper  &  travers  le  monde  avec  une  princesse  amou- 
reuse?... Avez- vous  réfléchi  à  la  condition  du  précepteur  pauvre 
qui  enlève  la  princesse,  et  avec  la  princesse  ses  bijoux  et  ses 
rentes? 

—  Monseigneur,  répliquai-jo,  si  tant  est  que  la  princesse 
Veuille  être  enlevée,  elle  n'a  qu'à  laisser  à  Rothberg-Schloss  ses 
rentes  et  ses  bijoux.  Je  suis  vigoureux  et  courageux.  Une  femme 
à  nourrir  ne  m'embarrasse  pas. 

Le  prince,  qui  reniflait  une  prise,  rit  si  fort  qu'il  éparpilla  le 
tabac  sur  son  gilet  de  peluche. 

—  Mon  jeune  ami,  fit-il,  vous  ne  pensez  pas  sérieusement 
que  la  princesse  Else  s'accommodera  toute  sa  vie  de  votre  petit 
gain  de  bourgeois  ruiné,  qui  lui  procurera  tout  juste  de  quoi 
manger,  et  une  bonne  à  tout  faire  pour  la  servir. 

—  Ne  m  aime-t-elle  donc  pas  ? 

—  Heu  ! 

—  En  tout  cas  elle  se  comporte  comme  si  elle  m'aimait... 
A  chaque  instant,  ce  sont  des  billets  tendres,  des  rendez-vous, 
de  furtives  étreintes...  Oh  !...  rien  encore  de  décisif... 

—  Je  sais,  je  sais,  fit  le  prince. 

—  Faut-il  vous  avouer,  Monseigneur,  que  tout  cela,  qui 
toucha  d'abord  ma  seule  vanité,  a  fini  par  émouvoir  mon  cœur? 
Maintenant,  les  jours  où  ce  n'est  pas  le  Sedanstag  et  où  votre 
petit-fils  Otto  ne  m'énerve  pas  trop  avec  la  patrie  allemande,  je 
ressens,  gr&ce  à  Else,  quelque  chose  qui  ressemble  à  du  bonheur. 

Le  prince  secoua  sa  perruque. 

—  Jeune  homme  !  jeune  homme  !  reprit-il,  votre  cas  est  bien 
mauvais.  Vous  êtes  en  train  d'oublier  qu'une  princesse  et  un 
précepteur  ne  peuvent  jamais  faire  des  amans  durables,  surtout 
si  cette  princesse  est  Allemande  et  le  précepteur  Français...  Moi 
qui  étais  plus  fin  que  vous  et  plus  puissant,  j'ai  essayé  quelqpie 
chose  de  bien  moins  difficile  :  posséder  ici  une  maîtresse  fran« 
Caise...  Trois  années  durant,  votre  compatriote  M"*  Gombault 
s'efforça  loyalement  à  m'aimer  et  je  tâchai  de  mon  mieux  à  m'en 
faire  aimer...  Remarquez  que  nous  ne  nous  déplaisions  pas  phy« 
siquement  et  que  j'étais  Français,  par  les  mœurs  et  la  culture. 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   Et  MADAME   MOLOCH.  î^ 

«vitant  que  peut  être  Français  un  honame  venu  au  jour  parmi 
ces  sombres  montagnes.  Tout  alla  bien  tant  que  le  délire  des 
sens  nous  maintint  en  plein  rêve.  Mais  après  six  mois  passés 
ici,  nos  natures  adverses  reparurent.  Tout  nous  irrita  Tun  contre 
l'autre.  Nous  eûmes  d'affreuses  querelles  pour  les  causes  les 
pins  futiles.  J'avais  assigné  comme  séjour,  à  ma  maîtresse,  la 
Fasanerie  et  tout  le  parc  où  nous  voilà.  Or  elle  était  hantée  par 
une  seule  ambition  :  habiter  le  château...  J'avais  beau  lui  expli-* 
quer  que  l'usage  immémorial  de  mes  ancêtres  avait  respecté 
cette  demeure  vénérable  et  que  les  gens  de  Steinach  s'uniraient  à 
ceux  de  Rothberg  pour  me  faire  un  méchant  parti,  si  je  désho- 
orais  cet  asile  par   des   turlupinades    amoureuses,   elle  n'en 
émordit  point.  <«  Mon  gentil  Robert  (ainsi  simplifiait-elle  le  nonf 
B  Rothberg)  je  coucherai  sous  les  courtines   de  l'empereur 
lunlher  ou  je  m'en  retournerai  à  Chaillot.  »  Jamais  je  ne  pus 
lire  entendre  à  celte  fille,  qui  pourtant  n'était  pas  stupide,  que 
e  lit  d'un  empereur  allemand  n'est  pas  fait  pour  une  catin,  fût' 
lie  de  Chaillot...  De  son  côté,  elle  me  reprochait  une  certaine 
mquerie,  au  point  culminant  de  nos  entretiens^  et  l'habitude 
lont  je  ne  pus,  il  est  vrai,  me  défaire,  de  l'apostropher  alors 
ivecun  tendre  mépris  dans  ma  langue  maternelle,  a  Âppelle-moi 
»mme  tu  voudras  en   français,  me  disait-elle  :  je  comprends 
ôutes  les  passions  des  hommes.  Mais  pas  dans  ton  baragouin 
achevai...  Cela  m'ôte  tout  agrément...  »  Monsieur,  vous  êtes 
ûstruit  et  je  vous  en  fais  juge,  est-on  mattre  de  sa  langue  en  de 
3lles  minutes?...  Tout  cela  finit  comme  vous  pouvez  penser: 
i  Gombault  réussit  à  me  faire  sortir  de  mon  caractère  pacifique^ 
uand  elle  me  vit  en  colère,  elle  boufTonna  ;  jamais  je  ne  sus  plus 
^  qu'elle  pçnsait.  Or,  nous  autres  Allemands,  nous  ne  détes- 
ns  rien  tant  que  l'ironie.  A  Paris,  parmi  vos  lettrés,  je  la  sup- 
rtais  jBncore,  et  il  me  semblait  que  je  la  comprenais.  Rentré 
ins  mon  gîte  de  Thuringe,  elle  me  bouleversait  et  j'y  répon- 
ûs  à  la  prussienne  :  par  des  coups.  La  Gombault,  lasse  d'être 
avachée,  trouva  moyen  de  s'échapper  de  mes  États,  avec  un  de 
38  piqueurs.  Ils  allèrent  en  Bavière,  où  je  crois  ^bien  que  le 
Ole  fut  pendu,  tandis  qu'elle-même  devenait  la  maîtresse  d'un 
ancier.  Quant  à  moi,  monsieur,  j'écrivis  des  vers  français  sur 
.te  trahison^  mais  la  méditation  me  fit  comprendre  qu'il  devait 
advenir  ainsi  et  qu'un  prince  héréditaire  allemand  ne  peut 
pparier  à  ime  jeune  gourgandine  de  Chaillot,  sans  qu'il  en 


Digitized  by 


Googk 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

résulte  mille  froissemens^  qui  leur  seraient  épargnés  si  le  prince 
était  né  à  Versailles  ou  la  gourgandine  à  Rudolstadt. 

£t  le  prince,  Tair  satisfait  de  son  propos,  me  dévisageait  de 
ses  yeux  gris. 

—  Monseigneur,  répliquaî-je,  un  peu  piqué,  ne  croyez-vous 
pas  que  la  distance  est  tout  de  même  moindre,  du  précepteur  à  la 
princesse,  que  du  prince  à  la  catin? 

—  Elle  n'est  moindre  qu'à  votre  sentiment,  mon  jeune  ami. 
Vous  avez  les  idées  d'un  Français,  et  les  Français  ont  fait  la 
Révolution  ;  mais,  pour  la  faire  ils  ne  nous  ont  pas  consultés. 
D'ailleurs  vous  avez  mal  compris  mon  récit  si  vous  croyez  que 
la  différence  de  rang  soit  le  grand  obstacle  ;  c'est  la  différence 
de  race,  ou,  comme  vous  dites,  je  crois,  dans  votre  jargon  mo- 
derne: l'âme  étrangère. 

—  Soit,  Monseigneur...  Mais  une  remarque,  encore.  Vous 
ne  ressentiez  l'un  pour  l'autre.  M"*  Gombault  et  Votre  Altesse, 
qu'un  attrait  physique  assez  brutal.  Tandis  que  la  princesse 
m'aime. 

—  Heu  !  fit  encore  le  prince  en  jouant  avec  le  couvercle  de 
sa  tabatière...  Et  vous? 

—  Moi,  Monseigneur...  Mais,  je  l'aime  aussi  ! 

Un  tel  éclat  de  rire,  à  cette  réponse ,  secoua  le  personnage 
en  habit  lie-de-vin  que  je  sursautai  sur  le  banc,  et  j'allais,  je 
crois,  oublier  tout  à  fait  les  distances  sociales  et  gifler  l'imper- 
tinent philosophe,  quand  soudain  deux  bras  m'enlaçant  par 
derrière,  deux  mains  nouées  sur  mes  yeux  à  ^impro^âste,  arrê- 
tèrent mon  élan...  Je  me  débattis;  en  me  débattant,  je  chassai 
la  torpeur  de  rêve  que  ce  coin  hanté  avait  répandue  autour  de 
moi.  D'un  effort  énergique,  je  me  retournai,  debout...  et  je  me 
trouvai  face  à  face  avec  Gritte,  qui  riait  aux  éclats  de  l'autre 
côté  du  banc,  tandis  que  mon  jeune  élève  Max,  à  quelques  pas 
de  distance,  m'observait  avec  gaîté. 

—  C'est  joli,  s'écria  Gritte,  c'est  joli,  mon  docteur  de  frère, 
de  vous  endormir  sur  les  bancs,  à  peine  sorti  de  votre  lit.  Il  y  a 
déjà  une  heure  que.  En-herbe  et  moi,  nous  faisons  de  la  litté- 
rature. 

Max  vint  me  serrer  la  main.  L'irrespect  de  Gritte  pour  son 
ami  princier  avait  promptement  passe  toute  limite.  Du  mot 
Erbprinz,  prince  héréditaire,  elle  avait  fait  d'abord  :  Prince-en- 
herbe,  puis  plus  sommairement  :  En-herbe.  Elle  ne  lappelait 


Digitized  by 


Googk 


rw^f 


MONSIEUR  ET  MADAME   MOLOCH.  17 

ainsi,  bien  entendu,  qu'en  tête  à  tête,  ou  devant  moi.  Max  ne 
protestait  pas  :  je  ne  lui  voyais  même  pas  ces  mouvemens  de 
brusque  brutalité  que  je  connaissais,  et  par  où  la  rude  nature 
des  ancêtres  reparaissait  de  temps  à  autre  sous  la  douceur  mater- 
nelle. Max  était  encbainé  par  Gritte.  Dans  Talanguissement  de  sa 
quatorzième  année,  je  devinais  bien  que  ma  jolie  sœur  lui  appa- 
raissait conmie  la  charmante  première  incarnation  de  la  femme. 

— ,  Savez-vous,  monsieur  le  docteur,  me  dit-il,  qu'il  m'est 
plusieurs  fois  advenu  à  moi-même  de  m'assoupir  sur  le  banc 
du  philosophe?  C'est,  je  crois,  la  faute  de  ce  buisson  de  lauriers- 
roses  environnant.  Et  chaque  fois  j'ai  rêvé  de  mon  aïeul,  le  prince 
Fritz,  en  son  habit  lie-de-vin...  Excusez-nous  de  vous  avoir 
réveillé.  Ma  mère  est  déjà  à  la  Fasanerie,  et  vous  y  attend. 

Nous  reprîmes  ensemble  le  grand  chemin  sablé.  Max  ap- 
puyait doucement  sa  main  sur  mon  bras  gauche,  Gritte  me  tenait 
par  la  main  droite...  Ils  m'entraînaient  de  leur  pas  de  gamins 
impatiens,  et  leurs  bavardages  s'entre-croisaient  autour  de  moi 
conmie  les  anneaux  d'un  jeu  de  grâces. 

—  Prince  Max,  dites  à  mon  frère  que  je  commence  à  ne  pas 
mal  prononcer  le  ch. 

—  Oui...  c'est  joli  quand  vous  parlez...  joli  et  doux  comme 
le  parler  des  petits  enfans.  Et  moi,  est-ce  que  je  fais  des  progrès 
en  français? 

—  Vous  parlez  un  peu  moins  mal.  C'est  grâce  à  moi.  ; 

—  Et  à  monsieur  le  docteur. 

—  Non, à  moi  toute  seule;  mon  frère  ne  vous  bouscule  pas 
assez.  Tu  sais,  Loup?ajouta-t-elle,  changeant  de  sujet,  il  y  a  des 
tas  de  drapeaux,  là-haut,  à  la  Fasanerie,  et  une  estrade  avec  du 
velours  rouge  avec  des  franges  d'or.  La  statue,  empaquetée  de 
calicot,  a  l'air  d'un  gros  pain  de  sucre.  Tout  cela  est  très  laid. 
N'est-ce  pas.  En-herbe? 

Max  fit  une  moue.  Les  criticpies  de  Gritte  sur  le  luxe  et  le 
'goût  de  la  principauté  le  chagrinaient.  Il  se  borna  à  répondre  : 

—  L'endroit  est  joli.  Il  y  a  de  beaux  arbres  et  la  maisonnette 
est  si  gracieuse!...  Tiens!  un  cavalier... 

Nous  prêtâmes  l'oreille.  On  entendait,  dans  le  vaste  silence 
du  sous-bois,  le  pas  d'un  cheval  descendant  alei«tement  la  côte, 
s'ébiouant,  faisant  cliqueter  la  gourmette  et  les  anneaux  du 
mors.  Au  premier  tournant,  nous  reconnûmes  le  major,  sur  sa 
jument  Dorothée. 

TQMK  xzxv.  —  igo6.  2 


Digitized  by 


Googk 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES.     ** 

Max  quitta  mon  bras  et  se  mît  à  marcher  militairement.  Son 
visage  avait  changé,  avait  repris  cette  expression  de  sournoise- 
rie hostile  qu'il  m'avait  opposée  naguère,  aux  premiers  jours  de 
mon  préceptorat.  Le  comte  de  Marbach  arrêta  net  sa  jument  à 
dix  pas  de  nous  et  appela  : 

—  Monseigneur! 

Max  avança  au  pas  prussien,  la  main  en  coquille  contre  la 
visière  de  sa  casquette. 

—  Vous  voudrez  bien,  Monseigneur,  dit  le  comte,  prendre  lô 
commandement  du  détachement  qui,  cet  après-midi,  rendra  les 
honneurs  devant  le  monument.  Ordre  de  Son  Altesse! 

'  Max  ne  bougea  pas,  mais  je  vis  les  muscles  de  ses  joues  se 
contracter.  D'un  salut,  le  major  le  libéra.  Il  poussa  sa  jument; 
en  croisant  Gritte  et  moi,  il  nous  salua  avec  un  empressement 
affecté. 

Revenu  à  mon  côté,  Max  resta  quelque  temps  silencieux^ 
puis  il  me  dit  : 

—  Il  sait  que  je  ne  voulais  pas  commander  cette  manœuvre, 
et  que  mon  père  m'avait  permis  de  rester  simplement  sur  l'es- 
trade... Mais  il  veut  m'être  désagréable  et  vous  peiner,  parce 
que  c'est  le  Sedanstag...  TQuand  je  serai  prince  régnant  de 
Rothberg,  il  n'y  aura  plus  de  Sedanstag  à  Rothberg...  et  lui, 
le  Marbach,  si  je  peux  le  jeter  en  prison  et  l'y  faii-e  mourir 
lentement... 

Les  yeux  de  Max  s'injectèrent  de  feu,  ce  feu  que  j'avais  vu 
étinceler  parfois  dans  les  yeux  de  son  père,  et  qui  incendiait, 
sous  la  crasse  des  années,  les  prunelles  de  certains  portraits 
d'ancêtres,  au  château. 

c<  Mon  sensible  et  pacifique  élève,  pensai-je,  est  tout  de 
même  bien  de  la  lignée  de  Gunther. . .  » 

Nous  arrivions  à  la  Fasanerie,  vaste  esplanade  plantée  de 
tilleuls  en  quinconces,  que  fermait,  au  fond,  une  sorte  de  petit 
Trianon  en  stuc,  joliment  patiné  par  le  temps,  a\^jC  deux  bâti-* 
mens  perpendiculaires  à  un  seul  étage,  pour  les  communs.  De- 
puis longtemps,  peut-être  depuis  le  temps  de  la  Gombault,  nul 
faisan  ne  paradait  plus  dans  cette  faisanderie,  dont  le  gardien 
élevait  prosaïquement  la  volaille  domestique  destinée  à  la  table 
du  château.  Mais  le  lieu  demeurait  charmant,  d'une  précieuse 
grâce  vieillotte.  Gritte  avait  raison,  c'était  pitié  de  le  voir  au- 
jourd'hui, défiguré  par  les  drapeaux  aux  tons  criards,  l'estrade 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  19 

rouge,  le  paqpiet  de  calicot  du  monument,  les  cantines  provi- 
soires que  Herr  Graus  faisait  installer.  La  maison  elle-même 
était  décorée  de  lauriers,  qui  recouvraient,  sous  Tappui  des  fe- 
nêtres, les  serviettes  de  plâtre  modelées  par  Tarchitecte. 

A  l'une  de  ces  fenêtres,  une  forme  blanche  et  blonde  apparut. 
Mon  cœur  se  gonfla  doucement.  «  Le  prince  philosophe  n'y  en- 
tend goutte,  pensai^je  ;  j'aime,  on  m'aime...  et  c'est  exquis!  » 
Laissant  les  deux  enfans  se  poursuivre  à  travers  les  quinconces, 
je  hôtai  le  pas  vers  la  maison.  Un  vestibule  circulaire  y  donnait 
accès  à  un  étroit  escalier  tournant  :  en  haut,  penchée  sur  la 
rampe,  la  princesse  m'attendait. 

Entre  elle  et  moi,  c'était  l'époque  amoureuse  où  nulle  parole, 
nul  geste  n'ont  encore  remué  la  lie  trouble  des  sens,  mais  où  le 
besoin  de  la  présence,  de  la  solitude  à  deux  à  pris  la  force  d'une 
idée  fixe...  Le  rendez- vous  de  ce  matin,  dans  l'ancien  séjour  de 
la  Gombault,  n'avait  pas  d'autre  objet  que  de  nous  procurer  à 
tous  les  deux  quelques  instans  de  cette  précieuse  solitude.  Et 
comme  nous  ressentions  encore,  l'un  devant  l'autre,  un  peu  de 
honte  de  notre  hantise,  nous  cherchions  d'instinct  les  coins  les 
plus  sombres,  môme  quand  nous  étions  seuls,  pour  ne  pas  voir 
nos  yeux  au  moment  où  nos  lèvres  se  cherchaient,  A  peine  eus^ 
je  rejoint  la  princesse  que  sa  main,  toute  froide  d'émotion, 
m'entraîna  dans  le  corridor  le  plus  proche,  vide  et  noir...  En  de 
pareilles  minutes  seulement,  il  nous  semblait  que  la  vraie  fonc- 
tion de  notre  vie  présente  s'accomplissait.  Mais  presque  aussitôt 
une  sorte  de  révolte  de  lïnstinct  social,  de  la  pudeur  convenue, 
nous  contraignait  à  corriger  notre  attitude.  Désunis,  nous  échan^ 
gions  des  propos  dont  nous  sentions  la  niaiserie  ou  l'artifice,  et 
qui  cependant  faisaient  trembler  nos  voix. 

—  Nous  allons  visiter  le  théâtre,  si  vous  voulez...  murmura 
faiblement  Else,  s'écartant  de  moi.  Je  crois  que  vous  ne  le  con- 
naissez pas...  On  ouvre  si  rarement  la  maison I 

—  Oui,  répliquai-je.  On  dit  que  c'est  fort  curieux.  Je  vous 
remercie. 

Et,  bien  que  la  conséquence  naturelle  de  ces  paroles  eût  été 
de  s'acheminer  vers  le  théâtre,  nous  nous  réfugiâmes  de  nou- 
veau dans  l'angle  le  plus  obscur,  jusqu'à  ce  qu'un  écho  des  voix 
de  Gritte  et  de  Max,  qui  jouaient  autour  de  la  mabon,  vînt 
nous  réveiller... 

—  Venez,  me  dit  la  princesse.  C'est  par  ici. 


Digitized  by 


Googk 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  gagnait  la  scène  par  une  étroite  galerie  longeant  la  grande 
dimension  du  bâtiment.  Je  suivis  la  blanche  silhouette  d'Else, 
La  princesse  portait  une  robe  de  toile  faite  à  Paris,  qui  lui 
seyait  à  merveille,  ainsi  que  le  chapeau  de  bergère  en  paille  fine 
dont  elle  était  coiffée.  «  Je  sais  fort  bien,  pensai-je,  que  je  me  pré- 
pare à  faire,  pour  cette  robe  blanche  et  ce  chapeau  de  bergère, 
des  folies  décisives.  0  princesse  chérie,  que  vos  lèvres  sont  élo- 
quentes quand  vous  ne  vous  en  servez  point  pour  parler!...  »  Et 
j'avais  hâte  d^atteindre  la  scène  parce  que  j'y  espérais  des  coins 
sombres  et  de  la  solitude.  *    " 

Je  ne  me  trompais  pas.  Cette  scène  minuscule  recelait  deux 
excellens  coins  sombres,  Tun  derrière  un  portant  dont  la  toile 
en  lambeaux  figurait  un  bosquet  de  myrtes,  l'autre  à  l'entrée  du 
magasin  où  se  remisaient  jadis  les  quinquets...  Quand  ces  deux 
cachettes  furent  dûment  utilisées,  nous  visitâmes  les  loges  des 
artistes,  qui  me  surprirent  par  leur  nudité,  la  salle,  décorée 
agréablement,  —  et  nous  rejoignîmes  par  le  corridor  opposé  les 
appartemens  de  la  Gombault.  Là,  il  faisait  clair;  aussi  ai-je  fort 
bonne  mémoire  des  lieux  :  une  chambre,  un  boudoir,  quelques 
cabinets  difformes,  c'était  tout  l'appartement.  Partout  le  sol  était 
simplement  carrelé  de  rouge  :  en  revanche,  les  murs  s'ornaient 
de  peintures  et  de  pâtisseries  d'un  assez  joli  goût.  La  chambre 
avait  des  boiseries  blanches  à  filets  rouges  :  les  tentures  étaient 
de  perse  blanche  et  rouge  à  sujets  indiens.  Le  lit,  haut  et 
étroit,  avec  ses  frontons  triangulaires,  ressemblait  un  peu  à  un 
cercueil  monté  sur  quatre  grosses  roues.  Les  meubles  étaient  en 
perse,  sur  des  bois  laqués  de  blanc  à  filets  rouges.  Quelques  toiles 
médiocres  représentaient  des  Amours  à  la  façon  de  Boucher,  mais 
plus  mal  dessinés  encore  que  par  le  maître.  Des  camaïeux  en 
grisaille  ornaient  le  dessus  des  portes.  Le  plafond  était  si  bas 
que  nous  le  touchions  aisément  de  nos  bras  levés. 

Le  boudoir  de  la  Gombault  témoignait  d'une  recherche  plus 
digne  de  la  maîtresse  d'un  prince.  Quelques  bergères  dédorées 
laissaient  apercevoir  la  forte  toile  des  sièges,  sous  la  soie  bleue 
élimée,  où,  parmi  des  urnes  et  des  guirlandes,  se  becquetaient 
des  colombes.  Les  murs  se  paraient  de  glaces,  de  haut  en 
bas  :  sur  les  baguettes  cannelées  des  cadres,  l'or  avait  été  éco- 
nomiquement remplacé  par  une  peinture  jaune  en  trompe- 
l'œil...  La  cheminée  en  marbre  gris  était  surmontée  d'un  bon 
portrait  de  la  comédienne,  costumée  pour  un  bal  et  le  masque 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  21 

à  la  main.  Elle  avait  la  figure  ronde  et  rose,  de3  yeux  petits 
et  bruns  y  des  cheveux  châtains  magnifiques,  et  semblait  po- 
telée sous  le  flottant  d'un  domino  feu.  Je  regardai  avec  sym- 
pathie cette  compatriote  qui  avait,  comme  moi,  connu  dans  ces 
mômes  lieux  Texil  et  Tamour...  Et  soudain  je  remarquai,  sus- 
pendue au  côté  droit  de  la  gaine  de  la  cheminée,  une  cravache 
ayant  pour  manche  une  jolie  pomme  d'or  h  guirlandes.  La  prin- 
cesse qui  avait  suivi  mon  regard,  me  dit  : 

—  Oui...  C'est  la  cravache  du  prince  Ernst.  Qu'en  faisait-il 
ici?  Je  me  le  demande...  v 

Moi,  à  qui  d'abondantes  lectures  et  ma  méditation  sur  le  banc 
du  philosophe  avaient  révélé  l'opinion  du  prince  touchant  Tâme 
étrangère,  j'admirai  la  naïveté  de  ma  souveraine. 

—  Voici,  me  dit  Else,  en  me  montrant  une  bergère  devant 
lune  des  fenêtres,  où  vous  vous  réfugierez  tantôt,  pendant  la 
cérémonie. 

Je  ne  l'écoutaîs  guère.  Je  la  regardais.  Et  je  ne  pus  m'empê- 
cher  de  témoigner  combien  par  ce  matin  de  soleil,  sous  la  toile 
blanche  et  la  blanche  paille  de  riz,  elle  me  ravissait. 

—  Chère  princesse,  lui  dis-je,  souffrez  cet  aveu  de  votre 
obscur  sujet  :  jamais  vous  ne  lui  êtes  apparue  plus  jolie.  Je  n'au- 
rai aucime  peine,  cet  après-midi,  à  me  distraire  de  la  cérémo- 
nie officielle  qui  m'importune.  Je  n'aurai  qu'à  vous  regarder. 

Elle  devint  toute  rose  de  contentement,  et,  du  même  coup, 
intimidée  comme  une  fillette  à  qui  Ton  adresse  un  premier  com- 
pliment. Ayant  vainement  cherché  quelque  chose  à  me  répondre, 
elle  se  contenta  de  dire  : 

—  Allons  regarder  les  robes  de  la  comédienne. 

Elle  m'entraîna  et,  tout  à  côté  du  corridor,  ouvrit  la  porte 
d'une  vaste  pièce,  juste  assez  haute  pour  s'y  tenir  debout.  Les 
persiennes  closes  de  l'unique  fenêtre  tamisaient  une  [blonde 
pénombre.  L'air  était  imprégné  d'une  odeur  étrange,  une  odeur 
d'humanité  fanée,  mêlée  à  cette  âcreté  anisée  que  laissent  les 
parfums  dont  l'âme  s'est  évaporée. 

J'ouvris  la  fenêtre  et  les  persiennes.  De  ce  côté,  la  pente 
dévalait,  abrupte  et  presque  dénudée,  vers  la  Rotha,  tandis  qu'au 
flanc  du  ravin  le  chemin  carrossable  descendait  en  zigzag  sur 
Liizendorf. 

En  me  retournant,  je  vis  que  la  princesse  avait  ouvert  les 
armoires  scellées  aux  murs.  L'odeur  de  chair  fanée  et  de  vieux 


Digitized  by 


Googk 


22  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

parfums  s'exaspérait  (ians  la  chambre.  Des  robes,  des  costumes 
Ide  la  Gombault  étaient  le»  suspendus  à  d'énormes  crochets  ron- 
gés de  rouille,  tout  co  qu'elle  avait  dû  laisser,  sans  doute  à  re- 
gret, le  soir  de  sa  fuite  avec  le  piqueur.  Jupes  de  Golombine, 
péplums,  manteaux  de  cour,  mais  surtout  d'innombrables  cor- 
sages baleinés,  des  cloches  de  soie  à  raies  et  à  fleurettes,  des 
brocarts  et  des  brocatelles,  quelques  fourrures  mangées  par  les 
mites  jusqu'au  cuir,  tout  cela  avait  enveloppé  le  corps  agile  et 
voluptueux  de  la  comédienne,  et  point  assez  d'années  encore 
n'avaient  coulé  pour  qu'aujourd'hui  le  parfum  de  la  femme  ne 
demeurât  distinct,  parmi  toutes  ces  odeurs  de  choses  vermou- 
lues et  moisies. 

—  Regardez,  fit  Else,  qui  maniait  un  corsage  avec  des  doigts 
dégoûtés,  regardez  la  rude  étamine  dont  on  doublait  ces  jolies 
soies...  La  peau  des  femmes,  alors,  n'était  vraiment  guère  sen- 
sible. 

Je  ne  répondis  pas  :  j'évoquais,  non  sans  trouble,  la  pim- 
pante fille  de  Chaillot  à  cette  même  place,  choisissant  la  parure 
de  la  journée,  puis  tendant  les  lèvres  à  son  amant  princier. 
Ah  !  libertine  Gombault,  quels  arômes  enivraient  l'air  de  cette 
chambre  où  triompha  la  grâce  demi-nue  de  ton  corps  vi- 
cieux ?...  Else  posa  le  corsage,  se  retourna  vers  moi.  Et  le  soleil, 
cette  fois,  avait  beau  entrer  à  pleine  fenêtre,  il  n'arrêta  pas  un 
baiser  si  fougueux  que  le  chapeau  de  bergère  s'écroula  soudain, 
entraînant  la  somptueuse  chevelure  blonde,  dont  l'odeur  vi- 
vante, en  s'éparpillant  sur  mon  bras  qui  soutenait  la  taille 
ployée  en  arrière,  vainquit  le  parfum  des  amours  abolies  et  de 
la  beauté  morte. 

' —  Vous  m'aimez,  n'est-ce  pas,  vous  m'aimez?  murmura  la 
bouche  fiévreuse  d'Else. 

—  Je  vous  aime,  lui  dis-je. 

El  ce  fut  la  première  fois  que  je  le  lui  dis  sincèrement. 

Mes  mains  ardentes  et  maladroites  cherchèrent  à  relever 
la  moisson  des  cheveux.  Mais  Else  fut  reprise  d'un  accès  de 
pudeur  : 

—  Allez  regarder  par  la  fenêtre,  me  dit-elle,  et  laissez-moi 
me  recoiffer. 

J'obéis.  J'allai  m'accouder  à  la  fenêtre...  Le  grand  air,  loin 
de  me  dégriser,  m'enivra  :  il  était  calme  et  lumineux.  «  Voici, 
pensai-je,  une  heure  décisive  de  ma  vie.  Mon  sort  se  noue  en 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  23 

ce  moment.  Ah!  qu'importe  Tavenir...  Je  veux  mon  bonheur, 
et  je  suis  heureux...  » 

Là-bas,  au  tournant  de  la  longue  vallée  que  parcouraient 
mes  yeux,  le  petit  village  de  Litzendorf  faisait  luire  ses  ardoises 
et  les  paratonnerres  de  ses  cheminées  d^usine.  La  vie  me  parut 
exquise  comme  la  couleur  du  ciel,  comme  le  goût  de  Tair... 
Puis,  tout  à  coup,  une  boule  de  fumée  blanche  se  leva  dansTair, 
aux  abords  de  Litzendorf  :  presque  aussitôt,  un  coup  de  canon 
retentit.  La  parole  évangélique  surgît  dans  ma  mémoire  :  «  Et 
le  coq  chanta  pour  la  troisième  foisl  » 

«  Vraiment,  pensai-je,  je  ne  suis  qu'un  frivole  Français! 
Tout  &  rheure  j'ai  senti  vibrer  en  moi  Tâme  de  ma  race,  la  forte 
haine  héréditaire  m'a  sanglé  le  cœur...  Puis,  parce  qu'une 
femme  vêtue  de  blanc  m'a  donné  h  boire  l'haleine  de  ses  lèvres, 
me  voilà  tout  à  la  galanterie.  Ils  n'oublient  pas,  eux...  Dans  le 
moindre  village  de  la  montagne,  même  en  cette  lointaine  Thu- 
ringe,  le  canon  tonne...  » 

La  princesse  interrompit  mes  réflexions  en  me  touchant 
l'épaule.  Comme  je  me  retournais,  elle  devina  mon  angoisse,  et 
sa  cause. 

—  Vous  voilà  de  nouveau  hostile,  murmura-t-elle,  parce  que 
c'est  aujourd'hui  le  Sédanstag  !  Ni  vous  ni  moi  n*étions  nés 
quand  cette  bataille  s'est  livrée,  et  vous  êtes  pour  cela  mon 
ennemi,  à  l'heure  où  vous  me  dites  que  vous  m'aimez.  Ce  n'est 
pas  vrai  !  vous  ne  m'aimez  pas  ! 

—  Mais  si,  je  vous  aime. 

—  Non,  reprit-elle  avec  une  chaleur  qui  anima  ses  yeux  et 
ses  joues,  et  la  fit  plus  jolie;  non,  vous  ne  m'aimez  pas.  Si  vous 
m'aimiez,  votre  pays  ne  compterait  plus  pour  vous.  Jeune  fille, 
quand  j'ai  suivi  ici  le  prince  Otto,  que  j'aimais  alors,  j'ai  oublié 
Érlenbourg,  et  si  jamais  une  guerre  eût  dû  armer  une  principauté 
contre  l'autre,  j'aurais  été  pour  Rothberg  contre  Erlenbourg. 

Je  ne  sus  que  répondre  :  et  elle-même  ne  me  demanda  pas 
de  réponse. 

Nous  redescendîmes  l'escalier  tournant  ;  par  le  vestibule  en 
hémicycle,  nous  regagnâmes  l'esplanade  des  tilleuls.  Le  charme 
délicat  qui  nous  avait  enveloppés  dans  l'ancienne  demeure  de  la 
Gombault  s'était  évanoui  :  au  contraire,  sur  cette  esplanade 
transformée   en  un  lieu  de  fête,  tout  choquait  à  présent  mes 


Digitized  by 


Googk 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

yeux...  On  tendait  les  cordes  destinées  à  maintenir  le  publie 
pendant  la  cérémonie.  Des  voitures  apportaient  des  verres  et  des 
tasses  qu  on  installait  sur  des  cantines  provisoires.  La  laideur  des 
joies  officielles  triomphait  du  charmant  décor  dédié  par  le  prince 
philosophe  à  sa  maîtresse. 

—  Où  sont  votre  sœur  et  le  prince?  questionna  Else.  Je  ne 
les  vois  nulle  part. 

En  effet,  ils  avaient  disparu.  J'interrogeai  un  sommelier  de 
Herr  Graus  que  je  voyais  occupé  à  empiler  des  bouteilles  dans 
une  des  cantines. 

—  Son  Altesse  le  prince  héritier  et  la  jeune  demoiselle  sont 
entrés  là  tout  à  Theure  (il  montrait  Textrémiié  des  communs), 
à  Tendroit  où  tantôt  on  remisera  les  voitures  de  la  Cour.  Ils 
doivent  y  être  encore  avec  le  petit  Hans,  le  frère  de  lait  du 
prince,  qui  m'a  mené  ici  et  va  me  ramener. 

Juste  à  ce  moment  nous  vîmes  le  trio  sortir  des  remises.  Max 
tenait  ^familière ment  Hans  par  Tépaule,  et  semblait  lui  donner 
des  ordres  que  l'autre  recevait  avec  un  air  d'hésitation.  Gritte 
marchait  un  peu  à  l'écart  :  ce  fut  elle  qui  nous  aperçut,  nous  si- 
gnala. Max  congédia  Hans  et  accompagna  Gritte  jusqu'à  nous. 
Il  avait  des  joues  animées  et,  dans  les  yeux,  ce  je  ne  sais  quoi 
de  dissimulé,  de  presque  mauvais,  qui  de  temps  en  temps  lui 
troublait  le  regard.  La  princesse  embrassa  Gritte  tendrement.  Je 
demandai  au  prince  : 

—  Que  diable  faisiez- vous  dans  les  communs  avec  Hans  ? 
Max,  sans  me  regarder  en  face,  murmura  : 

—  Hans  nous  montrait  comment  on  a  préparé  les  remises 
pour  abriter  les  voitures  de  la  Cour,  cet  après-midi.  C'est  très 
bien  disposé.  Et  aussi  les  écuries. 

—  Princesse,  fis-je,  voilà  votre  calèche  qui  s'avance  pour 
vous  ramener  au  château. 

—  Voulez-vous  que  je  vous  jette  à  votre  villa?  dit-elle  en 
m'adressant  un  regard  moitié  ordre,  moitié  prière.  J'ai,  dans  cette 
pensée,  fait  atteler  la  calèche  au  lieu  de  la  Victoria;  nous  y 
tiendroTis  quatre,  fort  à  notre  aise. 

—  Merci,  princesse,  dis-je...  Gritte  et  moi,  nous  redescen- 
drons à  pied  par  les  raccourcis. 

Sans  répondre,  Else  me  quitta  vivement,  emmenant  le 
prince.  Quand  nous  fûmes  seuls,  à  travers  les  sentiers  du  bois, 
Gritte  me  dit  : 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR    ET  MADAME   MO  LOCH.  élo 

—  Loup,  qu'est-ce  que  fa  donc  fait  la  princesse  ;  pourquoi  n'as- 
tu  pas  voulu  que  nous  rentrions  tous  les  quatre  dans  sa  voiture? 

J'arrêtai  la  marche  agile  de  ma  sœurette,  et  je  lui  dis  : 

—  lîcoute  ! 

Par-dessus  le  murmure  des  hôtres  et  les  mille  bruits  de  la 
forêt,  des  clameurs  montaient  de  la  vallée,  tant  du  côté  de 
Rothberg  que  du  côté  de  Litzendorf.  Rothberg  envoyait  les  notes 
graves  des  basses  d'une  fanfare,  qui  jouaitja  Garde  au  Rhin. 
A  l'approche  de  midi,  les  coups  de  canon  se  faisaient  plus  nom- 
breux au  château:  il  en  partait  un  toutes  les  minutes.  Et  d'autres 
répondaient,  des  villages  de  la  Rotha  comme  de  ceux  de  la  mon- 
tagne ;  leurs  détonations  répercutées  parles  mille  couloirs  et  les 
mille  écrans  des  forêts  de  Thuringe. 

Les  yeux  joyeux  de  Gritte  devinrent  attentifs. 

—  Écoute  tout  cela,  lui  dis-je.  Toi,  tu  es  née  il  y  a  quatorze 
ans,  et  tu  n'as  entendu  parler  des  luttes  entre  l'Allemagne  et  la 
France  que  comme  d'événemens  historiques,  comme  de  la  guerre 
do  Sept  ans  ou  des  batailles  napoléoniennes.  Moi,  plus  vieux  que 
toi,  je  n'ai  connu  aussi  tout  cela  que  par  l'histoire.  Je  n'ai  jamais 
vu  de  casque  à  pointe  projeter  son  ombre  sur  le  sol  français. 
Comme  l'individu  est  pour  lui-même  fe  centre  de  tout,  toi 
et  moi  nous  ne  souffrions  guère  de  ce  qu'on  eût  ôté  deux 
provinces  à  la  mère  patrie,  ne  les  ayant  jamais  connues  fran- 
çaises. Et  nous  ne  nous  sentions  guère  plus  lésés  que  respon- 
sables dans  cette  défaite.  Ainsi  nos  générations  inclinaient  de 
plus  en  plus  à  l'indifférence,  à  l'oubli  pacifique...  Mais  écoute... 
et  rappelle-toi!  Le  vainqueur  ne  veut  pas  de  notre  oubli.  Il  cé- 
lèbre chaque  année,  avec  jactance  et  fracas,  l'anniversaire  de  nos 
désastres;  les  jeunes  Allemands  nés,  comme  loi  et  moi, -bien 
après  Sedan,  veulent  leur  part  de  la  gloire  d'hier,  et  veulent  nous 
infliger  notre  part  d'humiliation.  Gritte,  tu  es  une  fillette  de 
quatorze  ans  :  toutes  ces  choses  te  sont  indifférentes...  Mais  tu  te 
marieras,  tu  auras  des  enfans,..  Alors,  tu  te  rappelleras.  Au- 
jourd'hui, regarde  bien  la  fête;  écoute  bien  les  Hoch!  et  les  fan- 
fares; tressaille  aux  salves  d'artillerie.  Il  ne  nous  faut  rien 
perdre  de  tout  cela,  afin  que  plus  tard,  rentrés  dans  la  patrie, 
nous  fêtions  aussi,  à  notre  manière  de  vaincus,  le  2  septemibre, 
nous  rappelant  que,  malgré  tant  d'années  échues,  et  môme  dans 
une  bourgade  perdtie  de  Thurin)fô,  en  Allemagne,  ce  jour  de  fin 
d'été  est  toujours  le  Sedanstag...  Maintenant,  allons  déjeuner! 


Digitized  by 


Googk 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VIII 


Les  clairons  sonnèrent,  un  roulement  de  tambour  imposa  si- 
lence à  la  foule  venue  de  Rothberg,  d'Altendorf,  de  Litzendorf, 
de  Steinacb,  de  toutes  les  villes  et  de  tous  les  villages  environ- 
nans,  plaine  et  montagne,  pour  aJssister  à  l'inauguration  du  mo- 
nument provisoire  de  Bismarck  dans  le  parc  de  la  Fasanerie. 
Tambours  et  clairons  annonçaient  les  voitures  de  la  Cour. 

Il  était  deux  heures  et  demie  après-midi.  Le  temps  si  frais 
le  matin  s'était  brusquement  échauffé,  faute  de  la  brise  qui, 
toute  la  matinée,  avait  soufflé  dos  couloirs  de  la  montagne.  L'air 
vibrait  dans  l'éclat  du  soleil,  coname  au  cœur  de  Tété.  Les  dra- 
peaux pendaient  immobiles  le  long  des  hampes.  Et  les  voitures 
de  la  Cour  apparurent,  parmi  le  respectueux  silence  du  peuple 
assemblé. 

Du  boudoir  de  la  Gombault,  où  je  m'étais  rendu  à  l'avance, 
afin  de  ne  pas  me  mêler  à  la  foule,  je  les  vis  arriver,  défiler 
J'étais  seul  :  ma  sœur  Gritte  avait  préféré  accompagner  M.  et 
M"*  Moloch.  Gritte  était  encore  à  l'âge  où  la  chaleur  du  soleil, 
la  poussière,  le  bruit,  la  bousculade  de  la  foule  sont  des  diver- 
tissemens.  Je  crois  bien  aussi  qu'elle  voulait  voir  de  plus  près 
parader  son  ami  Max  en  tenue  de  lieutenant. 

La  première  voiture,  carrosse  de  cour  bleu  et  blanc,  aux  cou- 
leurs de  Rothberg'Steinach,  contenait  le  prince  Otto  en  uniforme 
de  colonel  de  uhlans  :  le  prince  commandait  fictivement  un  ré- 
giment en  garnison  sur  la  frontière  française.  A  ses  côtés,  en 
capitaine  de  la  Landwehr,  siégeait  un  long  vieillard  exténué,  le 
directeur  prussien  du  cercle  de  Steinacb,  qui  représentait  à  la 
fête  l'empire  allemand  et  le  roi  de  Prusse.  Dans  la  voiture  sui- 
vante, Victoria  légère  joliment  attelée  de  deux  jumens  blanches, 
la  princesse  Else,  seule  avec  M"'  de  Bohlberg,  fut  très  acclamée 
par  la  foule.  Puis  vinrent  des  landaus  où  se  carraient  d'abord 
le  major  de  Marbach,  l'air  inquiet,  le  geste  agité  (sans  doute 
les  coups  de  canon,  durant  toute  la  matinée,  avaient  troublé 
ses  nerfs),  puis  les  fonctionnaires  supérieurs  de  la  principauté, 
l'aumônier,  le  ministre  de  la  police,  baron  de  Drontheim,  avec 
sa  grosse  épouse  tout  en  taffetas  noir  et  sa  mignonne  sœur  Frika 
tout  en  mousseline  bise  ;  le  ministre  de  la  voie  publique  et  des 
forêts,  le  directeur  des  postes,  l'architecte  du  palais,  et  enfin  des 


Digitized  by 


Googk 


UONSIEUR   Et  MADAME  MOLOCH.  %7 

seigneurs  de  nulle  ipaportance  accompagnés  de  leurs  femmes. 
Quelques-unes  de  celles-ci  étaient  agréables;  le  peuple,  en  les 
voyant  appararaltre,  murmurait  des  allusions  auxquelles  le  nom 
du  prince  Otto  se  mêlait.  Le  passage  de  M^^'  Frika,  surtout,  sou- 
leva un  murmure  qui  ne  parut  pas  déplaire  &  cette  jolie  per- 
sonne effrontée.  Dans  la  dernière  voiture  s'épanouissait  Herr 
Graus .lui-même,  mais  un  Graus  de  parade,  vêtu  d'un  frac  taillé 
presque  en  habit  de  cour,  la  chemise  à  jabot  bouffant  sur  le 
thorax,  une  double  brochette  de  décorations  suspendue  à  son 
revers  gauche...  C'est  que  Herr  Graus  était  le  président  du  comité 
de  la  statue. 

Tous  ces  équipages  débarquèrent  leur  contingent  chamarré 
devant  l'estrade  d'honneur,  fonctionnaires,  dignitaires  et  dames 
prirent  leur  place  autour  du  siège  plus  élevé  réservé  au  prince... 
Les  cochers  virèrent  devant  l'estrade  et  s'en  allèrent  remiser  aux 
communs. 

La  foule,  qui  avait  acclamé,  admirait  maintenant.  Foule  res- 
pectueuse et  docile,  dont  les  têtes  innombrables,  rouges  et 
suantes,  moutonnaient  autour  de  l'espace  vide  réservé,  —devant 
la  statue,  —  à  l'estrade  des  dignitaires  et  à  la  tribune  des  ora- 
teurs :  les  femmes,  sous  de  légers  costumes  de  toile,  qui  laissaient 
de\iner  leurs  formes  généreuses;  les  hommes  revêtus  de  la 
triste  livrée  noire  du  dimanche.  Seules,  quelques  familles  de 
montagnards,  descendues  des  hauteurs  deRennstieg,  relevaient 
la  vulgarité  de  cette  foule  par  le  rouge  brodé  d'une  jupe  de 
femme,  le  bleu  d'une  veste  d'homme,  une  coiffe  de  dentelle  ou 
un  grand  chapeau  de  feutre.  Des  soldats  faisaient  la  police  de 
l'assemblée.  Ils  la  faisaient  rudement.  Un  gamin,  ayant  eu  l'au- 
dace de  grimper  sur  un  hêtre  pour  mieux  voir,  fut  appréhendé  si 
violemment  et  corrigé  si  dru  par  deux  de  ces  gaillards  en  uni- 
forme, que,  le  visage  taché  de  sang  et  de  larmes,  on  le  vit  sWfuir 
comme  un  lièvre  dans  la  forêt,  sitôt  lâché,  renonçant  au  plaisir 
de  voir  inaugurer  Bismarck,  guéri  de  toute  curiosité. 

Quand  tout  le  monde  officiel  fut  installé,  il  se  fit  un  silence 
pendant  lequel  les  liens  qui  maintenaient  le  voile  de  la  statue 
furent  coupés.  Et  soudain,  dans  une  immense  acclamation,  dans 
la  fanfare  des  orchestres  jouant  la  Garde  au  Ithin,  les  voiles 
tombèrent.  Tous  les  fronts  étaient  découverts,  tous  les  regards 
M  tournaient  vers  la  haute  image  casquéei  l'image  do  titan  ger- 


Digitized  by 


Googk 


28  RE\aJE   DES    DEUX    MONDES. 

manique  appuyant  sur  un  glaive  droit  sa  lourde  main,  tandis 
qu'à  son  côté,  un  dogue  aux  yeux  mauvais  montrait  les  dents. 
Commandé  par  le  prince  Max,  charmant  sous  son  uniforme  de 
lieutenant,  le  détachement  de  la  garnison  présentait  les  armes. 
La  princesse,  debout  à  côté  du  prince,  acclamait,  applaudissait 
aussi. 

Moi,  dissimulé  derrière  les  rideaux  du  boudoir,  je  me  .gour- 
mandais. 

«  Pourquoi  est-ce  que  je  souffre?  Je  ressens  quelque  chose 
de  comparable  à  la  douleur  causée  par  la  perte  d'un  ôtre  cher, 
par  rirréparable  de  la  mort.  Oui,  c'est  bien  cette  révolte,  cette 
rage  contre  le  destin  révolu.  Ah  !  raisonnons  pourtant  !  Il  est  na- 
turel que  ce  pieu  pie  allemand  célèbre  son  avènement  à  la  gloire, 
à  la  fortune,  à  la  domination.  Il  est  juste  qu'il  coule  dans  le 
bronze  l'image  des  artisans  de  sa  fortune,  il  est  humain  que  son 
enthousiasme  éclate,  quand  on  lui  montre  ces  images  au  milieu 
d'un  concours  de  peuple,  en  un  jour  commémorât!  f  do  bataille 
gagnée...  Soyons  ferme  !  Regardons  en  face  la  réalité.  Je  ne  peux 
pas  empêcher  que  Bismarck  ait  existé,  qu'il  ait  fondé  l'unité 
allemande,  et  que,  grâce  à  lui,  je  sois  né  dans  une  France  dé- 
membrée et  humiliée...  » 

La  iVacht  am  Rhein  achevée,  l'orchestre  avait  commencé  un 
long  morceau  intitulé  sur  le  programme  Siegessymphonie,  ou 
symphonie  de  la  Victoire,  dont  l*auteur  était  Herr  Baumann, 
maître  de  chapelle  du  château.  C'était  une  musique,  comme  tant 
de  musiques  allemandes  modernes,  dans  le  goût  italien  teinté 
de  wagnérisme.  Pendant  qu'elle  sévissait,  je  ne  pouvais  toujours 
détacher  mes  yeux  du  géant  de  simili-bronze,  lourdement  appuyé 
sur  le  glaive  plat,  la  pointe  posée  sur  un  roc...  Il  me  personni- 
fiait le  destin. 

Qu'est-ce  que  le  destin  des  peuples?  Est-ce  leur  sol,  Tair 
qu'ils  respirent,  leur  ciel,  leur  climat?  Ce  que  produit,  eu 
hommes,  telle  partie  de  la  terre,  est-il  aussi  constant  que  ce 
qu'elle  produit  en  botes  et  en  arbres  ?  Ou  bien  le  destin  cst-il  au 
contraire  l'effort  de  chaque  individu,  combiné  dans  l'espace  et 
dans  la  durée?  C'est  tout  cela  et  c'est  encore  autre  chose.  Lo 
Destin,  c'cat  la  cause  imprévue,  inescomptable  à  Tavance,  qui 
finit  par  faire  pencher  Tévénement.  Et  cette  cause  m'ap parais- 
sait bien  aujourd'hui  être  Tenfant  miraculeux  que  tel  ou  tel 
peuple  voit  naître  à  certain  jour,  —  celui  que  Carlyle  appelle  le 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADAME   MOLOCU.  29 

Héros  et  Nietzsche  le  Surhomme.  Le  destin,  c'est  Jeanne  d'Arc; 
c'est  Guillaume  le  Conquérant;  c'est  Bonaparte.  Le  destin,  c'est 
Bismarck.  Toutes  les  théories  des  héros- résultantes  ne  pré- 
vaudront pas  contre  ce  fait  éclatant  :  s'il  n'y  avait  pas  eu  un 
Bonaparte,  et  s'il  n'y  avait  pas  eu  un  Bismarck  dans  l'histoire 
contemporaine,  cette  histoire  serait  autre  :  elle  ne  ressemblerait 
en  rien  à  ce  que  ces  surhommes  lont  faite.  A  l'ordinaire,  l'his- 
toire n'est  en  effet  qu'une  résultante  d'infiniment  petites  forces 
ou  chaque  individu  (même  ceux  qui  sont  au  gouvernement)  n'a 
que  la  part  d'une  composante  élémentaire.  Mais,  à  certaines 
heures,  naissent  des  hommes  qui  résument  en  eux  une  force  ca- 
pable d'intégrer,  d'orienter  toutes  les  autres  forces  élémentaires 
de  la  nation.  Ceux-là  changent  vraiment  le  destin  des  peuples  et 
du  monde.  Ou  plutôt  ces  hommes  sont  le  Destin. 

...  Sous  le  grand  soleil  que  pas  un  souffle  de  brise  ne  tem- 
père, je  vois,  de  ma  fenêtre,  comme  dans  une  étrange  fantasma- 
gorie, la  foule  suante  et  bruyante,  l'estrade  rouge  et  chamarrée, 
les  soldats  de  Rothberg  l'arme  au  pied,  le  visage  brun,  l'air 
rude;  et,  parmi  les  musiciens,  le  long  Kapellmeister  à  che- 
veux gris  bouclés  qui  s'agite  éperdument  sur  sa  propre  musique. .. 
Tout  cela  je  le  vois  vaguement.  Je  ne  vois  nettement  que  le 
Titan  de  faux  bronze,  avec  sa  lourde  poigne  maintenant  l'épée 
verticale  sur  le  roc,  et  le  mauvais  dogue,  menaçant  des  yeux  et 
des  crocs,  à  côté  de  lui.  Le  soleil  de  trois  heures  fait  luire  la 
patine  neuve.  Une  odeur  de  poussière  et  de  chair  qui  fermente 
monte  de  l'esplanade  et  vient  se  mêler,  dans  le  boudoir  de  la 
Gombault,  à  l'odeur  vétustç  des  murs,  au  subtil  relent  d'huma- 
manité  morte.  Je  me  sens  vague  et  grisé. 

Je  regarde  le  Titan  do  bronze,  figure  du  Destin.  Et  je  mé- 
dite sur  ce  qu'eût  été  le  destin  du  monde,  si  cette  figure  formi- 
dable n'eût  pas  surgi.  Cependant  continue  l'interminable  Sièges- 
symphonie, 

1815... 

Tandis  que  les  alliés  entrent  en  France  pour  la  seconde  fois, 
là-bas,  dans  la  marche  de  Brandebourg,  en  la  petite  bourgade 
de  Schœnhausen,  il  naît  un  fils  à  un  hobereau.  Dur  enfant, 
tout  de  suite,  même  au  temps  où  celte  tête  ravagée  et  casquée 
que  voilà  s'ornait  de  boucles  blondes.  Les  paysans  s'émerveillaient 
de  le  voir  chevaucher,  au  galop  fou,  dans  le  domaine  paternel. 


Digitized  by 


Googk 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Passent  les  années  :  voilà  le  petit  hobereau  étudiant  à  Gœttingue. 
Bien  qu'il  rêve  déjà  de  Tunité  allemande,  il  ne  peut  s'entendre 
avec  la  Bunchenschaft^  cette  association  d'étudians  qui  avait 
juré  de  faire  rÂUemagne  une  et  libre.  Ces  étudians  sont  ratio- 
nalistes, trop  parleurs,  trop  juifs.  Dans  un  Korps  aristocratique, 
avec  d  autres  petits  hobereaux  particularistes,  il  fera  meilleur 
ménage.  Tel  il  arrive,  en  1833,  à  Berlin,  où  il  va  compléter  ses 
études. 

Il  en  revient  bretteur  irascible,  flanqué  de  dogues  mons- 
trueux,  ayant  eu  vingt-huit  duels,  dont  un  seul  lui  laisse  une 
balafre.  Sa  force,  sa  raillerie  aigué  le  rendent  redoutable  :  mais 
le  doctrinarisme  de  l'école  romantique  et  traditionaliste  le  li- 
gotte...  Fonctionnaire  un  instant,  le  souci  des  domaines  pater^ 
nels  endettés  le  ramène  à  la  terre  :  dix  années  durant,  il  vivra 
ainsi,  gentilhomme  cultivateur.  Ce  sera  sa  vraie  vie.  Il  s'inté- 
ressera sincèrement  aux  gelées  nocturnes,  aux  bêtes  malades,  aux  . 
mauvais  chemins,  aux  brebis  affamées,  aux  agneaux  morts;  à  la 
disette  en  paille,  en  fourrage,  en  pommes  de  terre,  en  fumier. 
«  Plus  que  toute  la  politique,  déclare-t-il  lui-même,  une  bette- 
rave m'émeut!  »  Mais  ce  rude  terrien,  ce  chasseur  brutal  est  un 
liseur.  Des  ballots  de  papier  imprimé,  —  rien  que  des  livres 
sur  l'histoire  allemande  et  anglaise,  —  envahissent  Kniephof, 
sa  résidence.  Les  hobereaux  du  voisinage  n'en  reviennent  pas. 
Pourquoi  ce  hobereau,  qui  boit  et  court  le  cerf,  comme  eux, 
s'amuse-t-il  à  lire?  Bismarck  est  liseur.  Il  est  aussi  senti- 
mental, tendre  pour  sa  sœur,  tendre  pour  sa  femme...  En  1849, 
inopinément,  il  est  élu  à  Rathenow  député  prussien.  Dè§  qu'il  a 
parlé,  la  camarilla  royale  reconnaît  qu'elle  a  trouvé  son  orateur 
et  son  chef. 

Il  ne  ressemble  encore  nullement  au  grand  cuirassier  que 
voilà.  Il  est  svelte,  chevelu,  barbu  parmi  les  hobereaux  rasés. 
Dans  sa  face  embrasée,  tannée,  luisent  d'énormes  yeux  gris,  assea 
beaux.  Son  éloquence  est  embrouillée  comme  un  ciel  d'orage, 
mais  soudain  l'éclair  en  jaillit,  et  la  foudre  frappe...  Il  appelle 
le  peuple  :  «  Cet  âne  déguisé  de  la  peau  d'un  lion  et  brayant  sur 
les  places  publiques.  )h  II  nie  que  l'opinion  publique  soit  la 
volonté  populaire...  C'est  le  souverain  seul  qui  sait  écouter  en 
soi  l'écho  mystérieux  du  vouloir  providentiel  des  peuples.  Le 
Parlement  est  une  nef  do  tous  :  honte  et  mépris  au  système 
anglais  I  CerteSi  les  rois  sont  menés  par  des  fomme^^  des  am-* 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  31 

bitieux,  des  courtisans  et  des  rêveurs.  Mais  la  suzeraineté  royale 
n'en  est  pas  moins  l'expression  de  la  légitimité  de  la  noblesse... 

..,  D'un  vif  coup  d'archet,  le  bon  Bofkapellmeister  a  stimulé, 
ramassé  Tardeur  de  ses  interprètes.  Les  cuivres  s'époumonent, 
las  fifres  jettent  des  notes  stridentes,  la  grosse  caisse  s'évertue 
ianocemment  h  imiter  le  canon...  Je  comprends  qu'après  Bis- 
marck politique,  Herr  Baumann  prétend  évoquer  Bismarck  guer- 
rier. Par  quel  mariage  d'instrumens,  par  quelle  combinaison 
d'harmonie  pourrais-tu,  laborieux  assembleur  de  notes,  figurer 
cette  alliance  quasi  amoureuse  de  l'astuce  et  de  la  force,  qui  dis- 
tingue de  toute  autre  œuvre  humaine  l'œuvre  de  ton  héros?  Au 
diable  tes  fifres  et  le  comique  fracas  de  tes  peaux  d'âne  !  Laisse* 
moi  rêver  à  ce  que  dut  ôtre  la  pensée,  sous  ce  front  énorme, 
quand  elle  se  résolut,  sans  que  ce  fût  indispensable,  au  parti  san- 
glant :  car  il  voulut  les  guerres,  ce  Titan  I  Évidemment  il  avait 
cette  foi  :  que  certaines  grandes  reconstructions  ethniques  ne 
se  cimentent  bien  qu'avec  du  sang.  En  1849,  il  ne  tint  qu'à  lui  de 
faire,  sans  coup  férir,  l'unité  allemande.  La  diète  de  Francfort 
Toffre  au  roi  de  Prusse.  C'est  Bismarck  qui  ne  veut  pas,  contre 
toutes  les  volontés,  contre  la  Cour,  surtout  contre  les  femmes  de 
la  Cour,  Époque  tragique  où  parfois  ce  bon  serviteur  de  la  Mort, 
énervé  des  résistances  de  la  vie,  arrache,  pour  se  calmer,  en  sor* 
tant  d*une  dispute,  des  serrures  aux  portes,  avec  la  clé... 

Comme  il  veut  plus  fort  que  tous  les  autres,  c'est  sa  volonté 
qui  triomphe.  Trois  guerres  en  six  ans.  Trois  fois,  pour  les  en- 
gager, le  môme  procédé  :  abuser  l'ennemi  avant  de  le  frapper. 
Une  diplomatie  de  guet-apens  prépare  invariablement  la  saignée. ,. 
Plus  tard,  dans  la  retraite,  en  buvant  de  la  bière,  il  reconnaîtra 
lui-même,  avec  un  gros  rire,  que  cette  manière  fut  la  sienne. 
Autant  que  d'avoir  terrassé  les  ennemis  à  la  bataille,  il  sera  fier 
de  les  avoir  roulée  sinistrement.  Beau  Joueur  du  reste,  ayant 
mis  sa  vie  sur  la  carte.  Est-il  une  plus  tragique  image  de  la  des- 
tinée en  gésine  que  celle-ci  :  le  grand  cuirassier  blanc,  à  cheval 
depuis  treize  heures,  les  cuisses  gonflées  par  la  chevauchée, 
s'est  arrêté  à  l'est  du  champ  de  bataillj.  Sa  jument  alezane,  les 
rén^)  sur  le  col ,  broute  les  blés  verts  de  Sadowa,  humides 
de  sang.  Le  soir  approche.  La  lutte  est  encore  indécise  :  mais  il 
semble  bien  que  la  Prusse  a  perdu  l'enjeu.  Le  cuirassier  blanc 
charge  son  pistolet  et  allume  un  cigare.  Les  yeux  sur  l'bo^ 


Digitized  by 


Googk 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rîzon,  il  le  fume  avec  lenteur,  car  il  a  mesuré  sa  vîe  à  la  lon- 
gueur du  cigare...  Peut-on  se  garrotter  plus  étroitement  avec 
le  destin?...  Voici  les  dernières  bouffées  du  cigare;  les  cris  des 
Autrichiens  annoncent  la  victoire,  Bismarck  arme  son  pistotet... 
Soudain,  derrière  le  nuage  de  poussière  soulevé  par  les  vain- 
queurs, le  canon  tonne.  C'est  le  canon  du  Kronprinz.  Le  «  coup 
du  Capricorne,  »  une  fois  de  plus,  a  réussi.  Bismarck  abat  son 
pistolet,  jette  le  culot  mâchonné  de  son  cigare,  et,  ramassant  sa 
jument  alezane  des  rênes  et  de  Téperon,  galope  aux  nouvelles, 
le  cœur  à  l'aise... 

Quelqu'un  a  dit  fort  justement  :  les  Allemands  sont  longs,  — 
c'est-à-dire  qu'ils  s'expriment  volontiers  longuement,  qu'ils 
écoutent  sans  impatience  les  tongs  discours,  que  les  longues  cé- 
rémonies ne  les  lassent  pas.  La  symphonie  de  la  victoire  dura 
une  bonne  demi-heure.  Je  dois  convenir  qu'elle  sonna  ses  der- 
niers accords  parmi  la  distraction  de  toute  l'assistance.  L'atten- 
tion ne  se  réveilla  que  quand  Herr  Graus  monta  les  degrés  de  la 
tribune  des  orateurs...  Son  discours,  pourtant,  fut  plat.  Il  répéta 
de  cent  façons  que  la  grandeur  de  l'Empire  allemand  était 
l'œuvre  de  cet  homme  de  plâtre  bronzé,  accompagné  d'an 
dogue,  que  l'empire  allemand  était  éternel,  qu'il  était  la  Force 
et  la  Justice,  que  le  rôle  de  tout  Allemand  digne  de  ce  nom 
était  de  soutenir  l'Empire,  de  donner  sa  vîe  pour  l'Empire.  Il 
insista  (avec  une  maladresse  qui  embrunit  le  front  du'  prince 
Otto)  sur  l'importance  de  cette  istatue  d'un  des  fondateurs  de 
l'Empire  en  un  point  du  territoire  que  la  magnanimité  dudit 
fondateur  avait  laissé  libre.  Tout  cela  fut  débité  sur  un  ton  de 
suffisance,  avec  des  mots  scientifiques,  des  néologismes  pom- 
peux, un  usage  à  tort  et  à  travers  de  citations  des  poètes  et  des 
philosophes,  tout  le  pédantismo  à  la  grosse  que  l'enseigne- 
ment primaire  allemand  insuffle  à  ses  disciples.  On  l'applaudit 
peu.  Il  était  plus  envié  qu'aimé  à  Rothberg;  les  social-démo- 
crates de  Litzendorf  l'accusaient  d'être  un  espion  à  la  solde  de 
Berlin. 

Le  directeur  prussien  du  cercle  de  Steinach  lui  succéda. 
C'était  un  maigre  et  long  personnage  à  lunettes.  Il  narra  prolixe- 
ment  les  principaux  événemcns  de  la  vie  de  Bismarck.  J'ad- 
mirai comment  l'histoire  s'affadit,  contée  par  un  sot.  Dans  le 
verbiage  du  Kreisdirector^  le  Titan   se    ratatinait  aux  propor- 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME  MQLOCH.  33 

lions  d'un  heureux  bureaucrate.  Sa  tragique  carrière  tenait  toute 
dans  une  feuille  de  signalement. 

«  En  183S,  Son  Altesse  le  roi  Guillaume  I"  le  délégua  à  la 
Diète  de  Francfort.  Il  y  prit  rang  juste  après  le  délégué  autri- 
chien. En  telle  année,  il  fut  ministre...  En  telle  autre,  il  fut  chan- 
celier... En  telle  autre,  il  eut  le  grand  cordon  de  TAigle...  » 

Ainsi  parlait  le  sous-préfet  prussien,  parmi  la  respeclueuse 
attention  de  la  foule  suante  et  de  la  cour  bâillante.  Et  Ton  de- 
vinait que  pour  son  étroite  cervelle,  Sadowa  et  Sedan  n'avaient 
pas  eu  de  plus  haut  objet  ni  de  résultat  plus  marquant  que  de 
consacrer  un  exceptionnel  fonctionnaire,  un  rond-de-cuir  phé- 
nomène, battant  pour  longtemps  le  record  des  promotions  et 
des  ordres. 

Comme  il  achevait  sa  péroraison,  proposant  ingénument  aux 
fonctionnaires  présens  et  à  venir  l'exemple  de  Bismarck,  les 
premiers  nuages  apparurent  sur  le  bleu  ardent  du  ciel.  Et  un 
léger  coup  de  brise  fit  frissonner  les  drapeaux  et  les  oriflammes. 

L'orchestre  enleva  un  air  de  marche.  Puis  le  prince  Otto  se 
leva.  Il  se  fit  un  profond  silence,  si  profond  qu'on  entendit  les 
^oiles  claquer  sur  les  hampes.  Il  parla  de  l'estrade,  et,  sans 
loutepour  marquer  ime  différence  avec  les  autres  orateurs,  fut 
très  bref.  Sa  voix  sèche  avait  de  la  force,  et  pénétrait. 

«  Habitans  de  Rothberg,  dit-il,  nous  avons  voulu  faire  coïn- 
cider ici  trois  événemens  :  l'anniversaire  de  la  victoire  des  vic- 
toires; l'inauguration  de  la  statue  d'un  des  plus  grands  Alle- 
mands qui  aient  jamais  vu  le  jour  ;  et  l'incorporation  des  recrues 
le  l'année. 

«  Jeunes  soldats,  contemplez  à  côté  de  vous  les  figures  mar- 
tiales des  vétérans  nés  sur  le  même  sol.  Ils  furent,  eux,  les 
compagnons  de  Moltke  le  Grand,  de  Guillaume  le  Grand,  de 
Bismarck  le  Grand.  Ils  ont  donné  leur  peine  et  leur  sang.  Beau- 
coup de  leurs  frères  sont  morts  à  l'œuvre. 

«  Respectez  ces  vétérans,  jurez  de  les  imiter.  Les  temps  sont 
difficiles;  plus  d'un  estime  que,  depuis  la  fondation  de  l'Empire, 
il  n'en  fut  pas  de  plus  incertains,  de  plus  dangereux.  Nous,  Alle- 
mands, nous  aimons  la  paix,  mais  nous  ne  craignons  pas  la 
guerre,  car  Dieu  marche  avec  nous.  Jeunes  soldats,  serrez-vous 
derrière  votre  prince  et  derrière  votre  Empereur  !  » 

Cette  fois,  l'enthousiasme  fut  ardent  et  unanime.  Les  Hoch! 
les  :  «  Vive  l'Empereur!  »  «  Vive  Son  Altesse!  »  montèrent  en 
TOUS  zxxv.  -^  1906.  3 


Digitized  by 


Googk 


34  ftËVÛE  tHi  bËUl  MÔtfDËS. 

Violenté  daitieui'  Vers  le  ciôl  qui,  péu  k  pôu,  se  voilait  dé  bfiittiè 
et  ne  versait  plus  qu'une  lumière  tamisée.  Jô  regardais  U  priû-^ 
cessé  :  elle  applaudissait  à  rompre  se»  gants.  Là  fièvre  ger- 
manique Tavait  gagnée  :  ce  mari  qu'elle  n'aimait  point,  elle 
l'applaudissait  parce  qu'il  avait  prononcé  des  parole»  allemandes. .  ; 
Je  sentis  contre  elle  de  la  rancune  mêlée  étrangement  à  du 
désir...  Et  un  parti,  jusque-là  incertain,  fut  arrêté  en  moi... 
Juste  à  ce  moment,  ôomme  si  elle  eût  senti  ma  pensée  et  mes 
yeux  peser  sur  elle,  Else  regarda  vers  la  fenêtre  derrière  laquelle 
elle  me  savait  dissimulé.  Je  la  vis  dire  quelques  mots  à  Toreille 
du  prince  qui,  après  hésitation,  parut  acquiescer.  M"*  de  Bohl- 
bei^  se  leva  aussi;  toutes  deux  quittèrent  la  tribune  par  uni 
sortie  spéciale,  ménagée  derrière  les  sièges  des  souverains. 

La  manœuvre  du  détachement  commença  alors.  Le  major 
avait  quitté  l'estrade  et  assistait  à  la  parade  commandée  par  le 
prince  Max:  Links I  Rechts!..,  Gomme  ils  défilaient  exactement» 
ces  montagnards  de  Thuringe,  mnés  en  guerriers!  Toujours  un 
Français  sera  impressionné  par  la  rigueur  mécanique  d'une  pa- 
rade à  la  prussienne.  Toujours  il  se  trouvera  en  France  des  ré« 
formateurs  pour  croire  que  la  victoire  est  au  prix  d'imiter  cette 
parade.  Moi-même,  je  n'en  pouvais  détacher  mes  yeux.  Et  j'avais 
beau  me  dire  que  tout  cela  n'est  que  rites,  je  dus  m'avouer  que 
ces  rites  m'inquiétaient  comme  de  dangereuses  réalités. 

En  cet  instant,  la  porte  s'ouvrit  derrière  moi  :  un  parfum 
d'iris  et  de  jicky  me  caressa  les  narines;  je  me  retournai,  c'était 
la  princesse.  Un  clin  de  paupières  me  fit  comprendre  qu'elle 
n'était  pas  seule.  En  effet,  la  silhouette  pointue,  le  visage  acide 
de  M***  de  Bohlberg  apparurent  derrière  elle. 

— *  Ah!  monsieur  Dubert,  fit  la  princesse,  feignant  la  sur- 
prise... J'avais  oublié  que  vous  étiez  ici:.,  pardoimez-moi  de 
troubler  votre  solitude...  Il  fait  très  chaud  sur  l'estrade  et  je  me 
suis  trouvée  un  peu  incommodée...  Alors  j'ai  pensé  &  ce  refuge^ 
ob  il  y  a  plus  de  fraîcheur  et  moins  de  poussière. 

M"*  de  Bohlberg  regardait  hargneusement  le  plafond.  Toute  sa 
figure  exprimait  : 

ft  Quelle  pitié  d'entendre  une  princesse  mentir  si  maladi*oite^ 
ment  et  si  effrontément  à  la  fois  I  » 

Avec  l'empressement  d'un  fidèle  sujet,  je  me  levai,  j'offris  de 
me  retirer. 

*—  Non,  de  grâce,  restez,  fit  vivement  la  princesse.  Je  serais 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MiU)AME  MOLOCH.  38» 

déaolée  de  vouschasser,  monsieur  Dubert...  Je  vais  seulement  me 
reposer  quelques  instans  dans  ce  fauteuil...  Là...  Dès  que  je  me 
seatirai  d'aplomb,  je  regagnerai  l'estrade  officielle...  Mais  vous». 
Bûhlberg,  ajouta4-elle  en  se  tournant  vers  la  descendante  d'Ofc* 
tomar  le  Grand,  qui,  maintenant  contemplait  dans  les  glaces  du 
boudoir  la  multiple  image  de  son  anguleuse  personne,  je  ne 
yeux  pas  vous  priver  d'assister  à  la  cérémonie  à  la  place  qui 
vous  est  réservée...  d'autant  plus  qu'ici>  il  fait  un  peu  humide 
pour  votre  sciatique. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  Votre  Altesse,  fit  sèchement  la  de-, 
moiselle  d'honneur. 

*<-  Allez!  allez,  Bohlberg...  Rassurez  le  prince...  dites-lui  que 
je  me  repose  un  moment  et  que  je  rejoins  la  Cour  tout  il  l'heure. 
Allez!... 

M^^*  de  Bohlberg  fit  demi-tour  avec  la  précision  et  la  grâce 
d'im  vieux  sous*^officier.  Â  peine  avait-cUe  refermé  la  porte»  que 
la  princesse  bondit  de  son  fauteuil  et  \âut  m'offrir  sa  joue«.. 

—  Embrassez-moi,  mon  sujet  i... 

Elle  ôta  le  coussin  d'une  bergère,  le  jeta  à  mes  pieds  et 
'assit  dessus. 

—  Ce  que  je  fais  est  fou,  dît-elle.  Heureusement  que  le; 
peuple  m'aime  et  s'amuse  de  mes  fantaisies.  Mais,  sûrement»  le 
prince  me  grondera  ce  soir.  Car  ses  espions  ordinaires  lui  racon- 
teront que  nous  sommes  restés  seuls.  Je  me  compromets  pour 
vous.  N'ôtes-vous  pas  fier  de  compromettre  une  princesse 
régnante  ? 

Je  l'assurai  que  j'étais  gonflé  d'orgueil.  «  Mais  pourquoi  (oh- 
jectai-je  à  part  moi),  pourquoi  me  le  fait-elle  dire?  m  Elle  reprit  : 

—  Je  suis  contente  aujourd'hui.  On  m'a  beaucoup  acclamée. 
Les  gens  de  Steinach  eux-mêmes,  qui  sont  Prussiens»  me 
regardent  un  peu  comme  leur  souveraine.  Notre  fête  est  jolie. «« 
Avez-vous  admiré  les  pittoresques  costumes  des  montagnards  ? 
Malheureusement  Torage  menace.  Je  voudrais  qu'il  n'y  eût  pas 
d'orage  jusqu'à  la  fin. 

«  Ame  étrangère  !  pensai- je,  empruntant  le  mot  du  prince 
Ernst...  La  voilà  qui  oublie  le  sens  désobligeant  pour  moi  de  ce 
qu'elle  appelle  notre  fête.  Et  pourtant  elle  m'aime.  » 

Le  bruit  des  acclamations  nous  attira  vers  la  fenêtre.  Dissi- 
mulés derrière  les  persiennes  entrecloses,  nous  vîmes  s'achever 
la  manœuvre.  Après  des  marches,  des  conversions,  des  double* 


Digitized  by 


Googk 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens,  des  alignemens  divers,  le  prince  Max  ramenait  son  déta- 
chement en  bataille  devant  la  statue  du  Titan  au  dogue.  Preste 
et  gracieux,  il  courait  au  bout  de  la  file,  vérifiait  l'alignement, 
puis  reprenait  en  avant  son  poste  de  chef.  Sa  voix  enfantine,  trou- 
blée par  la  mue,  mais  déjà  exercée  au  commandement,  faisait 
jouer  unanimement  les  mécaniques  humaines.  Et  tel  est  Tattrait 
des  rites  guerriers  que  cet  enfant,  dont  je  savais  Tâme  de  philo- 
sophe, semblait  se  complaire  à  son  métier  d'apprenti  héros. 

—  Gomme  il  est  beau,  mon  fils  !  s'écria  la  princesse  avec 
orgueil...  Il  serait  au  besoin  un  guerrier  comme  ses  ancôtres. 

Elle  disait  cela  pour  elle-même...  Une  fois  de  plus  j'eus  l'hu- 
miliante conviction  d'être  un  accessoire  dans  sa  vie,  un  acces- 
soire capable,  il  est  vrai,  d'usurper  à  certaines  heures  la  place 
principale,  de  vaincre  tous  les  devoirs  sociaux  et  conjugaux, 
mais  un  accessoire. 

Pourtant  elle  quitta  la  fenêtre,  regagna  la  bergère  dédorée  et 
me  dit  : 

—  Venez  près  de  moi. 
J'obéis.  Else  continua  : 

—  Ce  sot  de  Marbach  va  parler,  il  dira  des  choses  qui  vous 
irriteront.  Donnez-moi  votre  main;  ne  Técoutez  pas;  oubliez 
tout  ce  qui  n'est  pas  moi. 

Je  lui  sus  gré  de  cette  gentille  pensée.  Je  m'agenouillai  à  ses 
pieds  sur  le  coussin  :  ainsi  nos  places  de  tout  &  l'heure  étaient 
échangées.  Elle  se  renversa  sur  le  fauteuil  et  m'abandonna, 
d'abord  sa  belle  main  blanche  aux  ongles  bombés,  puis  son 
buste  et  son  visage...  Grâce  à  cette  condescendance  princière,  le 
début  du  discours  de  Marbach  m'échappa.  J'étais  à  la  fois  trou- 
blé et  heureux.  Jamais  un  tel  besoin  de  sentir  Else  complice,  ne 
m'avait  agité.  Un  puéril  désir  de  revanche  aiguisait  ce  besoin, 
—  le  désir  de  prendre  quelque  chose  à  qui  avait  tant  pris  aux 
miens,  de  voler  le  voleur.  L'air  qui  peu  à  peu  se  chargeait  d'une 
énervante  électricité,  le  relent  de  cette  maison  hantée  par  le  sou- 
venir d'une  belle  fille  amoureuse,  peut-être  je  ne  sais  quel  pué- 
ril sadisme  à  nous  trouver  ensemble  serrés  l'un  contre  l'autre, 
presque  en  public,  —  tout  conspirait  à  nous  attendrir. 

—  Redites-moi,  balbutia  Else,  redites-moi  que  vous  m'aimez  ! 
Et  je  lui  redis,  sans  avoir  besoin,  il  me  sembla,  de  forcer 

ma  pensée  ni  ma  voix,  ce  tout  petit  mot,  tellement  grand  qu'il 
est  vide,  s'il  ne  contient  tout. 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH.  37 

—  Soyons  sages,  murmura-t-elle,  le  souffle  entrecoupé.  Bohl- 
lerg  peut  entrer  d'un  moment  à  Tautre,  si  le  prince  m'envoie 
chereher.  Asseyez-vous  sur  une  chaise  auprès  de  moi,  bien  genti- 
ment. 

Dans  cette  accalmie  qui  suit  les  violentes  caresses  incom- 
plètes, cette  accalmie  où  les  muscles  sont]  morts,  où  les  nerfs 
faiblissent  et  s'assoupissent,  —  proches  Tun  de  l'autre  et  les 
doigts  entrelacés,  nous  entendîmes  le  comte  de  Marbach,  qui 
continuait  son  discours  fréquemment  interrompu  par  les  applau- 
dissemens  et  les  Boch!,..  Le  comte  avait  une  voix  de  stentor,  et 
il  articulait  ses  phrases  comme  autant  de  commandemens  mili- 
taires. Pas  un  mot  ne  nous  échappa. 

Il  disait  : 

«  Si  grande  que  soit  cette  Allemagne  que  vous  devrez  peut- 
être  défendre  par  les  armes,  jeunes  soldats,  songez  qu'elle  est 
petite  à  côté  de  ce  qu'elle  sera,  de  ce  qu'il  faut  qu'elle  soit,  grâce 
à  TOUS.  Dans  un  espace  d'années  qui  sera  court,  nous  devons  voir 
ceci  :  le  drapeau  germanique  abritera  86  millions  d'Allemands 
et  ceux-ci  gouverneront  un  territoire  peuplé  de  130  millions 
d'Européens.  Sur  ce  vaste  territoire,  seuls  les  Allemands  exer- 
ceront des  droits  politiques,  seuls  ils  serviront  dans  la  marine 
et  dans  l'armée,  seuls  ils  pourront  acquérir  la  terre.  Ils  seront 
alors,  comme  au  moyen  âge,  un  peuple  de  maîtres,  condescen- 
dant simplement  à  ce  que  les  travaux  inférieurs  soient  exécutés 
par  les  peuples  soumis  à  leur  domination...  » 

Ces  extraordinaires  propos,  qui  me  semblaient  dénués  de 
toute  espèce  de  sens  commun,  j'en  avais  suivi  peu  à  peu 
l'impression  sur  le  visage  d'Else.  Je  dus  constater  qu'elle  était 
d'accord  avec  cette  vague  foule  qui  les  écoutait.  Quand  des  ton- 
nerres d'applaudissemens  éclatèrent  sur  la  dernière  phrase, 
évoquant  l'image  de  l'Empire  du  moyen  âge  restauré  au  profit 
de  l'Allemagne,  la  main  de  la  princesse  quitta  ma  main,  et  elle 
e  précipita  vers  la  fenêtre  en  applaudissant.  Ce  fut  un  mouve- 
nent  instinctif,  dont  elle  fut  gênée  aussitôt  après.  Son  regard 
vitamon  regard  et  nos  mains  ne  se  joignirent  plus. 

A  mon  tour  je  m'approchai  de  la  fenêtre  :  le  discours  de 
Marbach  m'intéressait,  décidément. 

11  continua,  la  voix  de  plus  en  plus  rude  et  le  ton  plus  violent  : 

«  Jeunes  soldats,  cet  espoir  qui  est  dans  notre  cœur  d'AlIe- 
^^ds,  ce  vaste  espoir  auquel  nous  initia  le  héros  que  voici,  le 


Digitized  by 


Googk 


'•'T^m 


38  REVUE  IXS8  DEUX   MONDES. 

prince  de  Bismarck ,  vous  entendrez  peut-être  quelques  malheu- 
reux le  renier,  le  bafouer...  Oui  !  c'est  la  honte  de  notre  temps 
que  des  Allemands  osent  se  dresser  contré  l'Allemagne,  et  dire  : 
Nous  te  voulons  petite  !  Ils  sont  peu  nombreux,  mais  ils  existent; 
presque  chaque  ville  en  compte  quelques-uns.  Au  nom  de  vagues 
idées  de  liberté  et  de  fraternité,  celles  mêmes  que  Bismaixk  haïs- 
sait en  haïssant  la  France,  ib  proclament  la  déchéance  de  la 
Force,  sous  prétexte  de  faire  triompher  la  Pensée...  Mauvais 
citoyens,  ennemis  jurés  de  la  patrie,  de  TEmpereur  et  de  notre 
prince  bien-aimé  !  Je  suis  sûr  qu'il  n'en  existe  aucun  dans  vos 
rangs  ;  mais  je  sais,  hélas  !  qu'il  en  est  dans  la  principauté,  et 
même  dans  Rothberg.  N'avons-nous  pas  subi,  aujourd'hui  même, 
jour  de  patriotique  commémoration,  la  douleur  de  voir  un  Alle- 
mand, iin  fils  de  ce  Rothberg  qui  a  donné  un  empereur  à  la 
patrie,  annoncer  sous  des  formes  ambiguës  qu'il  protesterait, 
en  somme,  contre  l'érection  de  ce  monument  !  » 

La  foule  conspua  ce  mauvais  citoyen, 

«  Il  a  affiché  cela  sur  les  murs  iie  la  ville,  poursuivit  le 
major,  et  les  habitans  n'ont  pas  lacéré  l'affiche  et  chassé  Timpu- 
dent  I  La  magnanimité  de  notre  cher  souverain  laisse  à  cet  ennemi 
le  droit  d'habiter  notre  sol  :  et  notre  souverain  a  raison,  car  cet 
homme  n'est  qu'un  insensé.  Mais  votre  devoir,  à  vous,  jeunes 
soldats,  est  de  vous  détourner  avec  horreur  d'un  tel  homme,  la 
honte  de  ce  pays  et  de  cette  heure...  Méprisez-le  I  Honnissez-le  I 
De  pareils  citoyens  ne  sont  pas  dignes  d'enseigner  des  Alle- 
mands !  Honte  à  eux  !  Gloire  au  prince  de  Bismarck,  modèle  de 
l'Allemand  !  » 

Un  tumulte  d'applaudissemens,  mêlé  à  une  confuse  rumeur, 
accueillît  cette  péroraison. 

Mais  à  ce  moment  il  se  passa  une  chose  inattendue  et  vrai- 
ment extraordinaire,  si  extraordinaire,  que  la  stupeur  même 
qu'elle  provoqua  la  rendit  possible. 

Par-dessous  la  corde  qui  barrait  à  la  foule  l'accès  du  centre 
de  l'esplanade,  un  petit  vieillard  dont  les  cheveux  blancs  s'en- 
volaient autour  de  sa  figure  simiesque,  vêtu  de  noir,  l'ample 
redingote  ouverte  sur  un  gilet  blanc,  passa  lestement.  Il  traversa 
l'espace  vide  entre  la  foule  et  la  tribune  et  y  grimpa...  Ce  fut 
si  bref,  si  imprévu,  que  personne  ne  songea  à  l'empêcher.  D'ail- 
leurs, le  prince  Max,  qui  commandait  le  détachement,  resta  im- 
passible, et  quand  le  major  comte  de  Marbacb,  qui  remontait 


Digitized  by 


Googk 


MOiNSIEUR   ET  MADAME  MOLOCH.  39 

les  degrés  de  Testrade  officielle,  eut  repris  sa  place,  il  aperçut, 
installé  dans  la  tribune,  le  docteur  Zimmermann  lui-môme,  qui, 
de  sa  claire  voix  haute,  commençait,  imposant  silence  à  la  foule 
d'un  geste  de  la  main  : 

—  On  m'a  insulté,  on  m'a  prêté  des  actes  et  des  projets  qui 
ne  sont  pas  les  miens...  Si  Ton  m'interdit  de  me  défendre,  le 
monde  apprendra  par  moi  que  la  pensée  est  esclave  sur  le  terri- 
toire de  Rothberg. 

—  Dehors  !  dehors  1  hurla  le  major  du  haut  de  son  estrade. 
Et  il  allait  s'élancer,  quand  le  prince  lui  saisit  le  bras  et  le 

fit  86  rasseoir.  Moloch  continua  : 

—  Je  serai  bref.  Ce  que  je  voulais  expliquer  dans  ma  confé^ 
rence,  je  le  résumerai  en  quelques  mots.  Et  je  me  permettrai  de 
rappeler  aux  compatriotes  qui  m'écoutent  que  cette  guerre  de 
France,  —  œuvre  de  Bismarck,  —  je  l'ai  faite.  J'ai  reçu  une  balle 
française  dans  la  sixième  côte  droite.  L'orateur  qui  m'a  précédé 
n'a  jamais  été  blessé,  lui,  sinon  dans  sa  raison,  et  par  le  pétard 
inoffensif  d'un  nègre. 

On  rit.  Le  major.  Prussien  et  hobereau,  était  impopulaire  à 
Rothberg, 

—  J'ai  donc,  peut-être,  poursuivit  le  petit  homme,  quelque 
droit  à  parler  d'une  fôte  pour  laquelle  j'ai  payé  mon  écot...  Eh 
bien!  cette  guerre  où  triomphèrent  l'intelligence,  la  volonté,  la 
patience  allemandes,  un  homme  a  empêché  qu'elle  fût  belle, 
antant  que  peut  l'être  une  chose  de  mort. 

•—  Qui  cela?  qui  cela?  cria  la  foule. 

Malgré  sa  mésintelligence  avec  le  prince,  le  professeur  Zim- 
mermann gardait  cependant  auprès  de  beaucoup  de  gens  le  pres- 
tige de  sa  célébrité  européenne,  et  la  plupart  des  Rothbergeois 
ne  laissaient  pas  d'être  assez  fiers  de  lui.  D'autres  le  regardaient 
simplement  comme  un  original,  ou  une  façon  d'illuminé.  En 
sorte  que  la  foule  semblait  jusqu'à  présent  plus  amusée  qu'hos- 
tile. Un  certain  nombre  d'échauffés  crièrent  seuls  :  <(  A  bas  !  à 
bas  !  »  Mais  la  plupart  des  auditeurs  s'amusaient  à  répéter  en 
manière  de  scie  ;  «  Qui  ça?  qui  ça?  » 

Au  premier  rang  de  cette  foule,  je  reconnus  ma  sœur  Gritte, 
qui  semblait  se  divertir  extrêmement.  Elle  adressait  des  signes 
cabalistiques  au  prince  Max,  qu'elle  essayait  vainement  de  faire 
rire  sous  les  armes...  Près  d'elle,  tout  en  taffetas  aubergine, 
M***   Zimmermann,    appuyée    sur  la  corde  de  ses  deux  mains 


Digitized  by 


Googk 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gantées   de  filoselle,  levait  vers  son  héros  des  yeux  d'extase. 

—  Qui  ça?  criait  la  foule. 

Quand  le  tumulte  fut  à  peu  près  apaisé,  Moloch,  montrant 
du  doigt  rhomme  au  dogue,  le  Tilan  de  bronze,  cria  : 

—  Celui-ci!... 

Cette  fois,  les  clameurs  hostiles  dominèrent.  Le  major,  sur 
son  estrade,  eut  un  sursaut  :  et  je  vis  pâlir,  entre  ses  bandeaux, 
le  visage  de  Frau  Doctor. 

Mais  la  grêle  et  perçante  voix  du  petit  savant  à  tête  blanche 
força  de  nouveau  la  curiosité  et  le  silence. 

—  Je  vous  répète  que  celui-ci  a  terni  devant  l'histoire  la 
gloire  de  l'Allemagne  uniGée.  Allemands  qui  m'écoutez,  rien 
ne  vous  sert  de  clamer  :  «  Nous  avons  toujours  raison,  et  l'his- 
toire ne  saurait  ne  pas  nous  donner  raison.  »  L'histoire  n'est 
pas  écrite  par  les  Allemands  tout  seuls.  C'est  la  conscience  uni- 
verselle qui  dicte  ses  jugemens.  Or,  la  conscience  universelle, 
admirant  l'énergie,  le  courage,  l'intelligence  de  cet  Allemand 
que  voici,  dira  :  «  Il  a  demandé  son  succès  à  l'astuce  et  au  men- 
songe; il  l'a  déshonoré  par  la  cruauté.  Et  son  crime  a  été  d  au- 
tant plus  grand  que  tout  ce  qu'il  a  fait  pouvait  être  fait  sans  as- 
tuce, sans  mensonge  et  sans  cruauté...  » 

,       La  foule  devenait  houleuse  et  franchement  ennemie.  Quel- 
ques voix  pourtant  crièrent  : 

—  Écoutez  !  écoutez  ! 

—  Oui,  écoutez-moi,  reprit  Moloch.  N'ai -je  pas  le  droit  de 
parler  aujourd'hui,  jour  des  vétérans?  Ne  suis-je  pas  moi-môme 
un  vétéran?... 

—  Bravo  !  firent  les  mêmes  voix. 

—  Je  vous  disais  que  l'œuvre  de  cet  homme  aurait  pu  s'ac- 
complir sans  tant  de  férocité.  Je  le  prouve.  En  1849,  à  la  Diète 
de  Francfort,  une  députation  vint  offrir  à  Frédéric-Guillaume  IV 
roi  de  Prusse,  la  couronne  impériale.  Le  souverain  inclinait  à  , 
accepter  :  qui  l'en  empêcha?  M.  de  Bismarck,  »son  ministre. 
Oiïerte  par  des  mains  roturières,  il  paraît  que  la  couronne  im- 
périale ne  valait  rien.  «  Je  ne  veux  pas,  dit  le  ministre,  mettre 
sur  les  épaules  de  mon  souverain  un  manteau  d'hermine  doublé 
de  rouge.  »  Quand  il  le  mit  vingt  ans  plus  tard  sur  les  épaules 
de  Guillaume  I®%  l'hermine  était  pourtant  doublée  de  rouge  :  le 
sang  de  deux  peuples  avait  fourni  la  couleur. 

Moloch  s'arrêta  un  instant,  pour  reprendre  haleine,  et  aussi 


Digitized  by 


Googk 


yjpT^rw^î 


MONSIEUR  ET  MADAME  SIOLOCH.  4l 

pour  juger  de  Peffet  de  ses  paroles.  Evidemment,  elles  causaient 
un  certain  malaise  à  la  foule.  On  ne  protestait  plus.  On  chu- 
chotait. Sur  l'estrade,  des  conciliabules  commençaient.  Le 
major  conférait  avec  le  prince. 

Moloch  continua  imperturbablement  : 

—  Voilà  mon  reproche  à  cet  homme  de  fer  :  avoir  inuti- 
lement  taché  de  sang  l'histoire  de  TAllemagne.  Voilà  pourquoi 
il  me  déplaît  d'entendre  quelques  sots  le  proposer  pour  modèle 
aux  jeunes  générations  allemandes.  Ce  sont  des  mauvais  chefs, 
ceux  qui  vous  disent  cela.  Par  de  tels  propos  ils  ont  mis  le 
monde  entier  en  défiance  contre  rAllemagne  et,  tôt  ou  tard,rAl- 
lemagne  en  pâtira. 

-r-  Je  proteste  donc  au  nom  de  la  pensée  allemande  et  de  la 
pensée  humaine,  contre  les  propos  tenus  tout  à  l'heure  sur  mon 
compte  par  un  personnage  dénué  de  toute  qualité  pour  méjuger. 
Le  mauvais  citoyen,  c'est  celui  qui,  par  pusillanimité  ou  pour  se 
faire  honneur  à  lui-même,  trahit  la  vérité... 

L'allure,  l'énergie,  la  solennité  de  Moloch,  s'amplifiaient  de 
phrase  en  phrase.  Je  vis  le  major  de  Marbach  se  lever,  des- 
cendre rapidement  les  degrés  de  l'estrade  officielle.  Moloch  aussi 
le  vit,  et  face  à  face,  tandis  que  son  adversaire  atteignait  l'es- 
pace vide  ménagé  autour  de  la  tribune,  il  cria: 

—  Bismarck  est  mort,  bien  mort.  Méfiez-vous  des  faux 
Bismarck  qui  pullulent  aujourd'hui  dans  l'Empire.  Tenez,  en 
voilà  un  !  conclut-il  en  montrant  le  major. 

Le  major  s'arrêta  et  commanda  : 

—  Sergent  Kuhler!  quatre  hommes  ici,  pour  expulser  ce  fou! 
Les  quatre  hommes  s'avancèrent  avec  le  sergpnt,  et  s'arrê- 
tèrent, hésitans,  au  pied  de  la  tribune. 

—  Fou  !  répéta  Moloch,  agilant  ses  petits  iras,  d'un  air  me- 
naçant. Mon  cerveau  en  vaut  cent  comme  le  vôtre,  pauvre  minus 
habens!  Je  n'ai  qu'à  regarder  Técartement  de  vos  yeux,  la  forme 

1  poire  de  votre  tête,  lobtusion  de  votre  angle  facial,  la  dissy- 
iétrie  de  vos  oreilles  et  tout  votre  corps,  pithécanthrope  !  pour 
tre  certain  que  je  suis  en  présence  d'un  dégénéré. 

—  Sortez-le  de  force  de  la  tribune  !  commanda  le  major. 
Mais  montez  donc,  Kuhler! 

Le  sergent  Kuhler,  un  lourd  Thuringien  à  barbe  fauve,  gra- 
illes degrés.  Avant  qu'il  eût  atteint  Moloch,  celui-ci  lui  posa 
^  main  sur  l'épaule. 


Digitized  by 


Googk 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Camarade,  lui  dit-il,  arrête!  Ne  te  déshonore  pas  en  bous- 
culant un  vétéran  de  la  grande  guerre.  Je  vais  descendre  :  laisse- 
moi  seulement  passer. 

Le  sergent  effaça  tant  qu'il  put  sa  poitrine.  Moloch  descen- 
dit et,  s'arrôtant  au  pied  de  la  tribune,  devant  le  major  : 

—  La  force  est  stupide,  dit-il.  J'ai  dans  mon  laboratoire 
assez  de  force,  sous  un  verre  de  montre,  pour  détruire  toute  la 
force  dont  tu  crois  disposer  contre  moi,  homunculus!  Mais  à 
quoi  bon?  La  vertu  immanente  des  choses  aura  raison  de  toi  et 
de  tes  pareils.  Rappelle-toi  ma  prédiction  :  Tu  as  voulu  tuer 
ridée.  L'Idée  te  tuera!      . 

Ayant  ainsi  parlé,  le  docteur  Zimmermann,  tête  nue,  che- 
veux au  vent,  son  chapeau  haut-de-forme  à  la  main,  tra\^rsa 
l'espace  ménagé  autour  de  la  tribune.  Vainement  sa  femme  lui 
criait  :  «  Eitel  !  Eitel  !  »  Il  était  à  ce  point  surexcité  qu'il  ne  la 
vit  pas,  qu'il  ne  l'entendit  pas.  Il  piqua  droit  devant  lui  dans  la  • 
foule  qui  lui  livra  passage.  Il  gesticulait,  il  clamait  :  «  Ceux  qui 
ont  voulu  tuer  l'Idée,  l'Idée  les  tuera!...  »  De  notre  poste  d'ob- 
servation, nous  le  vîmes,  la  princesse  et  moi,  gagner  les  com- 
muns où  étaient  remisées  les  voitures  de  la  Cour.  Il  y  pénétra 
sans  difficulté,  car  elles  n'étaient  gardées  par  personne...  Quel- 
ques assistans  le  suivaient  à  distance,  mais  un  geste  du  prince 
ramena  vers  l'estrade  officielle  l'attention  de  la  foule.  Un  pro- 
fond silence  s'établil,  car  on  comprit  que  le  souverain  allait 
parler. 

—  Mes* concitoyens,  dit-ii,  vous  avez  entendu  une  voix  mal- 
faisante :  je  l'ai  laissé  parler  exprès,  pour  qu'il  fût  établi  que  la 
parole  est  libre  dans  mes  Etats,  et  aussi  pour  prouver  aux  enne- 
mis de  la  patrie  que  leurs  cris  n'ont  pas  d'écho  à  Rothberg. ..  La 
fête  qui  nous  réunit  ici  n'en  a  été  que  plus  grandiose.  Au  triom- 
phe de  Bismarck,  le  bouffon  lui-môme  n'aura  pas  manqué  au- 
jourd'hui. Mes  concitoyens,  vous  allez  tous  unir  vos  voix  pour 
le  chant  sacré  de  la  patrie  allemande,  la  Garde  au  Rhin. 

Ces  paroles,  lancées  d'un  ton  net,  ferme,  militaire,  soule- 
vèrent une  sincère  émotion.  Les  applaudissemens,  les  clameurs 
ne  cessèrent  qu'aux  premiers  accens  du  chant  national.  Alors, 
les  têtes  se  découvrirent,  et  même  sur  Testrade  tout  le  monde 
fut  debout.  Les  voix  graves  des  hommes,  les  voix  claires  des 
femmes  s'unirent  aux  accords  de  l'orchestre,  qui  les  soutenait. 
Cela  eut  une  vraie  grandeur,  que  je  compris  :  car  l'amour  de  la 


Digitized  by 


Googk 


MONSTEUK   ET   MADAME   MOLOGH.  43 

patrie,  quand  son  expression  reste  digne,  ne  blesse  pas  le  cœur 
d'un  étranger.  Même  la  voix  d'Else,  penchée  devant  moi  à  la 
fenêtre,  ne  me  choqua  pas,  quand  elle  fredonna  les  paroles  de 
l'hymne  : 

«  Un  appel  résonne  comme  l'écho  du  tonnerre, 

«  Comme  un  cliquetis  d'armes  et  comme  le  bruit  des  vagues. 
Vers  le  Rhin,  vers  le  Rhin  allemand  I 

«  Qui  veut  être  le  gardien  du  fleuve?...  » 

Aux  dernières  mesures,  le  prince  et  les  dignitaires  se  levèrent. 
Commandé  par  Max,  le  détachement  d'infanterie  s'avança,  fit 
reculer  la  foule.  Dans  l'espace  libre  vinrent  se  ranger  une  à  une 
les  voitures  de  la  Cour,  toutes  les  voitures,  sauf  celle  de  laprin- 


—  Nous  reviendrons  ensemble,  àpied,  par  le  lacet  qui  des- 
cend sur  Litzendorf,  me  glissa  Else  à  l'oreille.  J'ai  envoyé  ma 
voiture  m'attendre  au  Banc  du  philosophe. 

Au  moment  où  elle  prononçait  ces  paroles,  mes  yeux  eurent 
une  double  sensation  simultanée  :  je  vis  le  major  remonter  $eul 
dans  sa  Victoria  et  une  vive  flamme  blanche  jaillir  de  l'arrière  de 
cette  Victoria  :  puis,  soudaine,  tonnante,  formidable,  une  explo- 
sion secoua  l'air  autour  d'un  bloc  mouvant  de  fumée  dense,  qui 
était  la  voiture  elle-même.  La  foule  s'enfuit  dans  des  clameurs, 
les  chevaux  des  autres  voitures  de  la  jCour  se  cabrèrent,  diffici- 
lement maîtrisés  par  leurs  cochers.  Quant  à  la  Victoria  du 
major,  centre  du  nuage,  son  attelage  l'emportait  à  toute  allure,  le 
siège  du  cocher  vide,  vers  le  pavillon  qu'elle  contourna,  puis 
vers  la  route  en  lacet  de  Litzendorf. 

—  Courons  par  là,  me  dit  Else,  nous  verrons!... 

Par  là,  c'était  la  garde-robe  de  la  Gombault,  la  fenêtre  ouverte 
sur  la  vallée.  Je  suivis  la  princesse.  La  Victoria  du  major,  dont 
la  capote  s'était  à  moitié  relevée,  dévalait  au  galop  éperdu  des 
deux  chevaux  bais,  manquant  à  chaque  tournant  de  bondir  par- 
dessus l'accotement.  Des  soldats  essoufflés  essayaient  vainement 
de  la  suivre. 

—  Mon  Dieu  !  il  va  se  tuer,  murmura  Else.  Ah  !... 

Elle  recula,  les  mains  sur  ses  yeux...  Un  des  chevaux,  puis 
l'autre  sur  lui,  s'étaient  abattus.  La  voiture  avait  tourné  d'un 
quart  de  cercle,  en  travers  de  la  route;  les  chevaux  entravés 
dans  les  traits  ruaient  éperdument.  Puis,  subitement,  ils  se  cal- 
mèrent, ne  furent  plus  qu'un  amas  de  croupes  et  de  jambes  à 


Digitized  by 


Googk 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demi  engagé  sous  ravant-train  de  la  voiture.  Déjà  les  soldats 
Tatteignaient  et  s'empressaient. 

—  Qu'est-il arrivé?  murmura  Else,  qui  n'osait  regarder. 

—  On  abaisse  la  capote,  dis-jey  suivant  la  scène  des  yeux... 
On  sort  le  major.  Il  ne  bouge  plus. 

—  Mon  Dieu!  serait-il  mort? 

Else  se  rapprocha,  et  jeta  par  la  fenêtre  un  regard  à  la  fois 
efFi'ayé  et  curieux. 

La  foule  courait,  ou  plutôt  roulait  maintenant  en  torrent  tu- 
multueux vers  le  lieu  de  l'accident.  Des  soldats  installèrent  sur 
une  civière  le  corps  inanimé  du  major,'le  remontèrent  le  long  de 
la  côte,  tandis  que  d'autres  écartaient  rudement  les  importuns. 
On  relevait  les  chevaux,  dont  l'un  boitait.  On  constatait  les  dégâts 
de  la  voiture;  on  explorait  la  caisse  d'arrière  toute  noire  de 
poudre,  et  la  capote  fendue  dans  sa  hauteur. 

La  princesse  était  fort  troublée. 

—  Un  attentat  à  Rothberg  !  un  attentat  anarchiste  !  qui  a  pu 
commettre  cela? 

Comme  elle  prononçait  ces  mots,  se  parlant  à  elle-même,  nos 
yeux  se  rencontrèrent,  et  nous  y  lûmes  la  même  pensée  au  même 
instant. 

—  Lui?  Vous  croyez  que  c'est  lui,  n'est-ce  pas?  fit  Else. 
,       Mais  déjà  je  repoussais  Tidée. 

—  Non!  non!  ce  n'est  pas  lui...  Ce  n'est  pas  possible!  Je 
connais  le  docteur  Zimmermann,  c'est  le  plus  digne  et  le  plus 
pacifique  des  hommes. 

—  C'est  lui  !  c'est  lui!  j'en  suis  sûre,  insista  la  princesse.  Lui 
seul  manie  des  explosifs  de  cette  puissance...  N'a-t-il  pas  menacé 
le  major,  tout  à  l'heure  ?...  Ne  lui  a-t-il  pas  dit  qu'il  le  tuerait  ?... 
Oh!  Louis...  N'êtes-vous  pas  efi'rayé  pour  votre  Else  qu'un  tel 
homme  habite  notre  territoire?...  Il  va  peut-être  faire  sauter  le 
château. 

Elle  se  réfugia  contre  moi,  d'un  geste  si  amical  que  je  faillis 
répondre  :  «  Eh  bien  !  n'y  rentrons  pas  !  »  Mais  déjà  elle  se  dé- 
gageait : 

—  Ne  restez  pas  ici,  mon  ami.  Le  prince  n'avait  pas  quitté 
le  Thiergarten  au  moment  de  l'attentat.  Il  va  me  faire  chercher. 
Il  ne  faut  pas  qu'on  vous  trouve  avec  moi.  Partez  le  premier,  je 
vous  en  prie...  Et  tâchez  qu'on  ne  vous  voie  point  sortir. 

—  Soit  !  répliquai- je.  Par  où  sortir? 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH.  45 

—  Par  les  coulisses  du  théâtre.  Venez  avec  moî. 

Nous  suivîmes  le  même  corridor  que  le  matin,  oubliant 
cette  fois  dy  chercher  les  coins  sombres.  Une  porte  donnait  sur 
un  petit  bosquet  feuillu,  humide  même  en  cette  journée  d'été. 
La  clé  était  sur  la  serrure.  Mais  nous  eûmes  quelque  peine  à 
ouvrir;  la  serrure  était  rouillée,  les  verrous  aussi  ;  les  bois 
avaient  joué. 

—  Vous  voilà  dans  le  Thiergarten  réservé,  me  dit  Else  ;  vous 
retrouverez  aisément  votre  chemin. 

—  Et  vous,  princesse?  qu'allez- vous  faire? 

—  Je  vais  attendre  Bohlberg  là-haut,  dans  le  boudoir.  Elle 
ne  peut  manquer  de  monter  à  ma  recherche.  Je  dirai  que  je  me 
suis  un  peu  évanouie  de  peur,  que  je  ne  me  suis  plus  senti  la 
force  de  descendre...  Enfin,  j'inventerai  quelque  chose. 

Nos  lèvres  s'effleurèrent  furtivement,  distraitement.  Et  la 
preuve  qu'Else  était  distraite  me  fut  donnée  par  ces  mots,  qu'elle 
dit  aussitôt  que  son  baiser  lui  laissa  le  loisir  de  parler  : 

—  N'avez-vous  pas  remarqué  que,  juste  après  avoir  menacé 
de  mort  M.  de  Marbach,  le  docteur  Zimmermann  s'en  est  allé 
tout  droit  vers  les  remises  des  voitures? 

—  Il  n'avait  pourtant  pas  d'explosif  sur  lui  !... 

—  Il  a  déclaré  au  major  qu'il  portait  dans  le  verre  de  sa 
montre  de  quoi  faire  sauter  le  château  !  Mais  on  vient...  On  me 
cherche . . .  Sauvez- vous  ! . . . 

Elle  me  poussa  un  peu  vivement  dehors,  et  referma  la  porte 
derrière  moi.  «  Ainsi,  me  dis-je,  la  Gombault  devait  pousser 
dehors  le  piqueur  du  prince  Ernst,  quand,  au  milieu  d'un  entre- 
tien avec  ce  personnage,  le  prince  s'annonçait  à  l'improviste...  » 
Puis,  ma  pensée  revint  à  l'attentat,  au  major,  au  docteur  Zim- 
mermann. 

»  Else  a  raison  ;  toutes  les  apparences  sont  contre  ce  pauvre 
Moloch.  Pourtant  je  jurerais  que  Moloch  n'est  pour  rien  dans 
l'aventure.  » 

Un  sentier  que  l'herbe  effaçait  et  que  barraient  de  place  en 
place  les  ramures  folles  des  taillis  me  ramena,  en  contouruant 
le  théâtre,  jusqu'à  Tesplanade  des  Tilleuls.  La  foule  y  était 
encore  compacte.  Elle  avait  forcé  les  cordes  et  se  massait  main- 
tenant au  pied  du  pavillon  de  la  Fasanerie.  Je  compris  qu'on 
avait  dû  porlor  le  major  dans  le  pavillon. 

—  Il  est  là?  demandai-je  à  Hans,  qui  regardait  la  façade  de 


Digitized  by 


Googk 


46  HTvms  Dfes  DEUX  mondîss. 

ses  gros  yeux  naïfs,  comme  si,  à  force  d'attention^  il  espérait 
voir  an  travers. 

L'enfant  tressaillit.  Il  balbutia  : 

—  Oui...  On  vient  de  l'apporter. 

C'était  son  arrivée  qu'avait  perçue  la  fine  oreille  d'Else. 

La  foule  s'ouvrait  respectueusement  devant  moi  sur  le  mol  : 
«  Hof'dienstI  Service  de  la  Cour  »  que  je  ne  manquai  pas  de 
-prononcer  comme  un  magique  Sésame  !  Je  rentrai  sans  difficulté 
dans  le  pavillon  et  je  gravis  l'escalier. 

La  plupart  des  fonctionnaires  étaient  groupés  dans  le  vesti- 
bule et  dans  Tescalier,  très  en  émoi.  Ce  que  j'entendis  au 
vol  confirmait  Thypothèse  de  la  princesse  sur  l'auteur  de  l'at- 
tentat. 

—  Personne  autre,  ici,  ne  manie  la  dynamite. 

—  C'est  un  acte  de  folie  commis  par  un  fou  inoffensif  à  l'or- 
dinaire, mais  que  la  contradiction  a  exaspéré. 

—  On  va  l'arrêter. 

—  On  va  l'interner... 

J^atteignis  la  chambre  de  la  Gombault.  Je  n'y  trouvai  ni  la 
princesse,  ni  Bohlberg.  On  m'assura  que  la  princesse  n'avait  pu 
supporter  la  vue  de  ce  corps  inanimé  qu'on  apportait,  et  s'était 
fait  ramener  au  chftteau.  Le  major  était  étendu  sur  le  lit,  sa  tu- 
nique ôtée,  sa  chemise  ouverte.  Le  médecin  de  la  Cour  l'auscul- 
tait. Alentour,  le  prince  Otto,  le  prince  Max,  l'aumônier...  Cela 
sentait  les  sels  et  le  vinaigre.  Comme  je  passais  le  seuil,  le 
médecin  se  redressa  et  se  retourna. 

—  Absolument  rien  de  lésé,  dit-il.  Simple  syncope,  causée 
probablement  par  l'émotion. 

—  Le  major,  demanda  l'aumônier,  quand  il  était  au  service  de 
l'Empereur  chez  les  Herreros,  n'a-t-il  pas  déjà  été  victime  d'un 
coup  de  mine? 

—  Oui.  Et  il  a  reçu  alors  ce  que  nous  appelons  médicalement 
le  choc,  —  c'est-à-dire  l'impression  cérébrale  indélébile.  Mais, 
tenez  !  il  revient  à  lui. 

En  effet,  le  major  soulevait  péniblement  la  tête  au-dessus  de 
l'oreiller.  Ses  paupières  s'entrouvrirent,  il  murmura  : 

—  Ne  tirez  pas!  ne  tirez  pasi  Je  veux...  je  veux... 

Il  retomba  épuisé.  A  ce  moment,  j'observai  le  prince  Max. 
Il  ne  quittait  pas  des  yeux  le  visage  du  comte  de  Marbach.  Il 
était  très  pâle.  A  la  vue  du  mouvement  qu'avait  fait  le  patient,  un 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH.  47 

flux  de  sang  inonda  ses  joues  et  je  reconnus  dans  son  regard 
l'éclair  haineux  que  j'y  avais  déjà  va  passer. 

—  Messieurs,  fit  le  docteur,  il  faudrait  me  laisser  seul  avec 
le  malade,  si  Son  Altesse  n'y  voit  pas  d'inconvénient.  Les  nerfs 
ébranlés  requièrent  un  parfait  repos. 

—  Nous  vous  obéissons,  Klingenthal,  fit  le  prince.  Messieurs, 
descendons  ! 

Justement,  le  ministre  de  la  pouce  enirait.  Il  se  fit  un  grand 
silence. 

—  Eh  bien?  demanda  le  prince.  Vous  pouvez  parler,  Dron- 
theim, 

—  Monseigneur,  le  criminel  a  été  arrêté  au  moment  où  il 
regagnait  sa  villa. 

—  A-t-il  avoué? 

"  Nullement!  il  a  même  prétendu  ignorer  l'attentat.. « 

—  Quelle  impudence  1 

—  Il  dit  avoir  entendu  l'expiosion,  mais  avoir  cru  que  c'était 
une  pièce  d'artifice  à  laquelle  on  mettait  le  feu. 

—  En  plein  jour  1 

—  Ou  im  coup  de  canon. 

—  Il  n'y  a  pas  de  canon  à  la  Fasanerie. 

—  C'est  ce  que  je  lui  ai  répondu.  Il  a  d'ailleurs  déclaré  qu6 
l'accuser  d'attentat  anarchiste  était  absurde,  que  toute  sa  vie 
proteste  là  contre. 

Le  prince  médita. 

—  Peut-être,  après  tout,  ce  malheureux  n'est-il  que  fou. 

—  Je  ne  crois  pas,  Monseigneur,  répliqua  le  ministre  de 
la  police.  Ses  réponses  étaient  pleines  de  bon  sens  et  même 
d'adresse.  Pour  moi,  il  joue  la  bizarrerie. 

—  A-t-il  demandé  à  me  voir? 

—  Non,  Monseigneur.  Il  a  demandé  à  voir  sa  femme.  J'ai  cru 
devoir  refuser,  et,  si  Voke  Altesse  n'y  voit  pas  d'inconvénient, 
je  le  maintiendrai  au  secret. 

Le  prince  réfléchit  encore  un  mstant.  Sui  le  lit  de  la  Gom- 
bault  le  comte  poussa  un  gémissement  et  articula  quelques 
syllabes  sans  suite. 

—  Descendons,  messieurs  I 

Tout  le  monde  suivit  le  prince.  Quand  Max  arriva  devant 
moi,  il  0ie  sembla  qu'il  allait  me  parler.  Mais  son  regard  se 
déroba;  il  ne  dit  rien  et  passa. 


Digitized  by 


Googk 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dehors,  la  foule  acclama  le  prince  Otto.  Pour  les  Rothber- 
geois,  leur  chef  héréditaire  venait  d'échapper  à  la  mort.  Ils  lui 
firent  un  accueil  chaleureux. 

Le  ministre  de  la  police  m'offrit  très  aimablement  une  place 
dans  sa  voiture  pour  regagner  le  Luftkurort.  Je  préférai  me 
mêler  au  peuple  dont  les  mille  voix  émues  commentaient  l'évé- 
nement. Ces  voix  exprimaient  généralement  le  désir  de  lyncher 
le  pauvre  Mo  loch.  Les  femmes  surtout  débridaient  leur  colère  : 
et  même  des  lèvres  tendres  des  jeunes  filles,  jaillirent  les  cris  de 
mort.  Je  rejoignis  le  négociant  saxon  et  sa  blonde  épouse,  avec 
lesquels  j'avais  voyagé,  naguère,  entre  Steînach  et  Rothberg. 

—  Quelle  affaire,  me  dit-il...  Voilà  qui  sera  un  souvenir  pour 
nous  deux,  eh!  Gretel?  d'avoir  assisté  à  un  attentat  anarchiste? 

—  On  devrait  faire  sauter  ce  misérable  avec  sa  propre  dyna- 
mite, reprit  Gretel,  pour  qu'il  soit  déchiqueté  en  morceaux 
comme  exemple.  Il  n'y  a  plus  de  tranquillité  au  monde,  si,  au 
milieu  d'une  fête,  une  bombe  peut  vous  détruire.  Vous  savez, 
monsieur,  que  mon  mari  a  tout  juste  échappé  à  la  mort? 

—  Quoi,  m'écriai-je,  vous  avez  été  touché? 

—  Non,  reprit  le  négociant.  J'étais  à  côté  de  la  voiture  du 
prince  Otto,  Gretel  au  contraire  cherchait  celle  de  la  princesse 
Else.  Supposez,  monsieur,  que  c'eût  été  la  voiture  du  prince  qui 
eût  sauté;  je  périssais  &  l'âge  de  quarante-six  ans.  Heureuse- 
ment le  misérable  s'est  trompé  de  voiture.  Et  alors,  j'étais  trop 
loin  de  celle  du  major.  Je  n'ai  même  rien  vu. 

Ainsi  devisant,  nous  étions  sortis  du  Thiergarten,  et,  la  Rotha 
passée,  nous  remontions  la  côte  vers  le  Luftkurort.  Des  piquets 
de  soldats  nous  croisaient  :  tout  le  détachement  avait  été  main- 
tenu sous  les  armes,  sans  doute  afin  d'inspirer  la  confiance  aux 
bons  citoyens  et  la  terreur  aux  mauvais.  Le  ciel,  lentement  as- 
sombri au-dessus  des  montagnes,  suspendait  sur  la  contrée  la 
menace  d'un  orage  qui  n'éclatait  pas.  Et  le  château  se  dessinait 
en  jaune  sur  le  fond  obscurci  du  ciel. 

Aux  abords  du  Luftkurort,  j'aperçus  Herr  Graus  qui,  toujours 
en  frac,  pérorait,  très  entouré. 

—  La  police  a  apposé  les  scellés  sur  l'appartement  et  sur  le 
laboratoire.  Rien  ne  pourra  en  être  enlevé.  Il  faut  que  la  loi 
soit  appliquée...  Ah!  monsieur  Dubert,  fit-il  en  me  reconnais- 
sant... J'ai  à  vous  parler,  monsieur  le  docteur  Dubert! 

Il  m'entraîna  à  l'écart,  comme  pour  une  confidence. 


Digitized  by 


Googk 


t 

MONSIEUR  ET  MADAME  MOLoSfcK^^^i  49 

—  Il  se  passe  une  chose  grave,  monsieur  Dubert...  Quand  le 
docteur  a  été  arrêté,  il  rentrait  dans  la  villa  avec  sa  femme  et 
votre  jeune  sœur... 

—  Eh  bien? 

—  On  a  emmené  le  docteur  sans  lui  dire  de  quoi  il  s'agis- 
sait. La  t^'rau  Doctor  et  la  jeune  demoiselle  sont  rentrées  dans 
la  villa.  Puis  on  est  venu  mettre  les  scellés  sur  l'appartement  du 
docteur  et  alors  la  Frau  Doctor  s'est  retirée  dans  la  chambre 
de  votre  jeune  sœur. 

—  Elle  a  bien  fait. 

—  Je  ne  dis  pas  non  :  seulement  maintenant,  la  fouie  est  sous 
la  fenêtre  de  la  chambre,  et  elle  pousse  de  mauvais  cris. 

Je  laissai  HerrGraus  et  je  me  hâtai,  au  pas  de  course,  vers  les 
villas.  Une  trentaine  de  braillards  amassés  sous  la  fenêtre  de 
Gritte  criaient  :  «  A  bas  Zimmermann  !  A  mort  l'assassin  !  » 

Je  m'approchai  d'eux  : 

—  Messieurs,  dis-je,  le  coupable  présumé  est  sous  les  ver- 
rous. Il  n'y  a  dans  cetle  maison  que  deux  femmes  sans  défense, 
dont  l'une  est  Française  et  a  quatorze  ans  :  c'est  ma  sœur.  Je 
demande  à  votre  courtoisie  de  vouloir  bien  vous  éloigner. 

Ce  petit  discours  produisit  un  bon  effet.  Après  quelques  con- 
ciliabules, les  manifestans  s'écartèrent  et  me  laissèrent  entrer.  Je 
grimpai  vivement  l'escclier;  je  frappai,  en  me  nommant,  à  la 
porte  de  Gritte.  Elle  m'ouvrit  elle-même,  rouge,  animée. 
M"*  Moloch  était  assise,  immobile,  à  peine  plus  pâle  que  de  cou- 
tume. 

—  Ah!  te  voilà,  fit  Gritte.  Il  est  temps.  Je  crois  que  ces  gens- 
la  veulent  nous  écharper. 

—  Tu  es  une  bonne  petite,  dis-je  en  l'embrassant.  Ne  crains 
rien,  il  n'y  a  pas  de  danger. 

—  Je  n'avais  pas  peur,  répliqua  Gritte. 

—  M.  Dubert  a  raison,  fit  M""'  Moloch  amèrement  :  ces 
ivrognes  se  contenteront  de  hurler.  Mais  mon  mari  est  en 
prison. 

Cependant  une  nouvelle  cohue  de  manifestans  arrivait  de 
Rothberg-Village  et  se  massait  devant  la  villa  Else.  Les  cris 
redoublèrent  :  un  petit  caillou  frappa  une  fenêtre  voisine.  Je  re- 
gardai dans  la  rue  :  Herr  Graus  accourait,  tenant  un  papier  à 
la  main.  Il  monta  sur  un  banc  devant  la  villa  Else  et  dit  : 

—  Voici  le  télégramme  que  notre  bien-aimé  prince  envoie  à 

TOME  XXXV.  —  1906.  4 


Digitized  by 


Googk 


SQ  REVUE   I>ES  DEUX  MONDES. 

rinstant  à  tous  les  chefs  d'État  et  qu'il  daigne  vous  communi- 
quer ; 

(c  Miraculeusement  sauvé  du  péril  qui  menace  aujourd'hui 
tous  les  souverains,  je  rends  grftce  au  Dieu  tout-puissant  qui 
m'a  épargné  les  effets  d'un  terrible  attentat!... 

a  Otto,  prince  de  Rothberg.  » 

Les  acclamations  furent  assourdissantes.  Mais  la  foule  aime 
encore  mieux  honnir  qu'acclamer.  Quand  Herr  Graus  fut  des- 
cendu de  son  banc,  les  cris  de  :  «  A  mort  Zimmermann  !  A  mort 
l'assassin  !  »  jaillirent  de  plus  belle. 

—  Venez  toutes  deux  dans  ma  chambre,  dis- je  à  M"*  Moloch 
et  à  Gritte.  Vous  y  serez  en  sûreté  et  vous  n  y  entendrez  plus  ces 
braillards. 

M"*  Moloch  y  consentit.  Gritte  préféra  rester  avec  moi,  à 
observer  la  foule  qui  grossissait  et  toujours  criait:  «  A  mort! 
à  mort!  »  Elle  couvrait  maintenant  la  petite  place;  ce  n'étaient  plus 
seulement  de  vagues  ivrognes  :  les  redingotes,  les  chapeaux 
de  soie  se  mêlaient  aux  toilettes  bourgeoises  des  femmes.  Et 
voilà  que  tout  à  coup,  des  pentes  qui  bordaient  la  place  et  dé- 
valaient vers  la  Rotha,  une,  deux,  dix,  trente,  plus  de  cent  oies 
apparurent,  attirées,  selon  leur  coutume,  par  le  bruit  des  cla- 
meurs humaines.  Col  tendu,  bec  bâillant,  plumes  hérissées, 
elles  se  rangeaient  en  arrière-garde  derrière  l'armée  des  insul- 
teurs,  et,  plus  fort  que  tout,  de  leurs  voix  stridentes,  il  me  sembla 
qu'elles  clamaient  aussi  : 

—  A  mort  Zimmermann  ! 

Marcel  Prévost. 
{La  quatrième  partie  au  prochain  numéro.) 


Digitized  by 


Googk 


LETTRE  SUR  LE  TRAVAIL 


(1) 


I 

Dans  la  situation  présente,  peut-«n  s'abstenir  de  toute  ré- 
flexion sur  les  utopies  républicaines?  Le  silence  serait  un 
malheur,  et,  pour  mon  compte,  je  le  romps. 

Si  la  France  veut  la  République,  la  République  sera.  Le  Gou- 
vernement Provisoire  affirme  qu'elle  existe,  et  demande  en  même 
temps  la  consécration  de  la  République  à  une  Assemblée  Natio- 
nale, dans  àé&  termes  et  avec  des  moyens  qui  ne  laissent  aucun 
doute  sur  le  vote  universel.  Un  journal,  qui  a  fait  le  Gouverue* 
ment,  devient  tout  à  coup  le  plagiaire  de  rintimidation.  Il  déclare 
traître  à  la  patrie  quiconque  proposerait  une  autre  forme  de 
gouvernement  que  la  République.  Ce  journal  nous  donne  ainsi 
la  liberté  de  faire  ce  qui  lui  platt.  Après  le  bon  plaisir  monar- 
chique^  nous  avons  le  bon  plaisir  terroriste.  Cet  article  est  pré* 
maiuré,  voilà  tout.  Il  y  a  eu  des  réclamations.  Dans  six  mois 
elles  ne  seront  plus  possibles. 

Le  Gouvernement  Provisoire  actuel  n'écoute  pas  plus  le  si- 


Ci)  Cette  importante  étude  politique  et  sociale  de  Balzac  fait  partie  des  archives 
du  Ticomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul.  Elle  est  complôtement  inédite,  et  date 
du  printemps  de  1848.  Quelques  mois  après,  l'auteur  partit  pour  la  Russie,  d'où 
il  ne  revint  qu'en  mai  1850,  marié  et  mourant. 

Intitulée  successivement  :  Lettrt  au  commerce  et  Lettre  sur  la  chose  publique, 
Balxac  lui  donna  définitivement  pour  titre  :  Lettre  sur  le  travail.  Une  seconde 
étude,  annoncée  à  la  fin  de  celle-ci,  n'a  sans  doute  jamais  été  écrite.  En  tous  cas, 
•Ue  n'a  pas  été  retrouvée. 


Digitized  by 


Googk 


33  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

kiice  que  ne  Técoutait  Louis-Philippe.  Beaucoup  de  gens, 
effFt3rés  de  leur  succès,  sont  revenus  à  l'idée  de  la  Régence.  Mais 
o?s  braves  gens  s'abusent.  La  France  entière  voudrait  la  Régence, 
que  la  Régence  serait  impossible,  par  le  refus  certain  de  ceux 
qu^on  pourrait  désirer  pour  Régens.  On  a  parlé  d'Henri  V.  Mais 
le  chef  de  la  maison  de  Bourbon  a  refusé  pour  deux  raisons  de 
jamais  régner  en  France.  Je  ne  dirai  rien  de  la  première,  car  la 
seconde  suffit  :  tV  ne  vetd  pas. 

Quant  à  prendre  un  prince  étranger,  de  la  maison  de  Bourbon, 
c'est  une  proposition  contre  laquelle  la  France  entière  se  soulè- 
verait. 

Ainsi,  la  maison  de  Bourbon  est,  par  sa  propre  volonté,  par 
le  vœu  de  la  plus  grande  partie  de  la  nation  française,  à  jamais 
déshéritée  du  trône. 

On  ne  fait  pas  plus  des  Rois  qu'on  ne  fait  du^  bois.  Il  faut 
beaucoup  de  temps,  des  conditions  telles,  qu'il  a  fallu  le  génie 
de  Napoléon  et  son  bonheur  pour  les  esquiver,  car  il  ne  les 
remplissait  pas.  Néanmoins,  quatre  millions  de  votes  ont  créé 
sa  dynastie,  et  malgré  l'état  où  se  trouve  cette  famille,  elle  a 
pour  elle  l'élection,  un  droit,  une  consécration.  Si  la  France  est 
obligée  de  se  donner  une  espèce  de  Doge,  comme  en  Angleterre, 
elle  ne  peut  le  trouver  que  là. 

Quoi  qu'on  fasse,  le  mouvement  de  1848  sera  semblable  à 
celui  de  1688  en  Angleterre;  nous  réaliserons  le  gouvernement 
parlementaire  que  voulait  la  coalition  de  1839,  et  nous  nous 
raccrocherons  à  ime  branche  de  Hanovre  quelconque,  un  peu 
plus  tôt,  un  peu  plus  tard. 

Voici  ce  qui  va  nécessairement  arriver. 
La  future  Assemblée  Nationale  n'aura  pas  de  centre,  car  elle 
sera  le  pouvoir  exécutif,  comme  le  fut  la  Convention,  les  mi- 
nistres ne  pouvant  être  que  ses  délégués.  Elle  se  partagera  fata- 
lement en  gauche  et  en  droite,  et  la  gauche  se  composera  des 
républicains  radicaux,  de  ceux  qui  représenteront  les  idées  de 
Fourier,  les  idées  communistes,  et  le  radicalisme  républicain. 
.  Si  la  gauche  est  en  majorité,  je  ne  veux  pas  prévoir  quelles 
seront  ses  dissensions  intestines.  Elles  seront  violentes.  Mais,  si 
cette  gauche  a  la  majorité,  j'en  appelle  à  tous  les  hommes  de 
bon  sens;  la  France  n'est  pas  perdue,  les  nations  ne  mourant 
pas  ;  mais  elle  sera  dans  l'anarchie,  ou  sous  le  régime  radical, 
pendant  fort  longtemps. 


Digitized  by 


Googk 


LETTRE  SUR    LE   TRAVAIL.  53 

Sî  la  droite  est  en  majorité,  si  elle  a  six  cents  voix  sur 
neuf  cents,  eh  bien,  que  deviendra-t-elle  devant  une  minorité  à 
laquelle  la  révolution  de  Février  donne  le  droit  d'appeler  les 
masses  h  son  secours?  Je  ne  réponds  pas  à  cette  question; 
chacun  y  répondra  dans  son  for  intérieur. 

On  doit  la  vérité  à  son  pays.  La  voici.  Je  ne  la  vends  pas,  je 
la  donne. 

Ceci  est  le  côté  politique  de  notre  état  actuel.  Mais  voici  le 
côté  des  intérêts  privés. 

Les  mots  :  organisation  du  travail  y  signifient  coalition  des 
travailleurs,  et  ce  mot  de  travailleur  a  pour  unique  traduction  le 
mot  ouvrier.  On  a  supprimé,  comme  par  enchantement,  tous  les 
autres  travaux  :  ceux  de  l'intelligence,  ceux  du  commandement, 
ceux  de  Tinvenfion,  ceux  des  voyageurs,  ceux  des  savans,  etc. 

Aussi,  les  ouvriers  ont-ils  admirablement  compris  la  coali- 
tion. Ils  sont  enrégimentés,  ils  ont  des  chefs  et  des  représentans. 

En  un  moment  tous  les  salaires  ont  doublé,  par  la  restric- 
tion du  temps  de  travail;  et,  par  la  plus-value  de  la  journée,  la 
production  diminue  nécessairement,  et  l'objet  produit  devient 
plus  cher. 

Pense-t-on  à  créer  des  acheteurs  ?  Tout  au  contraire,  on  les 
supprime,  par  les  dangers  évidens  de  la  situation  politique. 
Mais,  en  maintenant  (ce  qu'il  ne  faut  concéder  que  pour  faci- 
liter la  discussion)  autant  d'acheteurs  pour  les  produits  ren- 
chéris  qu'il  s'en  trouvait  pour  les  produits  précédens  : 

Primo.  Les  produits  précédens  s'écouleront  avant  les  produits 
renchéris; 

Secundo.  Par  suite  de  ce  retard,  les  produits  renchéris  per- 
dront de  leur  valeur. 

C'est  la  ruine  certaine  des  fabricans. 

Passons  par-dessus  ces  deux  inconvénieos  ;  admettons,  par 
un  miracle,  que  la  situation  commerciale  soit  identiquement 
celle  qui  régissait  la  France  en  janvier  1848.  Voyons  le  résultat 
de  cette  opération. 

Dès  que  les  salaires  sont  doublés,  les  objets  de  consomma- 
tion suivent  cette  marche,  car  le  blé  coûtera  plus  cher,  soit  par 
l'élévation  des  salaires  des  ouvriers  forains  et  à  domicile  de 
l'agriculteur,  soit  par  le  renchérissement  des  transports;  ainsi 
des  loyers,  etc.  Donc  l'ouvrier ,  avec  ses  dix  heures  de  travail  et 
sa  journée  plus  rétribuée,  se  trouvera  dans  la  même  situation 


Digitized  by 


Googk 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qfu'auparavant.  U  mangera,  il  consommera  son  salaire.  Il  n'y 
aura  Hen  d'amélioré  dans  sa  condition.  Il  faudra  renoncer  au 
placement  à  l'étranger  des  produits  renchéris.  La  consommation 
intérieure  restera  seule  à  la  fabrication  française. 

Nous  prêtons,  par  le  silence  sur  de  pareils  résultats,  une 
force  incalculable  à  la  désorganisation  sociale,  qu'on  appelle  la 
question  sociale. 

On  ne  veut  plus  de  privilèges,  d'aucun  genre,  ni  d'aucune 
espèce.  Mais  alors  il  faut  supprimer  les  douanes,  qui  créent  des 
privilèges  aux  industries  protégées.  Que  devient  alors  le  com- 
merce français?  Il  serait  frappé  au  cœur  par  cette  mesure,  car, 
si  vous  renchérissez  vos  produits,  l'industrie  étrangère  inondera 
la  France  de  ses  produits  à  meilleur  marché.  Si  vous  protégez 
tous  les  produits  renchéris,  ce  sera  une  déclaration  de  guerre 
pacifique  aux  industries  étrangères,  qui  vous  répondront  par 
des  prohibitions  pareilles,  et  le  commerce  extérieur  périt  ! 

Pendant  dix-sept  ans,  Louis-Philippe  a  constamment  oublié^ 
sacrifié,  les  intérêts  moraux,  politiques,  de  la  France  à  l'exté- 
rieur, au  profit  du  commerce  et  de  la  prospérité  de  la  France. 
Il  avait  amené  ainsi  la  prospérité  matérielle  à  Uji  degré  inouï. 
L'ensemble  du  commerce  intérieur  et  extérieur  dépassait  deux 
milliards.  Tout  cela,  dans  l'intérêt  de  sa  dynastie,  et  il  achetait 
cette  paix  à  tout  prix  en  abandonnant  l'honneur  du  pays  dans 
toutes  les  questions  extérieures. 

En  1840,  j'imprimais  ceci  (1)  :  que  s'appuyer  sur  les  inté- 
rêts, c'était  s'appuyer  sur  rien  ;  que  le  commerce,  la  bourgeoisie 
repue,  était  la  plus  trompeuse  de  toutes  les  forces,  et  c'est 
la  Garde  Nationale  qui  a,  en  effet,  renversé  Louis-Philippe,  car, 
en  France,  Thonneur  est  plus  cher  que  l'argent,  et  si  vous 
trahissez  trop  visiblement  l'honneur  d'une  nation  elle  se  révolte, 
comme  le  plus  lâche  finit  par  avoir  du  cœur,  quand  il  reçoit  un 
soufQet  devant  trop  de  monde. 

On  va  loin  avec  des  finesses  de  maquignon  normand,  mais 
on  ne  peut  pas  aller  vingt  ans  ainsi  dans  un  pays  comme  la 
France,  et  l'on  tombe  la  dix-huitième  année. 

Cette  prospérité  commerciale  de  deux  milliards  reviendra- 
t-elle?  Il  ne  faut  pas  y  compter.  De  longtemps  on  ne  reverra  ce 
chiffre. 

il)  Voyez  dans  le  troisième  et  dernier  numéro  de  la  Revue  Parisienne  (fondée 
^ar  Balzac),  qui  parut  le  25  septembre  1840,  Tarticle  intitulé  :  Sur  les  Ouvriers. 


Digitized  by 


Googk 


LETTRE   SUR   LE   TRAVAIL.  55 

Maintenant,  pour  sauver  la  France,  il  faut  ourdir  la  conspi- 
ration du  bien,  comme  la  conspiration  du  mal  a  éclaté,  avec  ra- 
pidité. Au  lieu  d'envoyer  à  l'Assemblée  des  gens  sans  éducation 
ni  instruction,  comme  le  désire  un  citoyen-ministî'e,  il  ne  faut  y 
ea^voyer  que  les  sommités  du  pays  en  tous  genres,  car  nous 
auirons  plus  de  chance  d'y  trouver  de  grands  politiques,  et  il 
fa^it  surtout  y  envoyer  des  gens  de  courage,  qui  présentent  des 
foroes  imposantes  et  résolues  aux  opinions  désorganisatrices. 

II 

Le  temps  est  la  fortune,  toute  la  fortune  de  l'homme,  comme 
il  est  celle  des  États,  car  toute  fortune  est  l'œuvre  du  temps  et 
du  mouveinent  combinés,  pour  nous  ser\nr  d'une  expression  al- 
gébrique qui  comprenne  toute  espèce  d'activité. Dire  à  l'homme: 
«  Tu  ne  travailleras  que  tant  d'heures  par  jour,  »  c'est  réduire 
le  temps,  c'est  entreprendre  sur  le  capital  humain.  Supprimer  le 
travail  à  la  tâche,  c'est  encore  pis,  selon  nous,  c'est  s'inscrire  en 
faux  contre  ce  grand  principe  chrétien,  social  :  «  A  chacun  selon 
son  œuvre.  »  Ces  deux   propositions  sont  en  elles-mêmes  un 
attentat  à  la  liberté  individuelle,  à  la  richesse  privée  et  à  la  ri* 
chesse  publique.  C'est,  enfin,  la  tyrannie,  au  nom  d'une  théorie 
spécieuse,  fausse  à  l'application.    C'est  l'exercice   régimentaire 
substitué  à  la  production  libre  et  spontanée.  Nous  voyons,  avec 
désespoir  pour  les  ouvriers  eux-mêmes,  cette  erreur,  qui  part 
d'ailleurs  d'une  secte  économique  dont  la   bonne  foi,  dont  le 
désir  de  bien  faire,  ne  sont  pas  douteux.  Mais  examinons  le  ré- 
sultat de  cette  théorie,  appelée  l'organisation  du  travail,  et  qui 
ne  nous  en  a  donné  jusqu'à  présent  que  la  désorganisation. 

En  abolissant  le  marchandage  (en  haine  des  marchandeurs 
seulement),  et  en  réduisant  les  heures  de  travail,  quel  est  le 
quotient  social,  quel  est  le  quotient  particulier  de  cette  opé^ 
ration? 

Vous  nivelez  la  production  en  disant  :  «  Tu  n'iras  pas  plus 
lom.  »  C'est  la  réduction  du  commerce  général,  c'est  préparer  le 
triomphe  de  la  production  anglaise  sur  la  production  française^ 
car  l'Angleterre  ne  désarmera  pas  ses  ateliers  comme  nous  les 
nôtres  ;  elle  restera  sur  pied  de  guerre.  Nous  ne  pensons  pas 
qu'on  s'arrête  à  l'observation  que  les  maîtres  payeront  des  heures 
en  sus.  D'abord,  ce  serait  le  renchérissement  de  la  production, 


Digitized  by 


Googk 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  nous  pouvions  à  peine,  dans  l'état  de  choses  ancien,  lutter 
avec  TAngleterre,  la  Suisse  et  l'Allemagne.  Nous  n'avions  plus 
que  l'avantage  du  goût  de  nos  artistes  en  fait  de  formes  et  de 
dessins. 

Puis,  le  Gouvernement  Provisoire  a  déclaré  que  les  heures 
retranchées  devaient  être  données  à  Tinstruction,  à  la  moralisa- 
tion  des  ouvriers.  Ainsi,  dans  les  deux  cas,  c'est  donc  la  restric- 
tion de  la  production,  c'est  le  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin  !  »  de  la 
fabrication. Tel  est  le  quotient  politique:  réduction  du  commerce 
général,  conséquemment  réduction  des  revenus  de  l'État,  fournis 
par  le  mouvement  commercial.  Le  commerce  total  allait  naguères 
à  deux  milliards  et  quelques  cents  millions,  A  quel  chiffre  tom- 
bera-t-il?  Napoléon,  en  1812,  dans  le  fameux  budget  de  1813, 
s'applaudissait  d'avoir  amené  le  commerce  de  cent 'trente-six 
départemehs  à  sept  cents  millionsl 

Maintenant,  voyons  le  quotient  particulier. 

Il  y  a  de  bons,  il  y  a  de  médiocres,  il  y  a  de  mauvais  ouvriers 
dans  tous  les  corps  d'état,  et,  pour  ne  pas  les  blesser  par  cette 
triple  distinction,  nous  leur  dirons  que  la  république  des  lettres 
compte,  et  a  de  tout  temps  compté,  de  bons,  de  médiocres,  de 
mauvais  écrivains.  Aujourd'hui,  la  république  des  lettres  se 
compose  d'en^'iron  mille  personnes,  dans  la  littérature  propre- 
ment dite,  de  six  cents  dans  la  littérature  dramatique.  Combien, 
dans  l'une  et  l'autre  catégorie,  y  a-t-il  de  célébrités?  Chacun 
peut  répondre,  et  n'y  usera  pas  ses  doigts.  Maintenant,  combien 
y  en  a-t-il  qui  gagnent,  en  moyenne,  vingt  mille  francs  par  an, 
en  y  comprenant  ceux  qui  gagnent  phis?  Nous  ne  serons  démen- 
ti par  personne  en  les  mettant  à  cinquante,  et  c'est  énorme  ! 
Combien  gagnent  dix  mille  francs  en  moyenne?  Cent^M  plus! 
Composez  le  total  de  ce  que  payent  le  théâtre,  le  journal,  et  la 
librairie,  vous  ne  trouvez  pas,  en  effet,  deux  millions.  Dans  les 
sciences  et  la  polémique,  la  proportion  est  moindre.  Eh  bien,  ces 
nombres  ne  représentent  pas  le  dixième  du  total. 

Selon  nous,  l'accord  de  la  santé,  de  Yintelligence  et  de  la 
main  est  au  moins  aussi  rare  chez  les  ouvriers  de  tous  les  corps 
d'état,  que  l'accord  du  talent  et  de  idi  volonté  ch^z  les  travailleurs 
intelligentiels.  On  compte  les  bons  ouvriers  dans  tous  les  arts 
et  métiers,  et  les  ouvriers  le  savent  très  bien.  Ils  se  connaissent 
parfaitement  entre  eux  et  s'estiment  en  raison  de  leur  valeur, 
absolument  comme  des  auteurs.  Ne  sont-ils  pas  les  auteurs  de 


Digitized  by 


Googk 


LETTRE   SUB   LE   TBAVATL.  57 

toute  production  matérielle,  aidés  par  Tinventeur?  Enfin,  vous 
les  trouvez  si  rares  en  agriculture,  les  bons  ouvriers,  que  vous 
les  stimulez  par  des  prix  et  des  concours  dans  des  comices  ! 

Mais  admettons,  par  une  exception  faîte  en  faveur  de  la  main 

sur  V esprit^  qu'il  y  ait  autant  de  bons  ouvriers  que  de  médiocres. 

Quant  aux  mauvais,  nous  ne  pensons  pas  qu'on  veuille  réformer 

Tétat.   de  choses  à  leur  profit  !  Eh  bien,  en  supposant  égalité  de 

noiabre  entre  les  bons  ouvriers  et  les  médiocres,  vous  immolez 

les  gains  fort  légitimes  du  bon  ouvrier  à  l'uniformité  du  salaire 

denxctndé  pour  les  médiocres!  Vous  empêchez  le  bon  ouvrier  de 

fairo  à  la  tâche  tout  l'ouvrage  qu'il  peut  et  veut  faire  !  Vous  lui 

interdisez  d'avoir  une  famille  !  En  effet,  vous  immolez  la  famille 

au  célibat^  en  donnant  cent  sous  pour  dix  heures   de  travail  à 

l'adulte  de  dix-huit  ans  comme  à  l'ouvrier  de  quarante  ans,  à 

l'inexpérience  comme  à  l'expérience,  au  père  de  famille  qui  a 

trois  bouches,  au  moins,  chez  lui,  tandis  que  le  célibataire  peut 

n'avoir  que  sa  blouse  sur  le  corps,  un  faible  loyer  et  nulle  autre 

charge  que  celle  de  ses  besoins. 

Vous  tuez  donc  la  famille  chez  le  peuple.  Tuer  la  famille, 
n'est-ce  pas  tuer  la  consommation  ?  Réglementer  ainsi  le  travail 
par  l'uniformité  du  salaire  et  la  limitation    des  heures,  c'est 
d'abord  la  destruction  de  la  société,  minée  dans  sa  base.  Puis, 
c'est  la  ruine  de  la  production  dans  son  essence.  Vous  obligez 
ainsi  le  bon  ouvrier  à  ne  travailler  que  comme  travaille  le  mé- 
diocre. Pourquoi  ferait-il  mieux,  s'il  n'est  pas  mieux  payé? 
Tel  est  le  quotient  particulier  de  votre  opération. 
L'ouvrier  est  un  négociant  qui,  pour  capital,  a  sa  force  cor- 
porelle, et  il  la  vend  à  un  prix  débattu.  Quand  il  y  joint  un 
capital  en  argent,  il  devient  maître.  S'il  y  a  beaucoup  d'ouvriers 
sur  un  point  donné  du  globe,  la  valeur  de  la  force  tombe  en 
raison  de  son  afQuence,  de  même  que  le  prix  de  telle  marchan- 
dise tombe,  par  le  même  phénomène,  souvent  au-dessous  de  sa 
valeur  réelle.  L'ouvrier  entre  dans  le  partage  des  bénéfices  de 
l'opération  avec  son  patron,  absolument  comme  le  capitaliste, 
qui  préfère  une  prime  immédiate  au  gain  futur  d'ime  spécula- 
tion, car  l'ouvrier  est  payé  de  son  temps,  de  sa  force,  de  son 
concours    immédiatement,  et,  par  privilège^  avant  tout  gain, 
toute  réalisation  de  l'affaire,  la  loi  l'a  privilégié  !  Nous  ne  savons 
pas  comment  l'on  met  toutes  ces  vérités  si  simples,  si  patentes, 
eu  oubli. 


Digitized  by 


Googk 


58  REVUE  .DBS  DEUX   MONDES. 

L'ouvrier  vaut  vingt  franos  par  jour  en  Amérique,  il  vaut 
quinze  francs  en  Russie,  il  vaut  cinq  et  dix  francs  à  Paris  et  à 
Londres,  selon  sa  puissance  de  travail.  Et  c'est  parce  que  sa  force 
abonde  à  Paris  et  à  Londres,  que  la  France  et  TAngleterre  four- 
nissent rAmérique,  la  Russie  et  lo  monde,  de  mille  choses  que 
les  autres  pays  ne  peuvent  établir  à  si  bas  prix. 

Pourquoi  Touvrier  reste-t-il  à  Paris  et  à  Londres,  et  ne  va-t-il 
pas  en  Amérique,  en  Asie,  en  Russie?  Parce  que,  dans  ces  pays, 
la  production  est  inégaie,  sans  suite,  et  qu'il  n'est  pas  dans  uû 
milieu  où  la  vie  soit  aussi  facile  que  dans  ces  deux  centres 
immenses.  Si  les  pays  où  il  est  rare,  lui  donnent  vingt  francs,  ils 
lui  en  demandent  vingt  et  un  pour  le  loger,  le  nourrir,  l'ha- 
biller, et  ils  ne  l'environnent  pas  de  jouissances  comme  à  Paris 
et  à  Londres.  Est-il  défendu  aux  ouvriers  de  mettre  leurs  forces 
en  commun,  de  s'établir,  de  devenir  maîtres  ?  Non.  Des  ouvriers 
ont  essayé,  des  ouvriers  habiles,  courageux,  et  qui  n'ont  man- 
qué ni  d'audace,  ni  de  bonheur;  ils  ont  élevé  la  première  maisoa 
de  Paris,  ils  ont  été  les  mieux  faisant,  et  ils  ont  fait  faillite  1 
Leurs  lois  intérieures  étaient  draconiennes  ;  il  n  y  avait  ni  cou- 
lage, ni  perte  de  temps  ;  ils  ont  été  sublimes,  ils  ont  été  sou- 
tenus, nous  les  avons  admirés,  et  ils  sont  tombés  néanmoins,  et 
nous  défions  de  mieux  organiser  le  travail  qu'ils  [ne]  l'avaient 
organisé. 

Changer  le  mode  amiable  entre  le  maître  et  l'ouvrier,  c'est 
ruiner  le  commerce  du  pays,  qui  résout,  à  son  profit,  le  pro* 
blême  de  la  fabrication. 

Vouloir  introduire  l'Égalité  dans  la  production  individuelle 
par  l'égalité  des  heures  de  travail  et  du  salaire,  c'est  vouloir  réa- 
liser la  chimère  de  l'égalité  des  estomacs,  de  la  taille  et  des  cer- 
veaux; c'est  vouloir  égaliser  les  capacités;  c'est  aller  contre  la 
nature  !  Mais,  parmi  les  ouvriers  qui  composent  cette  Lettre^  il 
en  est  qui  lèvent  quatorze  mille  lettres  dans  leur  journée,  d'autres 
dix  mille,  d'autres  sept  mille  I  Des  enfans  de  dix  ans  n'en 
lèvent  que  deux  mille  l  S'il  fallait  les  payer  à  la  journée,  vous 
renchéririez  les  livres  de  cent  pour  cent.  Voilà  l'image  de  ce 
que  vous  faites  pour  toute  la  production  française. 

Nous  étions  dans  cette  croyance  naïve  qu'il  y  avait  au  moins 
une  chose  jugée  en  politique,  et  surtout  en  France;  c'était  que 
jamais  CÉtat  ne  doit  intervenir  dans  tes  affaires  privées  et  com" 
merciales,  autrement  que  par  le  droit  commun.  Or,  quelle  inter^ 


Digitized  by 


Googk 


LETTRE   SUR  LE  TRAVAIL.  59 

ventioii  que  celle  de  régir  les  sources  de  la  production  !  L'Ëtat 
est  et  sera  toujours  la  dupe  de  toute  interventiou  dans  les 
affaires  de  commerce;  il  ne  doit  ni  entraver,  ni  secourir  le  com- 
merce; il  ne  faut  au  commerce  que  la  protection  générale  que 
l'Angleterre  lui  accorde.  En  1830,  le  fameux  prêt  au  commerce 
a  été  tout  bonnement  une  vente ,  où  le  commerce  a  eu  le  gouver- 
nement pour  acheteur,  à  la  risée  de  tous  les  gens  qui  ont  suivi 
cette  opération.  C'est  la  dernière  expérience  ;  l'État  y  entrait  en 
protecteur.  Aujourd'hui,  il  y  accourt  comme  médecin.  Eh  bien, 
il  est  en  train  de  tuer  le  malade.   Les  mesures,  en  apparence 
salutaires,  comme  celle  de  retarder  les  échéances,  sont  funestes. 
Les  échéances  se  retardent  d'elles-mêmes.  Le  dépôt  des  mar- 
chandises  et  la  négociation  du  récépissé,  ce  Mont-de-piété  ^n 
commerce,   sera,  ou  une  vente  déguisée,  ou  le  commerce^  si, 
peu  qu'on  lui  prête,  ne  dégagera  rien.  L'essence  et  le  fondement 
de  tout  commerce,  c'est  la  liberté.  La  confiance,  la  méfiance  ne 
se  donne  ni  ne  se  ramène  par  des  décrets.  Décréter  la  confiance 
c'est,  comme  disait  Hoche  :  «  décréter  la  victoire.  »  C'est  joli, 
mais  c'est  impossible.  Réglementer  le  travail,  c'est  plus,  c'est 
l'absurde  de  la  tyrannie.  La  vie  est  un  combat,  la  vie  privée 
comme  la  vie  sociale,  comme  la  vie  commerciale,  comme  la  vie^ 
ouvrière,   comme  la  vie  agricole,  comme  la  vie  des  nations 
entre  elles.  Décréterez- vous  que   les  terrains  secs  produiront 
quand  les  terrains  humides  produisent,  selon  les  caprices  des 
saisons?  Aussi,  de  ce  combat  sort-on  vainqueur  ou  vaincu, 
riche  ou  pauvre,  oublié  ou  glorieux,  heureux  ou  malheureux, 
selon  ses  forces  ou  son  bonheur.  Pourquoi  faites-vous  aujoiir- 
d'hui  une  exception  en  faveur  de  l'ouvrier  ?  ,Vous  ne  regardez 
que  les  mains  calleuses  ;  vous  privilégiez  donc  une  sueur  entre 
toutes  les  autres  ?  Âvez-vous  donc  pesé  dans  vos  mains  les  mal- 
beors  de  tous  les  citoyens?  Âllez-<vous  répartir  tous  les  actes  da 
vaudeville  sur  toutes  les  tètes  des  vaudevillistes  ?  Donnerez-voua 
de  l'ouvrage  è.  tous  les  cerveaux?  Chaque  acteur  jouera-t-il  tant 
de  quarts  d'heure  par  soirée?  Les  négocians  courbés,  les  larmes 
aux  yeux,  sur  leurs  carnets  d'échéance,  n'auront-ils  que  tant  de 
minutes  par  jour  à  s'essuyer  les  yeux  ?  Le  travail  de  toute  una 
nation  ne  se  scinde  pas!  A  chacun  son  lot,  selon  sa  force.  Ce 
travail  embrasse  toutes  les  productions.  Eh  quoi  !  vous  procla- 
mez la  liberté,  au  lieu  de  définir  les  libertés  que  chacun  conserr 
vera,  remise  faite  de  son  obéissance  à  la  patrie,  et  vous  êtes  ca 


Digitized  by 


Googk 


60  REVUE  DES  DEUX^  MONDES. 

train  de  donner  des  lettres  patentes  à  la  médiocrité  du  travail,  à 
sceller  sous  un  cachet  de  plomb  la  spontanéité  des  efforts,  sous 
prétexte  que  les  patrons  opprimaient  leurs  ouvriers.  Ah  !  nous 
admettons  qu'il  y  a  des  limites  en  toutes  choses,  et  en  vous 
reprochant  une  théorie  inapplicable,  nous  ne  tomberons  pas 
dans  Tabsurde  de  la  pratique  actuelle.  Le  prix  des  denrées  ali-> 
mentaires  est  la  balance  et  la  règle  des  salaires.  Un  État,  où  les 
bons  et  sages  ouvriers  en  travaillant  tant  qu'ils  veulent;  tant 
qu'ils  peuvent,  ne  trouvent  pas  l'aisance  pour  leur  famille,  cet 
Etat  est  mal  ordonné.  Mais  alors  la  faute  n'est  plus  aux  patrons; 
c'est  le  crime  de  l'État.  La  punition  de  cet  État,  c'est  le  drapeau 
noir  des  ouvriers  de  Lyon,,  portant  écrits  ces  mots  terribles,  qui 
sont  moins  une  accusation  qu'une  condamnation  :  Du  travail  ou 
la  mort! 

Les  gouvernemens  ont  tort.  Leur  crime  alors  est  une  mau- 
vaise répartition  des  impôts,  une  fautive  assiette  des  taxes.  Aussi, 
selon  nous,  est-ce  là  la  plaie  de  la  France,  et  là  est  aussi  le 
remède,  car  la  France,  comme  nous  l'avons  écrit  ailleurs, 
quoique  le  pays  le  plus  spirituel  du  monde,  veut  à  la  fois  impo- 
ser beaucoup  la  terre,  et  avoir  le  pain  à  bon  marché!  Nous 
serons  les  victimes  de  ce  problème  sans  solution,  si  l'on  n'y  met 
ordre,  et  promptement;  mais,  non  par  des  mesures  révolution- 
naires :  par  un  système  bien  étudié,  logique  et  juste,  qui  saisisse 
la  consommation  et  non  la  production 

Ici,  nous  ferons  observer  que,  depuis  la  catastrophe  de  Lyon, 
les  ouvriers  et  les  prolétaires  ne  sont  pas  [au s]  si  à  plaindre  en 
France  qu'ailleurs.  Le  chiffre  de  leurs  économies  à  la  caisse 
d'épargne  est  de  plus  de  deux  cents  millions,  soustraction  faite 
des  livrets  bourgeois,  qui  sont  de  cent  cinquante  millions.  Les 
ouvriers,  de  la  plupart  des  corps  d'état  à  Paris,  ont  une  caisse 
commune,  une  caisse  qui  leur  permet  de  faire  leurs  grèves, 
de  régenter  les  patrons,  et  de  dominer  la  spéculation. 

Aujourd'hui,  la  question  de  l'organisation  du  travail,  en 
démontant  la  machine  commerciale,  met  en  péril  les  ouvriers. 
Aussi,  les  orateurs  du  système  en  sont-ils  arrivés  à  demander  aux 
ouvriers  le  dévouement  du  soldat  sur  le  champ  de  bataille.  Mais 
comment  peut-on  oublier  que  le  soldat  n'a,  sur  le  champ  de 
bataille,  à  s'inquiéter  ni  de  sa  famille,  ni  de  son  pain,  ni  de  son 
vêtement,  ni  de  ses  outils  de  guerre,  que  le  général  en  chef,  la 
France,  ou  le  sol  ennemi,  lui  fournissent  tout.  On  a  toujours 


Digitized  by 


Googk 


LETTRE   SUR  LE   TRAVAIL.  61 

beaucoup  de  courage,  en  France,  quand  on  n'a  que  du  courage  à 
donner. 

Au  lieu  de  s'occuper  de  réglementer  le  travail,  de  l'organiser, 
l'État  devrait  bien,  à  Timitation  de  l'Angleterre,  favoriser  la 
vente,  chercher,  ouvrir,  des  débouchés  à  la  production  nationale. 
Voilà  la  seule  manière  de  protéger  l'ouvrier  et  le  commerce.  Et 
c'est  ce  qu'a  toujours  fait  admirablement  l'Angleterre. 

ftu'est-il  arrivé,  depuis  qu'au  lendemain  de  la  plus  terrible 
des  commotions  politiques,  vous  substituez  la  discussion  à  l'ac- 
tion? Le  capital^  qui  vous  écoute,  se  disperse  ! 

Oh!  sachez-le  bien,  le  capital  est  un  oiseau  hors  des  atteintes 
du  plomb  de  tous  les  décrets  possibles,  de  toutes  les  mesures 
révolutionnaires.  Aucun  pouvoir,  si  agissant  que  vous  l'imagi- 
niez, n'a  pu  le  saisir.  Compulsez  l'histoire.  Au  moyen  âge,  les 
plus  cruels  supplices  ont-ils  arraché  deux  deniers  de  leurs  tré- 
sors aux  Juifs?  Louis  XIV,  en  1707,  a-t-il  pu  se  faire  donner  de 
l'argent?  Quand,  en  se  prostituant  à  Samuel  Bernard,  et  impo- 
sant la  vanité  de  ce  Juif,  nommé  comte  de  Combert,  il  en  a  tiré 
dii  millions,  Samuel  Bernard  a  fait  faillite,  car  ses  créanciers  ont 
refusé  les  bons  de  caisse  de  Desmarets  (1).  La  Régence,  avec  la 
confiscation  partagée  entre  le  délateur  et  TÉtat  (énormité  digne 
de  Tibère),  a-t-elle  atteint  les  espèces  d'or  et  d'argent?  Enfin,  la 
Convention  a-t-elle  pu  arrêter  la  dépréciation  de  ses  assignats, 
appuyés  par  la  peine  de  mort,  et  hypothéqués  sur  les  biens 
nationaux?  Non  ;  à  tous  ces  fameux  exemples  irrécusables,  non! 
Et  Ton  commence  à  violenter  l'argent  !  Eh  bien,  vous  reculez 
d'autant,  à  chaque  fausse  mesure,   le  moment    où   le   capital 
reviendra  commanditer  l'industrie  française,  et  conséquemment 
le  travail.  Le  capital  pense  tout  ce  que  nous  écrivons,  mais  sans 
le  dire,  car  le  capital  est  muet,  comme  il  est  sourd  à  toutes  les 
violences.  Saisi  par  une  faillite,  plus  vaste  que  celle  produite  par 
Law,  le  capital  vous  écoute,  il  vous  laisse  entasser  des  décrets 
sans  force  ni  prise  sur  lui,  il  contemple  les  ruines  que  vous 
accumulez,  et  il  voit  tarir  les  sources  de  la  production  par  des 
discussions  fatales,  stériles  en  bien,  fertiles  en  maux,  et  il  s'en 
va,  ce  capital,  il  se  cache,  il  fuit  à  toutes  ailes,  comme  en  1720, 
comme  en  1793  ! 

L'Angleterre,  elle,  recueille  les  capitaux  fugitifs.  Elle  voit 

(i)  Balzac  aTait  d'abord  écrit  :  les  Bons  du  Trésor  d^ alors. 


Digitized  by 


Googk 


62  REYUE  DE3  DEUX  MUSEES, 

d'un  œil  ravi  Tindustrie  de  rÂlIemagne,  de  Tltalie  et  de  la 
France,  indéfiniment  suspendue.  Elle  contemple  notre  produc- 
tion arrêtée  pour  au  moins  dix-huit  mois.  Elle  va  redoubler  ses 
efforts,  tuer  des  femmes,  des  enfans,  des  ouvriers  par  milliers, 
pour  tout  établir  à  bas  prix  et  s'emparer  des  marchés  du  globe  ; 
et  nous  trouverons  encombrement  et  bon  marché  partout,  quand 
nous  voudrons  recommencer  la  tutte  commerciale.  L'Angleterre 
donnerait  bien  cent  francs  par  jour  à  tous  ceux  qui  siègent  au 
Luxembourg,  pour  qu'ils  y  siégeassent  encore  pendant  six  mois. 
Ils  y  font  ses  affaires,  sans  le  savoir  d'ailleurs,  car  ils  ont  tous 
les  meilleures  intentions  du  monde.  Seulement,  ils  ne  pourront 
jamais  réduire  le  prix  des  alimens,  et  là  est  toute  la  difficulté* 
Le  prix  du  blé  domine  la  question  du  travail,  et  le  changement 
d'assiette  des  impôts  regarde  l'Assemblée  Nationale.  Ainsi,  que 
fait-on  là?  Cherchez  vous-m6me  la  réponse. 

En  ce  moment,  ce  n'est  pas  assez  de  tout  le  bon  sens,  de 
toute  Tintelligence  de  la  France;  pour  rétablir  sa  prospérité 
fabuleuse  qu'on  a  compromise,  il  faut  un  Bonaparte  industriel^ 
et,  à  la  République,  un  o^anisateiir. 

La  rude  guerre  qu'on  fait  au  capital^  vie  et  sang  du  commerce, 
exige  une  autre  lettre,  où  nous  prouverons  que  le  capital  est  le 
travail  passé  qvii  commandite  le  travail  présent^  que  le  tourmen* 
ter,  toucher  à  la  propriété  de  quelque  manière  que  ce  soit,  c'est 
vouloir  empêcher  le  travail  avenir^  et  nous  examinerons  la  ques-* 
tion  de  Timpdt,  qui  doit  être  totalement  remanié. 

H.  D£  Bjllzag. 


Digitized  by 


Googk 


L'ENSEIGNEMENT  COMMERCIAL 

EN  FRANCE 

ET  DANS  LES  PRINCIPAUX  PAYS  DU  MONDE 


«  Quelqu  un  pourrait-il  me  dire,  en  peu  de  mots,  ce  qu'il  faut 
entendre  par  un  négociant  accompli?  »  demandait  le  grand  phi- 
lanthrope belge  M.  Solway,  au  Congrès  d'Expansion  mondiale 
tenu  à  Mons  en  1905.  Nous  répondîmes  qu'il  suffitoit  d'une  phrase 
et  que  le  négociant  digne  de  ce  nom  était  celui  qui,  en  lisant 
ion  journal  le  matin,  pouvait  se  rendre  compte  presque  instan-^ 
tanément  de  l'influence  qu'exerceraient,  sur  les  affaires  en  géné- 
ral et  sur  les  siennes  en  particulier,  chacune  des  nouvelles  télé- 
graphiées de  n'importe  quelle  partie  du  monde.  Pour  cela,  il  faut 
savoir,  en  effet,  beaucoup  de  choses:  il  faut  connaître  la  géo- 
graphie, ne  pas  se  contenter  de  se  représenter  sur  la  carte  le 
pays  d'où  arrive  la  nouvelle  intéressante  ;  mais,  s'il  s'agit  d'une 
marchandise  produite  par  ce  pays,  être  au  courant  de  son  impor- 
tance relativement  aux  contrées  concurrentes,  savoir  établir  rapi- 
dement la  pca*ité  des  cours  et,  par  conséquent,  faire  les  calculs 
de  poids,  de  mesures,  de  changes,  de  frets  et  d'escomptes,  en  un 
mot  connaître  à  fond  la  comptabilité  ;  il  faut  être  renseigné  non 
•eolement  sur  les  produits,  mais  aussi  sur  la  consommation  et 
sur  les  marchés  commerciaux.  S'il  s'agit  d'une  nouvelle  finan* 
cière,  il  faut  pouvoir  se  rendre  compte  de  la  répercussion  qu'elle 
aura  sur  le  crédit  et  sur  tout  ce  qui  en  dépend  ;  d'où  la  nécessité 
d'avoir  étudié  l'économie  politique  et  les  sciences  financières. 
Si,  enfin,  c'eet  une  dépèche  politique,  il  faut  encore  se  demander 
ee  qu'il  en  résultera  pour  le  monde  des  affaires.  Tous  ces  raison- 
nement, tous  ces  calculs,  toutes  ces  déductions,  il  est  nécessaire 


Digitized  by 


Googk 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  les  faire  vite,  car,  dans  ce  siècle  de  concurrence  télégraphique 
internationale,  malheur  à  celui  qui  arrive  après  les  autres. 

Ce  n'est  pas  seulement  le  négociant  qui  doit  être  un  savant 
en  commerce,  c'est  aussi  Tindustriel.  Pour  faire  fortune,  il  suf- 
£sait  autrefois,  lorsque  l'industrie  était  encore  peu  avancée,  de 
trouver  quelque  procédé  nouveau,  voire  quelque  économie  dans 
le  coût  de  la  production.  Aujourd'hui  tout  le  monde  travaille 
à  peu  près  de  la  même  manière  et,  s'il  faut  toujours  savoir  bien 
fabriquer,  le  succès  dépend  surtout  de  la  façon  dont  on  sait 
acheter  la  matière  première  et  vendre  le  produit  fabriqué  ;  /'m- 
dustrie  est  devenue  commerciale.  Aussi  la  Chambre  de  commerce 
de  Cologne  a-t-elle  pu  dire  que  «  le  grand  négociant  et  le  grand 
industriel  modernes  doivent  fournir  la  plénitude  de  travail  intel- 
lectuel pour  fonder  et  étendre  les  relations  les  plus  diverses  dans 
toutes  les  parties  du  monde;  leur  regard  doit  embrasser  la  civili- 
sation de  l'univers.  »  Le  génie  de  Gœthe  avait  pressenti  l'époque 
actuelle  lorsqu'il  écrivait  :  «  Je  ne  sache  pas  qu'il  y  ait  d'esprit 
plus  large  et  plus  cultivé  que  celui  d'un  grand  commerçant  !  » 

A  côté  de  chefs  munis  de  toutes  ces  connaissances,  les 
affaires  modernes,  si  complexes,  nécessitent  des  employés  capables 
et,  par  conséquent,  bien  préparés  et  suffisamment  instruits.  Ces 
employés  se  recrutaient  autrefois  parmi  les  hommes  exclusive- 
ment; aujourd'hui  on  reconnaît  que  les  femmes  sont  parfaite- 
ment aptes  à  cette  carrière.  Il  faut  préparer  toute  cette  jeunesse 
à  bien  remplir  sa  tâche.  Autrefois,  une  instruction  ordinaire  suf- 
fisait: au  sortir  de  l'école  primaire  s'il  aspirait  à  devenir  em- 
ployé, ou  du  lycée  si  sa  famille  pouvait  avoir  la  prétention  de  le 
faire  devenir  chef  de  maison,  le  jeune  homme  faisait  ce  qu'on 
appelait  son  apprentissage.  Il  entrait  dans  une  maison  où  il  s'ini- 
tiait à  la  routine  du  genre  d'affaires  qu'on  y  traitait  et  cela  suffi- 
sait pour  assurer  plus  ou  moins  son  avenir.  Peu  à  peu,  cependant, 
l'utilité  d'un  enseignement  plus  directement  approprié  s'est  fait 
sentir,  on  a  créé  des  écoles  de  commerce,  on  a  fondé  des  cours 
de  perfectionnement  et  cela  presque  en  même  temps  dans  la  plu- 
part de  ceux  des  pays  qui  sont  à  la  tête  du  progrès.  Le  besoin 
de  se  renseigner  réciproquement  a  été  tel  que  de  fréquens  con- 
grès internationaux  n'ont  pas  tardé  à  faciliter  l'échange  des 
idées.  Ces  congrès  ont  eu  lieu  successivement  à  Bordeaux  en 
188S  et  189S,  à  Paris  en  1889  et  1900,  à  Londres  en  1897,  à 
Anvers  en  1898,  à  Venise  en  1899  et  nous  en  aurons  un  à  Milan 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  COMMËftdîAL.  63 

u  mois  de  septembre  de  cette  année.  L'émulation  a  été  aug- 
leiitée  encore  par  la  création  de  nombreuses  associations,  soit 
le  négocians  animés  de  Tesprit  de  progrès,  soit  d'anciens  élèves 
les  Écoles  de  commerce,  reconnaissans  des  bienfaits  qu'ils  ont 
irés  de  cet  enseignement.  Nous  devons  une  mention  toute  spé- 
iale  à  la  Société  internationale  pour  le  développement  de  ten- 
ngnement  commercial^  fondée  par  le  docteur  Stegemann,  à 
Association  française  pour  le  développement  dé  l'Enseignement 
'chnique  et  à  V  Union  des  associations  des  anciens  élèves  des 
uoles  supérieures  de  commerce  de  France. 

Le  résultat  de  tous  les  efforts  et  l'expérience  des  pays  les 
Jus  avancés  montrent  que  l'enseignement  commercial  doit  être 
Ii\i8é  en  deux  séries  :  l'une  destinée  à  la  formation  du  futur 
:orps  commercial,  l'autre  au  perfectionnement  du  personnel  qui 
«^  fait  déjà  partie.  A  la  première  série  appartiennent  les  écoles 
primaires  supérieures,  les  écoles  pratiques  de  commerce  et  d'in- 
dustrie et  les  sections  commerciales  des  écoles  d'enseignement 
moderne  Handels  ahteilungen  der  Realschulen,  les  Écoles  de 
commerce  moyennes  et  les  Écoles  supérieures  de  commerce, 
enfin  la  création  moderne  par  excellence  des  Facultés  de  com- 
merce. A  la  seconde  série  ressortissent  les  cours  du  soir  et  les 
écoles  de  perfectionnement  Fortbildungsschucen. 

États  et  municipalités,  mais  surtout  Chambres  de  commerce, 
corporations  et  particuliers  ont  rivalisé  d'émulation   pour  ce 
nouvel  enseignement.  Tous  les  pays  n'ont  toutefois  pas  marché 
du  même  pas  ;  ceux  qui  ont  été  les  précurseurs  en  ont  été  récom- 
pensés par  l'avance  qu'ils  ont  prise  sur  leurs  concurrens  dans 
le  développement  de  leur  commerce  mondial,  mais  on  peut  dire 
l'aujourd'hui  la  nécessité  de  l'enseignement  commercial  à  tous 
s  degrés  est  unanimement  reconnue.  Les  nations  qui,  aupara- 
mt,  croyaient  orgueilleusement  être  trop  supérieures  pour  en 
oir  besoin  font  en  ce  moment  les  plus  grands  efforts  pour  rat- 
iper  le  temps  qu'elles  reconnaissent  avoir  perdu  ;  celles  qui 
it   conscientes  de  la  puissance  commerciale   qu'elles  y  ont 
isée  en  poursuivent  le  perfectionnement  et  Pachèvemenf .  Ou 
géra  des  progrès  que  cet  enseignement  ne  cesse  d'accomplir 
ns  tous  les  pays  par  l'exposé  que  nous  allons  faire  et  que.noiis) 
riserons  en  trois  parties  :  état  actuel  dans  les  principaux  pays 
monde;  —  état  actuel  en  France;  —  améliorations  qtlîr  est 
arable  d'effectuer  dans  notre  patrie. 

TOME  XXXT.  —   1906.  K 


Digitized  by 


Googk 


66  BETOB  DES  DEUX  MONDES. 


I 

Pour  nous  conformer  à  la  courtoisie  internationale,  nous 
adopterons  Tordre  alphabétique  pour  la  revue  des  pays  étran- 
gers, mais  il  se  trouve  précisément  que  celui  qui,  d'après  cette 
manière  de  procéder,  vient  en  tète  est  aussi  celui  (|ui,  de  Taveu 
général,  occupe  le  premier  rang  dans  l'enseignement  technique. 
Il  est  toutefois  difficile  d'énoncer  pour  TAUemagne  des  chiflFres 
statistiques,  car  deux  faits  rendent  malaisée  la  comparaison  avec 
d'autres  pays.  C'est  d'abord  que  l'enseignement  complémentaire 
des  apprentis  et  des  petits  employés  y  est  désigné  sous  le  nom 
d'((  écoles  »  tandis  que  la  plupart  des  autres  nations,  et  plus  juste- 
ment selon  nous,  le  qualifient  de  «  cours  commerciaux;  »  c'est  en- 
suite que,  presque  toujours,  les  Écoles  de  commerce  allemandes, 
outre  les  élèves  proprement  dits  qu'elles  conservent  toute  la  jour- 
née, reçoivent,  à  de  certaines  heures,  des  auditeurs  irréguliers. 

L'enseignement  élémentaire  et  les  cours  professionnels  y 
sont  assurés  tout  d'abord  par  les  sections  commerciales  des 
Écoles  d'enseignement  moderne  Handels  abteilungen  der  Real- 
schulen  et  ensuite  par  un  nombre  considérable  d'écoles  de  per- 
fectionnement Fortbildungsschulen.  L'opinion  publique  ajoute 
une  telle  importance  à  ces  dernières  que  la  loi  du  !•'  juin  1891 
est  venue  accorder  aux  États  particuliers  ainsi  qu'aux  communes 
le  droit  d'imposer  aux  apprentis  l'obligation  de  les  suivre;  on 
constate  du  reste  que  dans  toute  l'Allemagne  cette  obligation 
tend  à  devenir  la  règle.  La  progression  du  nombre  de  ces  écoles 
de  perfectionnement  est  presque  stupéfiante:  de  363  qu'elles 
étaient  en  1898,  elles  sont  montées  en  1905  k  522,  dont  237  à  fré- 
quentation obligatoire,  146  indirectement  obligatoires,  et  seule- 
ment 139  facultatives. 

Les  écoles  d'enseignement  moyen  tant  publiques  que  privées 
ne  semblent  pas  avoir  augmenté  dans  ces  dernières  années;  il 
y  en  avait  98  en  1899  d'après  l'Annuaire  Zimmerman.  L'attention 
s'est  surtout  portée,  en  dernier  lieu,  vers  la  création  et  le  déve- 
loppement des  Handelshochschulen.  Ce  sont  de  véritables  Facultés 
de  commerce  qui  ont  pour  objet,  comme  le  disent  leurs  pro- 
grammes, de  perfectionner  l'instruction  commerciale  de  la  même 
façon  que  les  Universités  complètent  l'instruction  générale.  L'Alle- 
magne compte  actuellement  quatre  de  ces  Facultés  :  à  Leipzig, 


Digitized  by 


Googk 


ir^'?ar«H  ■ 


L  ENSElGNEBfENT  CCMOfERCIÀL.  6T 

Aii-la-ChaQftUe,  Cologne  et  Francfort  ;  une  cinQUÎème  sera  ou- 
verte'prooliâinement  à  Berlin.  La  première  en  diate  est  celle  de 
Leiozig,  rondée  en  1698.  Comme  indication  de  Fétat  d'esprit  4e 
FAUeaM^fue,  il  est  intéressant  de  rappeler  que  cette  fondation» 
considérée  comme  un  événement  important,  donna  lieu  à  des 
réjouissances  publlYpies  et  fut  célébrée  par  tous  les  journaux. 

Il  nous  a  été  donné  de  visiter  dernièrement  la  Faculté  de 
Cologne.  Pour  être  admis  à  en  sui\Te  les  cours,  il  n'y  a  aucun 
examen  d'entrée;  il  faut,  soit  être  pourvu  d'un  des  diplômes  quf 
donnent  droit  au  service  militaire  d'un  an,  soit  avoir  passé  deux 
années  dans  un  bureau   commercial.   Il  y  a  bien  une  limite 
inférieure  d'&ge  de  dix-sept  ans,  mais  en  pratique  les  élèves  on| 
nne  moyenne  de  vingt  et  un  à  vingt-deux  ans.  Les  cours  générauxv 
obligatoires  pour  tous,  et  qui  durent  quatre  semestres  sont  la 
comptabilité,  le  droit,  l'économie  politique  si  admirablement 
désignée  par  le  mot  :  Wolkswirtschaftslehre^  enfin,  l'anglais  ou 
le  français  au  choix  de  l'élève,  plus  une  autre  langue  étrangère. 
Outre  ces  cours  généraux,  les  élèves  doivent  choisir  l'une  des 
trois  branches  suivantes  :  la  section  de  géographie  et  de  mar« 
chandises,  ou  la  section  des  assurances  et  sociétés,  ou  enfin  la 
section  de  technologie  comprenant  la  mécanique,  la  chimie  et  la 
physique.  Chaque  élève,  à  son  tour,  est  obligé  de  parler  pendant 
trois  quarts  d'heure  sur  un  sujet  qui  lui  est  donné  et  qui  sert 
ensuite  de  discussion  entre  le  professeur  et  toute  la  classe.  Pour 
donner  une  idée  d'ensemble  de  cette  belle  école,  il  suffira  de  dire 
que  le  Conseil  municipal  de  Cologne  construit  en  ce  moment 
pour  elle  un  bâtiment  qui  coûtera  4  millions  de  marks  et  que 
l'entretien  en  est  assuré  non  seulement  par  la  taxe  d'écolage  de 
ses  330  élèves   réguliers  [Immatrikulierte)  et  'de  ses  45   audi* 
teurs  libres  Rospiianten^  mais  encore  par  les  revenus  d*un  ca- 
pital de  1  million  de  niarks  qui  lui  a  été  consacré  par  M.  von 
Âfevissen  et  par  une  subvention  annuelle  de  60  000  marks  que  lui 
alloue  la  Ville. 

L'enseignement  des  jeunes  filles  se  développe  beaucoup  en 
Allemagne  ;  s'il  ne  comprend  pas  encore  d'école,  supérieure,  on 
peut  constater  néanmoins  qu'elles  sont  admises  dans  certaines  fa- 
cultés :  quant  aux  écoles  moyennes  et  élémentaires,  leur  nombre 
ne  cesse  de  s'accroître:  de  4S,  il  est  monté  actuellement  &  186. 

Comme  le.  dj.t  très  justement  M.  Torau-Bayle  dans  le  remar- 
quable rapport  présenta  par  lui  au  ministre  du  Commerce  de 


Digitized  by 


Googk 


68  IlEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

France  en  1900,  renseignement  commercial  en  Allemagne  est 
dû  à  l'initiative  privée,  l'État  n'a  presque  jamais  l'entreprise  ou 
la  direction  d'une  école  de  commerce;  ce  sont  les  municipalités 
et  surtout  les  corporations  qui  ont  développé  cet  enseignement  ; 
c'est  la  nation  elle-même  qui  s'est  organisée  pour  la  conquête 
commerciale  du  monde  et  elle  Ta  fait  par  deux  grands  facteurs 
sociaux;  l'école  de  commerce  et  l'esprit  d'union  de  ses  négo- 
cians.  Il  ne  serait  pas  juste  d'oublier  de  mentionner  la  grande 
association  allemande  pour  le  développement  de  l'enseignement 
commercial  Deutscher  Verband  fi'ir  dos  Kaufmannische  Unter-- 
richtswesen  dont  le  siège  est  à  Brunswick.  C'est  elle  qui  a  pris 
l'initiative  des  Congrès  nationaux  de  Leipzig  en  1897,  de  Hanovre 
en  1899  et  de  Kiel  en  1904. 

L'Angleterre  est  do  tous  les  grands  pays  celui  qui  est  entré 
le  dernier  dans  la  voie  de  l'enseignement  commercial  propre- 
ment dit.  Se  complaisant  orgueilleusement  dans  la  suprématie 
de  son  commerce  et  obéissant  à  son  esprit  conservateur,  elle  n'a 
reconnu  la  nécessité  de  fortes  études  commerciales  que  -lors- 
qu'elle a  été  effrayée  par  la  concurrence  de  l'Allemagne.  Un 
livre  célèbre,  Made  in  Germany,  et  le  Congrès  international 
tenu  à  Londres  en  1897  l'ont  enfin  décidée  à  entrer  dans  le 
mouvement.  Lord  Roseberry  et  M.  Chamberlain  en  sont  les  plus 
chaleureux  partisans.  C'est  par  l'enseignement  supérieur  qu'elle 
a  commencé  en  créant  des  Facultés  de  commerce  et  des  sec- 
tions de  Banque,  d'Assurances  et  de  Transports  dans  les  Uni- 
versités de  Londres,  Birmingham,  Liverpool,  Leeds,  Nottingham, 
Slieffteld,Newcastle-on-Tyne,  Reading,  Southampton,  Dundee  et 
Manchester.  Cette  dernière  s'est  récemment  annexé  l'important 
collège  commercial  d'Owens  fondé  en  1901.  Môme  les  deux 
vieilles  Universités  d'Oxford  et  de  Cambridge  font  leur  possible 
pour  répondre  aux  besoins  nouveaux  en  instituant  des  examens 
et  des  grades  pour  les  langues  \âvantes  et  les  sciences  commer- 
ciales. Toutes  les  écoles  anglaises  sont  ouvertes  aux  femmes,  mais 
elles  n'en  profitent  guère  jusqu'ici. 

L'Autriche  a  comme  rAllemagno  de  nombreuses  écoles  de 
commerce  des  trois  degrés  et  toutes  très  appréciées.  Le  haut 
enseignement  est  donné  par  la  Scuola  Superiore  di  Commercio 
de  Triesie  et  par  l'Académie  d'exportation  de  Vienne.  La  pre- 
mière a  été  fondée  en  1877,  grâce  à  la  généreuse  donation  du 
baron  Pasquale  Revoltella.  Elle  vise  surtout  la  préparation  au 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  commercial.  69 

commerce  d'exportation,  particulièrement  celui  de  TOrieut 
La  seconde  a  été  ouverte  en  1898  pour  former  des  jeunes  gens, 
capables  de  représenter  le  commerce  au ti*i chien  à  l'étranger 
et  de  répondre  aux  obligations  qui  incombent  aux  consuls 
commerciaux  ;  elle  a  aussi  des  cours  spéciaux  pour  la  formation 
de  professeurs  et  pour  des  spécialités,  telles  que  le  droit,  les 
transports,  et  les  assurances.  Les  élèves  ont  à  leur  disposition  les 
Qollections  du  célèbre  Musée  commercial  de  Vienne,  si  bien  di- 
rigé par  le  professeur  Schniid. 

L'enseignement  moyen  du  degré  supérieur  est  donné  pur 
vingt-quatre  écoles  publiques  de  deux  années  de  classes  que 
rÉtat  subventionne,  et  par  une  trentaine  d'écoles  privées.  Pour 
donner  une  idée  de  l'estime  dont  l'enseignement  commercial 
jouit  en  Autriche,  nous  citerons  l'Académie  de  commerce  de 
Vienne,  fondée  en  1858  et  appartenant  aujourd'hui  à  la  corpora- 
tion de  l'Académie  de  commerce.  Elle  est  dirigée  par  un  Conseil 
d'administration  composé  de  négocians  et  d'industriels.  En  1904, 
elle  était  fréquentée  par  849  élèves  et  elle  a  compté  depuis  sa 
fondation  plus  de  18  000  élèves.  La  corporation  a  dépensé  depuis 
l'origine  5  millions  de  francs  pour  son  école,  qui  «est  installée 
aujourd'hui  dans  un  immeuble  magnifique  ayant  coûté 
1250000  francs;  le  fonds  de  retraites  constitué  pour  les  profes- 
seurs dépasse  250000  francs. 

Les  écoles  de  perfectionnement  (cours  commerciaux  pour 
employés  et  apprentis)  sont  actuellement  au  nombre  do  118  en 
Autriche.  Ces  cours  ont  généralement  lieu  le  soir  Je  sept  à 
neuf  heures;  ils  ne  sont  pas  obligatoires,  mais  ils  sont  néanmoins 
assez  fréquentés  et  les  patrons  s'y  montrent  très  favorables. 

Comme  les  pays  catholiques  en  général,  l'Autriche  n'adm(?.t 
pas  les  jeunes  filles  dans  les  écoles  do  garçons  et  les  femmes 
n'ont  ainsi  à  leur  disposition,  jusqu'à  présent,  qu'une  quinzaine 
d'écoles  élémentaiies  qui  leur  sont  spécialement  destinées. 

L'État,  les  provijices,  les  villes,  les  Chambres  de  commerce, 
les  corporations,  les  négocians,  môme  les  Caisses  d'épargne  accor- 
dent annuellement  à  l'enseignement  commercial  sous  ses  diffé- 
rentes formes  des  subventions  nombreuses  aont  le  total  dépasse 
13SOO00  francs.  C'est  grâce  à  ces  subventions  et  à  la  faveur  du 
public  guc  cet  enseignement  est  très  prospère  et  bien  installé 
dans  des  locaux  spéciaux,  vastes  et  quelquefois  luxueux. 

La  Belgique  eut  le  pays  qui  contient  proportionnellement  lo 


Digitized  by 


Googk 


70  RBVUE  DBS  DBUX  M0KDB8. 

plus  grand  nombre  d'écoles  de  commerce  de  tous  les  degrés  et  de 
cours  commerciaux.  On  pourrait  presque  dire  que  cet  enseigne- 
ment y  est  exubérant  ;  il  y  a  concurrence  entre  les  pouvoirs  pu- 
blics, l'initiative  privée  et  les  associations  religieuses  ou  indus- 
trielles. La  variété  des  diplômes  y  est  infinie;  un  arrêté  royal  du 
28  septembre  1896  a  créé  la  licence  du  degré  supérieur  en  sciences 
commerciales  et  consulaires,  et  des  arrêtés  royaux  successifs 
ont  étendu  et  développé  cet  enseignement  par  l'organisation 
d'une  licence  en  science  commerciale  (arrêté  du  limai  1901); 
un  arrêté  ministériel  du  13  novembre  1901  a  créé  pour  l'Institut 
supérieur  de  commerce  d'Anvers  un  diplôme  de  sciences  colo- 
niales; enfin  un  groupe  de  négocians  et  d'industriels  s'est  signalé 
récemment  par  la  création  originale  d'un  jury  central  de  comp- 
tabilité et  de  correspondance  commerciale  institué  sous  le  pa- 
tronage de  l'État.  Ainsi  que  son  nom  l'indique,  ce  jury  ne 
s'occupe  pas  de  cours,  ne  crée  pas  d'enseignement;  il  n'organise 
que  des  examens  qui  aboutissent  à  la  collation  soit  du  diplôme 
de  comptable,  soit  du  diplôme  de  correspondant;  les  examens 
sont  exclusivement  accessibles  aux  jeunes  praticiens  des  deux 
sexes,  sous  la  condition  que,  depuis  un  an  au  moins,  le  candidat 
occupe  un  emploi  dans  le  commerce  pu  l'industrie. 

L'école  qui  a  le  plus  contribué  à  la  renommée  universelle 
de  l'enseignement  commercial  belge  est  l'Institut  supérieur  de 
commerce  d'Anvers  qui,  fondé  dès  18S2,  a  servi  de  modèle  à 
beaucoup  de  pays  pour  l'organisation  de  leurs  écoles  supérieures 
de  commerce.  L'Institut  est  si  connu  dans  le  monde  entier  que 
sur  les  303  élèves  qu'il  possédait  en  1905,  110  seulement  étaient 
Belges  et  193  étrangers. 

La  dernière  période  décennale  a  vu  éclore,  sur  divers  points 
du  pays,  tout  un  essaim  d'écoles  supérieures  organisées  la  plu- 
part du  temps  par  l'initiative  privée  subsidiée  par  le  gouverne- 
ment. Nous  citerons  notamment  l'Ecole  commerciale  et  consu- 
laire de  l'Université  catholique  de  Louvain,  l'École  des  Hautes 
Études  commerciales  et  consulaires  de  Liège,  l'École  supérieure 
commerciale  et  consulaire  de  Mons,  l'Institut  commercial  des 
Industriels  du  Hainaut.  En  1904,  l'Université  libre  de  Bruxelles 
a  ouvert  une  école  de  commerce  fondée  et  dotée  par  M.  Ernest 
Solway;  son  prospectus  déclare  qu'elle  a  en  vue  un  enseigne- 
ment «  vraiment  supérieur  »  et  annonce,  sans  être  arrêté  par 
trop  de'modestie^  que  la  technologie  y  sera  étuHiéA  dans  ses  rap- 


Digitized  by 


Googk 


l'sNSEIGNEMEMT   GOMMERdÂL"/  71 

ports  avec  rorganisation  économique  des  affaires  et  que  Ton  y- 
fera  quatre  cours  de  culture  générale;  T histoire  contemporaine 
au  point  de  vue  du  commerce,  rhistoire  des  littératures  pour 
aider  à  la  connaissance  des  langues,  la  biologie  générale  con- 
duisant à  la  connaissance  des  matières  premières  de  l'industrie  ; 
la  sociologie  descriptive  basée  sur  Vétude  des  divers  peuples  1  De 
son  côté  le  gouvernement  a  institué  l'enseigneinent  commercial 
mpérieur  dans  les  Facultés  de  drq^t  des  Universités  de  l'État. 

L'enseignement  commercial  moyen  est  donné,  en  Belgique, 
soit  par  des  établissemens  ofâciels,  soit  par  les  communes,  soit 
paF  des  institutions  libres  généralement  subventionnées  par  la 
province  ou  l'État.  Plusieurs  des  écoles  moyennes  de  l'État  ont 
une  action  commerciale  dont  le  programme  est  organisé  de 
façon  k  donner  une  préparation  immédiate  aux  emplois  secon- 
daires dans  le  commerce.  Enfin  les  Athénées  royaux  sont  divisés 
en  trois  sections  dont  l'une,  celle  des  humanités  modernes,  est 
subdivisée  elle-même  en  section  scientifique  et  section  com- 
merciale et  industrielle.  Les  études  y  durent  sept  années  dont  les 
quatre  premières  sont  communes  aux  deux  sections.  La  bifur- 
cation s'opère  à  partir  de  la  cinquième  année.  Arrivés  au  terme 
de  la  septième  année  et  en  possession  du  diplôme  de  sortie  de 
l'Athénée,  les  élèves  sont  parfaitement  préparés  pour  entrer  dans 
des  bureaux  de  commerce  ou  pour  aborder  les  études  supé- 
rieures. Ils  constituent,  en  règle  générale,  pour  les  écoles  supé- 
rieures de  commerce,  les  meilleures  recrues. 

Quant  k  l'enseignement  élémentaire,  il  a  été  organisé  dans  un 
grand  nombre  de  villes  belges  par  les  soins  de  groupemens 
libres  constitués  sous  des  noms  divers  :  syndicats  du  commerce, 
cercles  polyglottes,  unions  des  employés  etc. 

Si  les  jeunes  filles  ont  à  leur  disposition  des  écoles  ména- 
^gèreset  professionnelles  admirablement  organisées,  il  ne  paraît 
as  que  jusqu'ici  elles  soient  dirigées  d'une  façon  particulière 
srs  le  commerce. 

En  résumé,  l'initiative  privée,  les  associations,  les  autorités 
K^ales  et  l'État  sont  d'accord  en  Belgique  pour  favoriser  l'ensei- 
lement  commercial,  et  le  ministère  de  l'Industrie  et  du  Travail 
«ai  en  a  la  haute  surveillance  ne  néglige  rien  pour  le  bien  diri- 
ir.  Un  service  d'inspection  de  l'enseignement  technique  visite 
1  moins  une  fois  chaque  année  les  écoles  subventionnées  par 
État.  Nommer  M.  Rombaud,   directeur  générai   et  M.  Paul 


Digitized  by 


Googk 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Wauters,  inspecteur,  suffit  pour  faire  comprendre  la  valeur  de 
ce  ser\ace,  et  nous  ne  terminerons  pas  sans  accorder  une  men- 
tion spéciale  à  la  publication  remarquable  faite,  en  1903,  par 
le  ministère  de  Tlndustrie  et  du  Travail  sous  le  titre  de  :  Itap^ 
port  sur  la  situation  de  renseignement  technique  en  Belgique. 

Le  Danemark  en  est  encore  à  la  tradition  qui  veut  que  les 
jeunes  gens  destinés  au  commerce  entrent  dans  les  affaires 
comme  apprentis  dès  Tâge  de  quatorze  ou  quinze  ans,  et  que  la 
durée  de  leur  apprentissage  varie  entre  quatre  ou  cinq  années. 
Dans  ces  conditions,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que,  dans  son  rap- 
port de  1900,  rinspecteur  général  de  renseignement  commer- 
cial danois  se  soit  exprimé  avec  quelque  découragement  de  la 
façon  suivante  :  «  Tant  que  la  classe  commerçante  se  recrutera 
de  cette  manière,  dit-il,  il  sera  difficile  de  trouver  les  élémens 
d'une  clientèle  suffisamment  nombreuse  pour  les  écoles  de  com- 
merce. »  Point  d'école  supérieure  et  seulement  trois  ou  quatre 
petites  écoles  moyennes,  tel  est  donc  le  maigre  bilan  de  l'en- 
seignement commercial  danois. 

L'École  de  commerce  Brock,  do  Copenhague,  est  peut-être  la 
seule  il  laquelle  on  puisse  donner  ce  nom,  c'est  une  sorte  de 
Realschule  avec  six  années  do  cours  auxquelles  on  a  ajouté, 
comme  complément,  deux  années  d'études  commerciales  dont  les 
élèves  ont  de  quinze  à  dix-huit  ans.  Cette  division  supérieure 
n'était  fréquentée,  en  1900,  que  par  29  élèves.  Seule  la  manière 
dont  fut  fondée  l'école  est  originale.  En  1800,  un  riche  négo- 
ciant danois,  Niels  Brock,  laissa,  entre  autres  legs,  une  sommo 
de  42000  francs  pour  fonder  une  écolo  de  commerce  à  Copen- 
hague. Par  suite  de  diverses  circonstances,  ce  ne  fut  que  86  ans 
plus  tard  que  ce  legs  trouva  son, emploi,  les  intérêts  capitalisés 
l'avaient  alors  décuplé  et  porté  à  la  somme  de  420000  francs. 

Mais  si  l'opinion  danoise  est  peu  favorable  aux  écoles  de 
commerce  proprement  dites,  elle  est  persuadée  en  revanche  que 
«  les  cours  de  perfectionnement  »  répondent  mieux  à  l'éducation 
des  employés  de  commerce.  Aussi  ces  cours  sont-ils  'bien  orga- 
nisés, très  prospères,  et  il  y  en  avait  déjà  en  1901,  plus  de  î>0, 
dont  un  pour  les  jeunes  filles,  tous  subventionnés  par  les  muni- 
cipalités et  les  corporations.  Cet  état  d'esprit  explique  le  déve- 
loppement remarquable  qu'a  pris  dans  ces  dernières  années 
l'Ecole  de  perfectionnement  des  cojnmerçans  de  Copenhague. 
Cette  institution  possède    un  local  qui  ne  lui  a  pas  coûté  moins 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  commercial.    ^  73 

l'un  million   de   francs,  et    elle  voit    augmenter   sans  cesse  le 
lombre  de  ses  auditeurs,  qui  atteignait  1500  en  1905. 

En  Espagne,  renseignement  commercial  a  été  longtemps  très 
bien  organisé...  sur  le  papier.  On  avait  eu  le  tort  de  Tannexer 
aux  lycées  et  collèges,   de  sorte  qu'il   était  décrié  et  végétait 
faute  d'élèves.  Ce  n'est  guère  que  depuis  le  nouveau  décret  du 
17  août  1901,  que  ces  écoles  ont  pris  consistance,  et  il  est  probable 
ju'elles  vont  prendre  maintenant  de  l'extension,  puisque  Ton  prête 
i  M.  Moret  l'intention  de  s'appuyer  sur  elles  pour  commencer 
i  lutte  de  renseignement  laïque  contre  l'enseignement  congre- 
lanist^,  tout-puissant  jusqu'à  présent  dans  les  écoles  publiques. 
Aux  États-Unis  d'Amérique,  l'enseignement  commercial  a 
été  pendant  fort  longtemps  d'une  extrême  originalité.  Il  n'était 
lonné  que  par  les  Business  CollegeSy  sortes  d'entreprises  indus- 
trielles dont  Tidéal  était  de  fournir,  en  quelques  semaines  et  à 
n'import^î  quelle  époque  de  l'année,  à  l'homme  ou  à  la  femme 
désireux  de  devenir  commis  ou  teneur  de  livres,  un  bagage  de 
connaissances  techniques  suffisant  pour  lui  assurer  une  rémuné- 
ration convenable.  Les  noms  de  MM.  Packard,  Bryant  et  Strat- 
ton,  qui,  vers  1850,  fondèrent  ce  genre  d'écoles  et  le  répandirent 
sur  toute  la  surface  des  États-Unis,  sont  restés  à  bon  droit  po- 
pulaires, d'autant  plus  qu'ils  y  gagnèrent  de  jolies  fortunes,  ce 
qui  est  la  meilleure  des  recommandations  là-bas.  Le  voyageur 
européen  qui  visite  les  États-Unis  est  constamment  frappé  par 
les  idées  nouvelles  qu'il  y  rencontre,  mais  nous  nous  souvenons 
particulièrement  de  l'étonnement  que  nous  éprouvâmes  vers  1860 
en  visitant  Tune  des  huit  ou  dix  écoles  de  ce  genre  alors  en 
'"xercice.  Hommes  et  femmes  de  tout  âge  et  de  toutes  conditions 
y  trouvaient  pêle-mêle,  transformés  à  forfait  en  employés,  et 
>la  dans  l'espace  de  deux  à  trois  mois,  par  un  enseignement  des 
^iis  terre  à  terre  et  qui,  nouvelle  originalité,  n'en  comprenait 
s  moins  im  cours  d'élocutioû,    tellement  les  Américains  ro- 
^nnaissent  l'utilité  de  savoir  exprimer  leurs  pensées  en  public. 
Les  choses  ont  marché  depuis,  et  c'est  au  contraire  vers  tes 
utes  études  commerciales  que  ce  pays  s'oriente  avec  ardeur 
ce  moment,  à  la  suite  du  voyage  que  M.  Edmond  James,  alors 
afesseur  à  l'Université  de  Chicago,  et  aujourd'hui  président  de 
université  de  TÉtat  de  l'IUinois,  fit  en  Europe,  il  y  a  une 
aine  d'années,  pour  y   étudier  d'une  façon  approfondie   les 
les  supérieures  de  commerce.  Son  livre  sur  l'éducation^, des 


Digitized  by 


Googk 


74  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

hommes  d'affaires  fut  le  signal  de  l'important  mouvement  auquel 
nous  assistons  aujourd'hui.  On  compte  <en  ce  moment  une 
dizaine  de  Facultés  de  commerce  adjointes  à  des  Universités; 
elles  ont  toutes  un  programme  sensiblement  pareil;  il  s'étend 
sur  quatre  années  et  prévoit  pendant  les  deux  dernières  un  sec* 
tionnement  entre  les  six  branches  de  banque  et  finance,  de 
chemins  de  fer  et  transports,  de  commerce  et  industrie,  d'assu- 
rances, de  science  politique  et  consulaire,  enfin  de  journalisme. 
Les  étudians  peuvent  aussi  s'y  préparée  au  professorat  commer- 
cial. A  côté  de  ces  Facultés  proprement  dites,  il  y  a  dans  plu- 
sieurs Universités  des  cours  de  haut  enseignement  d'économiq 
politique,  de  finance  et  de  commerce,  et,  comme  l'attention  gé- 
nérale est  portée  de  ce  côté-là,  on  peut  s'attendre  à  de  véritables 
surprises  à  la  suite  des  donations  absolument  prodigieuses  que 
les  grands  milliardaires  font  depuis  quelques  années  aux  prin- 
cipales Universités  de  leur  pays. 

L'enseignement  commercial  moyen  est  donné  aux  États- 
Unis  soit  dans  des  écoles  publiques,  soit  dans  des  écoles  privées. 
Dans  les  premières  on  a  commencé  par  l'adjonction  de  cours 
commerciaux,  mais  la  tendance  actuelle  des  grandes  villes  est 
de  consacrer  à  cet  enseignement  des  écoles  indépendantes.  C'est 
un  pas  en  avant  vers  l'idéal  qui  consiste  à  avoir  des  cours  spé- 
ciaux et  des  maîtres  spéciaux  dans  des  bâtimens  spéciaux.  Quant 
aux  écoles  privées  d'enseignement  commercial  moyen,  déjà 
assez  nombreuses,  elles  se  développent  sans  cesse.  Leur  ensei- 
gnement dure  généralement  deux  ans  et  peut  être  comparé  à 
celui  des  Académies  de  commerce  d'Autriche. 

Les  écoles  commerciales  élémentaires,  appelées  Commercial 
Collèges,  sont  fort  nombreuses;  elles  étaient  en  1896,  dernière 
année  dont  nous  connaissions  la  statistique,  ^au  nombre  de  341, 
avec  1 764  professeurs  et  77  000  élèves,  dont  82  pour  100  fréquen- 
taient les  cours  du  jour,  et  18  pour  100  ceux  du  soir.  L'ensei- 
gnement qui  y  était  d'abord  rudimentaire  s'est  élargi,  la  durée 
des  études  s'y  est  agrandie  et  l'on  y  trouve  maintenant  une  so- 
lide préparation  pratique.  L'écolage  dans  les  meilleures  écoles 
varie  de  250  à  1  000  francs  poiir  une  année  scolaire  de  dix 
mois  ;  dans  un  pays  où  tout  se  mesure  d'après  le  prix,  c'est  dire 
que  l'on  attache  une  grande  importance  à  cet  enseignement.  Les 
cours  complémentaires,  cours  du  soir,  cours  de  perfectionnement 
commercial^  sont  très  répandus  et  très  fréquentés  aux  États- 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignehent  commercial.  75 

Unis,  mais  ils  n'ont  donné  lieu  jusqu'ici  à  aucune  statistique. 
ûfoïs  auctin  des  degrés  de  renseignement  commercial  il  n'y  a 
d'écoles  spéciales  pour  les  jeunes  filles  ;  en  Amérique,  les  écoles 
sont  communes  aux  deux  sexes  et  cette  co-fréquentation  a  l'heu- 
reux effet  de  stimuler  l'émulation. 

La  Grèce  fait  des  efforts  très  louables  en  faveur  de  l'enseigne- 
ment commercial.    Le  degré   supérieur   y  est  représenté   par 
l'École  de  commerce  de  l'Académie  royale  d'Athènes,  fondée 
en  1894  sous  le  protectorat  du  Roi  et  du  patriarche  œcumène,et 
subventionnée  par  les  municipalités  d'Athènes  et  du  Pirée.  Elle 
comptait  ISO  élèves  en  1905.  L'enseignement  moyen  est  donné 
par  les  écoles  spéciales  de  Volo,  Athènes,  Patras,   le  Pirée  et 
l'Ile  de  Naxos.  Ces  deux  derniers  établissemens  ont  une  moyenne 
de  50  élèves   et  sont  renommés  surtout   pour  leur  excellent 
enseignement  du  français.  Signalons  enfin  les  écoles  de  com- 
merce grecques  qui  existent  dans  la  Turquie  d'Europe  et  dans 
la  Turquie  d'Asie,  et  dont  les  plus  importantes  sont  celle  de 
ChalciSy  près  de  Gonstantinople,  et  celles  de  Salonique  et  de 
Smyme. 

En  Hongrie,  le  gouvernement  attache  une  importance  toute, 
particulière  à  la  question  de  l'enseignement  commercial.  Quand 
les  écoles  ne  sont  pas  créées  directement  par  lui,  leur  organisa- 
lion  est  soumise  à  des  règles  très  strictes  et  uniformes.  L'in- 
spection est  faite  très  soigneusement  sous  la  direction  du  docteur 
Bêla  Schack.  Les  deux  ministres  du  Culte  et  de  l'Instruction  pu- 
blique ont  constitué  ensemble  une  commission  consultative  de 
l'e&seignement  commercial  qui,  composée  de  quinze  fonction- 
ïwdres  et  de  quinze  négocians,  a  déjà  rendu  de  grands  services. 
L'enseignement  supérieur  est  donné  par  quatre  écoles  : 
l'Acuuémie  orientale  de  Budapest,  ouverte  en  1891,  et  caractéri- 
^  par  les  voyages  d'études  en  Orient,  faits  par  ses  élèves  aux 
îrais  de  l'État,  et  par  la  Hevue  orientale  qu'elle  publie;  l'École 
normale  commerciale  de  Budapest,  destinée,  comme  son  nom 
l'indique,  à  former  des  professeurs  commerciaux;  enfin  les  deux 
Académies  de  commerce  de  Budapest  et  de  Koloszvar.  Le  carac- 
tère commun  de  ces  quatre  écoles  est  de  ne  recevoir  que  des 
jeunes  gens  ayant  au  moins  dix-huit  ans  et  pourvus  du  diplôme 
de  maturité  soit  d'un  gymnase  supérieur,  soit  d'une  école  reale 
supérieure. 

L'enseignement  moyen  comprend  èi  l'heure  actuelle  37  écoles; 


Digitized  by 


Googk 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  dire  combien  elles  sont  appréciées.  19  d'entre  elles  appar- 
tiennent à  TÉ  tat,  7  à  des  i municipalités,  6  à  des  corporations, 
2  sont  confessionnelles,  3  sont  des  entreprises  privées.  L'État 
dépense  724  000  couronnes  (1  couronne  =  1  fr.  05)  pour  ses  propres 
écoles  et  alloue  180  000  couronnes  à  celles  des  municipalités  et 
des  corporations.  L'organisation  de  toutes  ces  écoles  est  iden- 
tique jusque  dans  les  moindres  détails  et  a  été  fixée  par  un  dé- 
cret ministériel  de  1895.  L'âge  minimum  d'entrée  est  de  quatorze 
ans,  la  durée  des  études  est  de  trois  ans,  et  le  diplôme  de  sortie 
donne  droit  au  service  militaire  d*un  an! 

La  fréquentation  des  écoles  d'apprentis  est  obligatoire  dans 
toute  la  Hongrie.  Aussitôt  qu'une  commune  contient  au  moins 
50  apprentis  commerciaux,  elle  doit  organiser  une  école  pour  eux. 
La  durée  des  études  y  est  de  trois  ans  et  comprend  sept  heures 
par  semaine.  L'obligation  de  fréquenter  l'école  cesse  avec  la  fin 
de  l'apprentissage.  En  1904,  il  y  avait  91  de  ces  écoles  fréquen- 
tées par  6502  apprentis.  Il  y  a  aussi  de  nombreux  cours  du  soir 
fondés  par  la  Société  pour  le  développement  de  l'enseignement 
professionnel,  par  la  Société  des  Employés  de  Banque  et  la 
Société  des  Voyageurs. 

Les  cours  commerciaux  pour  les  jeunes  filles  ont  fait  l'objet, 
en  1900,  d'un  décret  ministériel  qui  les  place  sous  la  surveil- 
lance de  l'inspecteur  général  de  l'Instruction  publique.  Ils  com- 
prennent comme  matières  obligatoires  l'arithmétique  commer- 
ciale, la  tenue  des  livres,  le  change,  Ja  correspondance  et  le 
travail  de  bureau,  la  géographie  commerciale  et  la  sténographie  : 
la  dactylographie  est  facultative.  Ils  durent  dix  mois  à  raison 
de  vingt  heures  par  semaine  et  ont  été  fréquentés  dans  l'exercice 
1903-1904  par  991  élèves  dont  948  ont  passé  avec  succès  l'exa- 
men final. 

En  tête  de  l'enseignement  commercial  en  Italie  il  faut  placer 
l'Ecole  royale  supérieure  de  commerce  de  Venise,  fondée  en  1868 
par  l  Etat  avec  l'appui  matériel  et  moral  de  la  Ville  et  de  la 
Chambre  de  commerce.  Elle  comprend  trois  branches:  une  sec- 
tiun  commerciale,  une  section  consulaire,  une  école  normale 
pour  la  formation  des  professeurs  de  commerce,  de  droit,  d'éco- 
noiiiie  politique  et  de  langues  vivantes.  L'enseignement  n'y  est 
pas  seulement  théorique,  mais  il  est  donné  beaucoup  de  soins 
au  bureau  pratique  et  il  est  à  noter  que  même  les  candidats  au 
professorat  des  langues  doivent  prendre  part  à  ces  exercices.  La 


Digitized  by 


Googk 


L  ENSEIGNEMENT   COMMERCIAL.  77 

Jurée  des' études  fest  de  trois  ans  pour  la  première  section  et  de 
fiatre  ans  pour  les  autres.  A  la  sortie  de  Técole,  les  élèves 
reçoivent  après  .examen  un  diplôme  qui  leur  donne  droit  soit 
d'entrer  dans  le  service  consulaire,  soit  d'obtenir  un  poste  de 
professeur  dans  renseignement  secondaire  de  l'Etat.  Le  haut 
enseignement  commercial  se  domie  aussi  depuis  1902  dans  TUni- 
versité  de  Bocconi,  à  Milan;  c'est  une  fondation  privée  mais 
reconnue  par  TÉtat,  due  à*la  générosité  du  riche  négociant  mi- 
lanais dont  elle  porte  le  nom  et  qui  lui  a  consacré  un  million  de 
francs.  Dans  l'esprit  de  son  fondateur  elle  est  destinée  à  former 
des  <(  capitaines  d'industrie.  » 

Comme  eu seignement  commercial  moyen,  l'Italie  n'a  fait  jus- 
quici  que  ses  premiers  pas;  elle  avait  bien  depuis  1886  l'École 
supérieure  de  commerce  de  Bari  et  l'École  supérieure  d'applica- 
tion pour  les  études  commerciales  de  Gênes  et  qui  sont  deux 
bonnes  écoles;  mais  ce  n'est  que  sous  la  pression  de  l'opinion 
publique  que  le  gouvernement  vient  d'en  fonder  plusieurs  autres 
qui  sont  encore  trop  récentes  pour  que,  nous  puissions  en  parler. 

Quant  à  l'enseignement  commercial  élémentaire,  outre  les 
scclions  commerciales  des  écoles  publiques  de  l'État  où  la  tenue. 
des  livres  figure  dans  le^  programmes  de  l'enseignement  général 
moderne,  il  se  donn  actuellement  dans  une  quarantaine  d'écoles 
du  jour  ou  de  cours  du  soir,  dont  quatre  spécialement  pour  les 
jeunes  filles. 

En  publiant  nos  impressions  sur  le  voyage  autour  du  monde 
que  nous  fîmes  de  1867  à  1869,  nous  surnommions  le  Japon  le 
«  pays  de  la  bonne  humeur  ;  »  nous  dirions  aujourd'hui  le 
«  pays  des  miracles.  »  Entre  les  soldats  que  nous  voyions  alors 
armés  seulement  de  sabres,  la  figure  recouverte  d'un  masque 
destiné  à  faire  peur  à  l'ennemi  et  l'admirable  armée  qui  vient 
de  se  distinguer  en  Mandchourie,  le  contraste  tient  du  prodige. 
Pour  ceux  qui,  comme  nous,  sintéressenti  h.  l'enseignement 
commercial,  il  en  est  de  môme  pour  cette  branche  de  la  civilisa- 
tion la  plus  avancée.  La  difi'érence  entre  les  écoles  pubfiques 
que  nous  visitâmes  autrefois  et  celles  que  nous  verrions  aujour- 
d'iiui  nous  confondrait  d'étonnement.  L'enseignement  commer- 
<'ial,  inconnu  alors,  y  est  organisé  maintenant  à  ses  trois  degrés 
absolument  comme  en  Europe,  ainsi  que  nous  avons  pu  nous  en 
rendre  compte  à  l'Exposition  de  Liège. 

Les  études  supérieures  sont  représentées   par    l'École  dos 


Digitized  by 


Googk 


78  REVUS  DES  DEUX  MONDES. 

Hautes  Études  commerciales  de  Tokîo,  fondée  en  18S5,  et  par 
l'École  des  Hautes  Études  commerciales  de  Kobé,  créée  en  1903  ; 
il  en  sera  ouvert  prochainement  deux  nouvelles  à  Nagasaki  et  à 
Nagoya.  Ces  écoles  n'acceptent  que  des  élèves  ayant  terminé 
leurs  cinq  années  de  lycée  et  les  répartissent  entre  six  groupes  : 
le  commerce,  la  banque,  les  chemins  de  fer,  la  navigation,  les 
assurances,  le  service  consulaire.  Après  examen,  il  est  délivré 
un  diplôme  de  doctorat  es  sciences  commerciales. 

L'enseignement  moyen  est  destiné  plus  particulièrement  aux 
élèves  des  lycée$  ayant  terminé  au  moins  les  deux  premières 
années  de  ces  établissemens.  Ces  écoles,  dites  écoles  spéciales  de 
commerce,  étaient  déjà  on  1903  au  nombre  de  34  publiques  et 
7  privées.  A  la  même  époque,  renseignement  élémentaire  se 
donnait  dans  16  écoles  élémentaires  de  commerce  dans  lesquelles 
on  entrait  après  avoir  suivi  les  quatre  années  de  l'enseignement 
primaire.  On  comptait  aussi  69  cours  de  perfectionnement 
annexés  aux  écoles  primaires.  Placé  sous  le  contrôle  du  ministre 
de  l'Instruction  publique,  attentivement  surveillé  par  des  inspec- 
teurs spéciaux,  l'enseignement  commercial  au  Japon  prétend, 
on  le  voit,  rivaliser  avec  celui  de  l'Europe. 

L'enseignement  qui  nous  occupe  est  fort  restreint  en  Norvège. 
Il  ne  donne  lieu  à  aucune  école  supérieure  et  ne  comprend  que 
deux  écoles  moyennes  créées  pas  des  municipalités,  à  savoir  le 
Gymnase  commercial  de  Christiania,  fondé  en  1875  et  le  Gymnase 
commercial  de  Bergen,  qui  date  de  1904.  La  durée  régulière  des 
études  y  est  de  deux  ans  et  elles  sont  mixtes  pour  garçons  et 
filles.  En  outre  de  ces  écoles  publiques  il  y  a  beaucoup  d'institu- 
tions privées  qui  prennent  le  nom  de  commerciales,  mais  malheu- 
reusement la  plupart  d'entre  elles  ont  des  maîtres  d'une  culture 
insuffisante.  Cependant  il  faut  citer  comme  la  plus  réputée  l'École 
d'Ottotreider  à  Christiania  dont  on  a  pu  apprécier  les  intéressans 
travaux  à  l'Exposition  de  Paris  de  1900.  Quant  à  la  situation  des 
apprentis,  elle  n'est  réglementée  par  aucune  loi  ;  on  s'en  rapporte 
pour  leur  éducation  pratique  au  bon  vouloir  des  patrons.  Espé- 
rons que  l'Association  des  anciens  élèves  du  Gymnase  commeiv 
cial  de  Christiania  qui,  sous  le  nom  de  Club  commercial,  jouit 
d'une  certaine  influence,  pourra  être  utile  au  développement  si 
désirable  et  si  en  retard  de  l'enseignement  commercial  en  Norvège* 

Dans  les  Pays-Bas  l'enseignement  commercial  proprement 
dit  n'a  pris  corps  que  dans  les  dix  dernières  années,  si  ron 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  commeroal.  79 

excepte  l'Ëcole  commerciale  publique  d'Amsterdam,  qui  existe 
depuis  quarante  ans.  Il  n'y  a  pas  encore  d'enseignement  supé- 
rieur et  l'on  compte  actuellement  neuf  écoles  moyennes  organi- 
sées par  les  communes  avec  des  subsides  de  l'État.  Les  jeunes 
filles  y  ont  accès. 

La  Russie  est  probablement  le  pays  qui  a  possédé  la  plus 
ancienne  des  écoles  de  commerce  :  c'est  l'École  DemidoflF  fondée 
à  Moscou  en  1772  et  transportée  à  Saint-Pétersbourg  en  1799 
par  l'impératrice  Féodorowna  qui  la  prit  sous  sa  protection. 
Quelques  écoles  et  des  cours  commerciaux  furent  fondés  plus 
tard,  principalement  après  1870,  par  différentes  corporations  de 
uégocians  ;  mais  l'essor  de  cet  enseignement  date  de  la  loi  de  1896 
qui  la  rattacha  au  ministère  des  Finances.  L'influence  considé- 
rable de  cette  loi,  faite  dans  un  esprit  vraiment  libéral,  ressort 
clairement  des  intéressantes  études  publiées  successivement 
en  1899  par  M.  le  conseiller  d'État  Grigoriew,  inspecteur  général 
de  l'enseignement  technique  en  Russie,  puis  en  1901  par  M.  Jour- 
dan,  directeur  de  l'École  des  Hautes  Études  do  Paris,  enfin  réfcem- 
ment  par  M.  de  Friesendorff,  conseiller  d'État.  Les  corporations, 
les  sociétés  diverses  et  les  Bourses  de  commerce  ont  rivalisé 
d'entrain  et  de  générosité  en  faveur  de  l'enseignement  commer- 
cial depuis  que  cette  loi  l'a  soustrait  aux  rigueurs  du  ministère  de 
l'Instruction  publique  et[a  donné  libre  carrière  à  la  fois  au  public 
qui  désirait  cet  enseignement  et  aux  excellens  professeurs  qu'il  a 
su  attirer.  Aussi  le  nombre  des  écoles  de  commerce  de  tous  les 
degrés,  tant  officielles  que  privées,  atteignait-il  récemment  Tim- 
jportance  considérable  de  i  47  et  va-t-il  sans  cesse  en  augmentant. 

Les  meilleures  écoles  russes,  tout  en  prenant  le  nom  d'Écoles 
supérieures  de  commerce,  donnent  en  réalité  un  enseignement 
moyen.  Les  unes  prennent  leurs  élèves  dès  l'âge  de  dix  ans  et 
les  conservent  sept  ans  en  leur  donnant  une  instruction  géné- 
rale pendant  les  quatre  premières  années  et  en  consacrant  les 
trois  années  restantes  aux  études  spéciales.  Les  autres  n'admet- 
tent que  des  jeunes  gens  âgés  de  treize  à  dix-sept  ans  ayant  déjà  . 
reçu  une  bonne  instruction  générale  et  les  conservent  pendant 
trois  ans.  Le  diplôme  de  sortie  confère  les  mêmes  droits  pour  le 
serAice  militaire  que  celui  des  écoles  réaies  de  l'État.  En  1903,1e 
nombre  de  ces  écoles  supérieures  de  commerce  était  de  53  avec 
16500  élèves. 

Les  écoles  de  commerce  élémentaires  se  divisent  en  deux 


Digitized  by 


Googk 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ' 

catégories.  La  première  fait  appel  à  des  élèves  réguliers,  astreints 
à  suivre  tous  les  cours  ;  les  enfans  y  sont  admis  à  partir  de  Tâge 
de  douze  ans  et  sont  conservés  trois  ans;  en  1903  ces  écoles 
étaient  au  nombre  de  40  avec  6825  élèves.  La  seconde  catégorie, 
connue  sous  le  nom  officiel  de  classes  de  commerce ,  est  destinée 
aux  adultes,  principalement  aux  jeunes  gens  déjà  employés  dans 
des  bureaux;  en  1903,  il  y  avait  trente  de  ces  classes  avec 
7223  élèves.  Enfin,  il  existait,  en  1903, 24  cours  divers  d'ensei- 
ment  commercial,  la  plupart  consacrés  à  la  comptabilité  et  aux 
langues  étrangères,  et  fréquentés  par  1  698  auditeurs. 

En  résumé,  la  faveur  dont  l'enseignement  commercial  jouit 
depuis  quelques  années  en  Russie  est  telle  que  le  ministère  des 
Finances  n'a  que  peu  de  sacrifices  à  faire  pour  lui,  la  dépense 
étant  facilement  couverte  par  l'affluence  des  élèves  et  par  la  gé- 
nérosité des  fondateurs.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  des  particuliers 
comme  M.  Fereschendo  ou  des  corporations  y  consacrer  des 
centaines  de  mille  roubles,  et  plusieurs  des  Bourses  les  plus  im- 
portantes de  l'Empire  donnent  l'exemple  en  trouvant,  comme  celle 
de  Moscou,  700  000  roubles  pour  fonderl'ÉcoleAlexandra,  comme 
celle  de  Kiew  450000  roubles,  celle  de  Riga  500000  roubles,  etc. 
Certaines  villes  établissent  même  des  impôts  spéciaux  sur  les 
maisons  de  commerce  pour  entretenir  ces  écoles.  Parmi  les  plus 
chaleureux  propagateurs,  il  faut  nommer  la  grande  Société  d'en- 
seignement commercial,  les  Associations  des  employés  de  com- 
merce de  Moscou  et  de  Kharkof,  la  Société  Pétrovskoe,  la 
Société  des  Amis  des  Sciences  commerciales  et  les  corporations 
des  marchands  des  principales  villes. 

En  Finlande,  M.  Le  Hénaff  nous  apprend  que  l'enseignement 
commercial  est  assez  développé.  Il  y  a  onze  établissemens  d'en- 
seignement moyen  (écoles  supérieures  et  instituts)  qui  ont  deux 
années  d'études  et  neuf  écoles  d'employés  qui  sont  plutôt  des 
cours  élémentaires.  Toutes  ces  écoles  sont  fréquentées  également 
par  les  deux  sexes  ;  il  faut  du  reste  remarquer  qu'en  Finlande 
toutes  les  femmes  travaillent  et  que  les  mœurs  leur  permettent 
Faccès  dans  toutes  les  professions. 

Le  peuple  suédois  se  tourne  de  plus  en  plus  vers  les  carrières 
commerciales  et  le  nombre  de  ses  commerçans  a  plus  que  dou- 
blé depuis  1870.  Il  est  donc  tout  naturel  que,  dans  un  pays  •où 
l'enseignement  général  est  très  développé,  l'enseignement  com- 
mercial soit  en  progrès.  Il  n'y  est  cependant  pas  encore  à  U 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  commercial.  81 

hauteur  des  besoins.  Ainsi  le  degré  supérieur  n'y  est  point  re- 
présenté jusqu'ici  et  il  n'y  a  que  deux  écoles  moyennes  de  com-. 
merce;  en  revanche,  toutes  les  écoles  populaires  supérieures 
enseignent  à  leurs  élèves  les  premières  notions  de  la  comptabilité 
et  plusieurs  municipalités  ont  organisé  des  cours  de  commerce 
du  soir  et  du  dimanche.  Dans  toute  la  Suède  l'enseignement  est 
mixte  pour  jeunes  gens  et  jeunes  allés. 

La  Suisse  est  de  tous  les  pays  du  monde  celui  qui  compte  le 
plus  d'écoles  de  commerce  comparativement  à  sa  population; 
elle  dépasse  la  Saxe  elle-même  que  l'on  a  souvent  décorée  du 
nom  de  terre  classique  de  l'enseignement  commercial;  cela  se 
conçoit  du  reste  h  cause  du  nombre  considérable  de  jeunes  gens 
suisses  que  l'on  envoie  à  l'étranger  et  qu'il  faut  préparer  en 
conséquence.  Le  haut  enseignement  est  donné  par  la  Faculté 
des  Sciences  politiques  de  l'Université  de  Zurich,  qui  a  créé  en 
1903  une  section  de  sciences  commerciales  dans  laquelle  les 
études  sont  très  élevées  et  conduisent  à  l'un  des  trois  diplômes 
suivans  :  sciences  commerciales,  professorat  de  commerce  pour 
l'enseignement  supérieur,  docteur  juris  publici  et  rerum  camero 
Hum.  L'Académie  de  commerce  de  Saint-Gall,  dont  les  élèves 
réguliers  doivent  être  âgés  d'au  moins  dix-huit  ans,  doit  aussi  être 
mise  au  rang  le  plus  élevé.  Une  particularité  de  cette  Académie 
est  que  l'étudiant  étranger  paie  un  écolage  plus  fort  que  l'étu- 
diant suisse.  L'enseignement  moyen  se  donne  dans  vingt-deux 
écoles  ;  le  programme  des  études  y  est  sensiblement  lei  même 
que  celui  des  écoles  du  même  degré  dans  les  divers  pays,  mais 
Tesprit  si  pratique  du  peuple  suisse  se  révèle  une  fois  de  plus  par 
l'importance  attachée  au  «  Bureau  Commercial  »  Ubungskontor, 
qui  comporte  le  travail  journalier  d'un  bureau  véritable  avec 
correspondance  et  tenue  de  livres  non  seulement  dans  la  langue 
maternelle  mais  aussi  en  langues  étrangères.  Les  écoles  élémen- 
taires ou  plus  exactement  les  cours  complémentaires  sont  très 
en  honneur  et  les  commerçans  portent  le  plus  grand  intérêt  à 
Tamélioration  des  connaissances  des  apprentis  ;  le  nombre  de  ces 
écoles  complémentaires  est  actuellement  d'environ  90,  dont  64  ont 
été  fondées  par  l'importante  Société  suisse  pour  l'enseignement 
commercial  qui  a  réussi  à  organiser  dans  tout  le  pays  des 
examens  donnant  droit  au  diplôme  très  apprécié  d'apprenti  de 
commerce.  Un  détail  intéressant  est  que  la  fréquentation  de  ces 
cours  donne  généralement  lieu  à  la  perception  d'une  rétribution 

TOME  XZXY.   —   i906.  Q 


Digitized  by 


Googk 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  varie  entre  0  fr.  05  et  0  fr.  30  par  leçon  ;  Texpérience  a  dé- 
montré que  l'on  obtient  ainsi  plus  d'attention  et  d'efforts  des  au- 
diteurs. Gomme  création  originale  on  peut  citer  aussi  les  cours  de 
vacances  que  l'Association  des  professeurs  des  écoles  de  commerce 
suisses  a  organisés  pour  le  perfectionnement  de  rinstruction 
commerciale  de  ses  membres.  Cette  association  publie  régu- 
lièrement un  Bulletin  de  même  que  la  Société  suisse  pour  l'en- 
seignement commercial  ;  du  reste  les  publications  relatives  à 
l'enseignement  commercial  sont  fort  nombreuses  en  Suisse,  outre 
les  rapports  annuels  du  département  fédéral  du  Commerce. 

Malgré  les  écoles  qui  leur  sont  spécialement  réservées,  les 
jeunes  filles  sont  presque  toujours  admises  dans  les  écoles  de 
garçons  et  l'on  attache  une  telle  importance  à  ce  qu'elles  profitent 
de  l'enseignement  commercial  que,  pour  elles  comme  pour  les 
garçons,  il  est  question  de  rendre  obligatoire  la  fréquentation 
dès  Fortbildungsschulen. 

Comme  conclusion  de  la  première  partie  de  notre  étude 
nous  espérons  avoir  fait  apparaître  l'importance  considérable  el 
toujours  croissante  que  tous  les  pays  du  monde  attachent  à  l'en- 
seignement commercial  à  tous  ses  degrés  et  le  rôle  qu'ils  lui 
attribuent  dans  la  lutte  ardente  mais  pacifique  que  se  livrent 
toutes  les  nations  pour  le  développement  de  la  richesse  publique 
et  la  marche  toujours  progressive  de  la  civilisation.  Nous  allons 
examiner  maintenant  ce  que  la  France  a  fait  et  ce  qu'il  lui  reste 
à  faire  dans  cet  ordre  d'idées. 

II 

Se  rendre  compte  de  l'état  actuel  de  l'enseignement  commer- 
cial en  France,  c'est  passer  successivement  en  revue  les  écoles 
supérieures  de  commerce,  les  écoles  moyennes,  l'enseignement 
élémentaire  y  compris  les  cours  divers,  l'enseignement  des 
jeunes  filles,  l'administration  supérieure  et  la  législation  spé- 
ciale, enfin  les  associations  qui  ont  pour  objet  le  développement 
de  cette  branche  de  notre  activité  sociale. 

Nous  n'avons  pas  encore  de  Facultés  du  commerce  proprement 
dites  ;  l'École  des  Hautes  Études  commerciales  est  appelée  sans 
doute  à  devenir  un  jour  une  Faculté  parce  que,  de  toutes  nos 
écoles  supérieures  de  commerce ,  c'est  elle  qui  est  le  plus 
luxueusement  logée  dans  un  superbe  bâtiment  construit  à  cette 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  commercial.  83 

intention  par  la  Chambre  de  commerce  de  Paris  et  que  c'est  elle 
aussi  qui  a  le  meilleur  recrutement  d^élèves  et  les  professeurs 
les  plus  haut  placés,  enfin  parce  que  c'est  elle  qui  sert  d'école 
normale  pour  la  formation  des  professeurs  de  renseignement 
moyen  ;  mais,  comme  elle  a  eu  jusqu'à  présent  le  même  pro- 
gramme que  nos  autres  écoles  supérieures,  nous  ne  devons  pas 
la  classer,  pour  le  moment,  dans  un  rang  plus  élevé.  Nous 
avions  jusque  dans  ces  derniers  temps  quinze  de  ces  écoles 
supérieures  de  commerce,  dont  trois  à  Paris  et  les  autres  à 
Alger,  Bordeaux,  Dijon,  le  Havre,  Lille,  Lyon,  Marseille,  Mont- 
pellier, Nancy,  Nantes,  Rouen  et  Toulouse,  toutes  créées,  diri- 
gées et  entretenues  soit  par  des  Chambres  de  commerce  ou  des 
municipalités ,  soit  par  des  associations  de  négocians.  L'&ge 
minimum  d'entrée  était  de  seize-  ans,  mais  en  réalité  leurs  élèves 
étaient  passablement  plus  &gés.  La  durée  des  études  était  de 
deux  années  et,  par  suite  des  examens  que  l'État  exigeait  pour 
Tobtention  du  privilège  d'un  an  de  service  militaire  qu'il  leur 
accordait,  nos  écoles  supérieures  de  commerce  avaient  été  ame* 
nées  à  adopter  toutes  le  même  programme  qui  était  ainsi  conçu: 

Kcmhf  d«  Itçoat 
de  1  honr*  par  an. 

MAti4raa  MM«ignéM.  l"*  «and*,  t*  année. 

Commerce  et  comptabilité •  •  •  lOO  100 

Première  langue  étrangère 165  168 

Seconde  langue  étrangère 90  90 

Mathématiques  appliquées 100  50 

Étude  des  marchandises 45  45 

Chimie  et  physique  appliquées.   ...••••••  2S  28 

Géographie  économique 50  55 

Histoire  du  commerce 20  » 

Élémens  du  droit  public  et  du  droit  civil  français  .  30  ^ 

Législation  commerciale,  maritime  et  industrielle.  50  35 

Législations  commerciales  étrangères.  •.«•«•  »  20 

Économie  politique 30  » 

Législation  ouvrière *  »  15 

Législation  budgétaire  et  douanière »  25 

Diverses  matières  selon  les  localités 

Produits  chimiques  et  soieries  à  Lyon ] 

Marine  marchande  à  Marseille I  g. 

Section  coloniale  à  Lyon i 

CEnologie  à  Dijon  et  à  Montpellier ] 

Total  des  heures  par  an 708  723 


Digitized  by 


Googk 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'élablissement  du  service  militaire  de  dèttt  îuls  olligatdire  et 
égal  pour  tous,  est  venu  jeter  le  désarroi  dans  cette  organisation 
et  provoquera  sans  doute  la  modification  de  ce  programme  ;  il 
est  probable  que  dorénavant  chaque  école  s'inspirera  davantage 
des  besoins  de  sa  région  et  que,  tout  en  ayant  un  fonds  d'études 
communes  à  tous  ses  élèves,  elle  les  spécialisera  selon  le  genre 
d'affaires  auquel  chacun  d'eux  se  destinera  plus  particulièrement: 
commerce  intérieur,  international,  colonies,  etc.  Il  est  pro- 
bable aussi  que  ces  écoles  cesseront  d'avoir  la  prétention  d'être 
toutes  sur  le  même  rang;  les  unes  resteront  écoles  supérieures, 
d'autres  se  transformeront  plus  ou  moins.  Ainsi  l'Ecole  de  Lille 
devient  déjà  École  supérieure  pratique  de  commerce  et  d'indus- 
trie, se  divisant  en  sections  ayant  un  certain  nombre  de  cours 
communs,  mais  orientées  Tune  vers  le  commerce  général  et  la 
banque,  les  autres  vers  le  commerce  plus  spécial  des  textiles  ou 
des  matières  colorantes  ou  vers  les  commerces  qui  se  rattachent 
à  la  brasserie,  à  la  sucrerie,  à  la  distillerie.  De  son  côté,  l'Ecole 
supérieure  de  commerce  de  Paris,  la  plus  ancienne  de  toutes, 
puisqu'elle  date  de  1820,  se  transforme  profondément  aussi  et 
devient  École  supérieure  pratique  de  commerce  et  d'industrie 
en  offrant  aux  familles  trois  combinaisons  : 

1*  Cinq  années  d'études  pour  un  enseignement  technique 
complet  qui  prend  les  enfans  vers  l'âge  de  12  à  13  ans; 

2®  Trois  années  d'études  secondaires  pour  les  élèves  qui  sont 
obligés  d'entrer  de  bonne  heure  dans  les  affaires  ; 

3^  Deux  années  d'études  supérieures  mais  essentiellement 
pratiques  pour  les  élèves  ayant  fait  des  études  secondaires 
sérieuses  dans  les  lycées  et  collèges.  Ces  jeunes  gens  viennent 
se  joindre  à  ceux  qui  ont  reçu  à  l'école  l'enseignement  du  premier 
cycle.  Enfin  une  section  spéciale  de  navigation  maritime  a  été 
annexée  à  l'école  sous  le  contrôle  et  avec  le  concours  du  ministère 
de  la  Marine.  Quant  à  l'Institut  commercial  de  Paris,  il  a  eu  lïdée 
fort  ingénieuse  d'établir  une  succursale  à  Liverpool  pour  les 
jeunes  gens  qui  désirent  se  familiariser  avec  la  langue  anglaise. 

L'enseignement  commercial  moyen  se  donne  soit  dans  les 
écoles  spéciales  fondées  d'accord  entre  les  départemens  ou  les 
communes  et  le  ministère  du  Commerce  et  qui  sont  désignées 
sous  le  nom  d'Écoles  pratiques  du  commerce  et  de  Tindustrie, 
soit  dans  des  écoles  fondées  par  les  Chambres  de  commerce,  soit 
enfin  dans  certaines  écoles  de  la  Ville  de  Paris. 


Digitized  by 


Googk 


l'enseig?îement  commercial.  85' 

Le  ministère  du  Commerce  s'est  appliqué  depuis  quelques 
années  à  développer  considérablement  les  écoles  pratiques;  elles 
comprennent  trois  catégories:  les  écoles  pratiques  d'industrie, 
les  écoles  pratiqués  de  commerce,  les  écoles  pratique  de  com- 
merce et  d'industrie,  ces  dernières  ainsi  nommées  parce  qu'elles 
groupent  sous  le  môme  toit  une  section  commerciale  et  une  sec- 
tion industrielle.  Nous  ne  nous  occuperons  naturellement  ici 
que   des  sections  d'enseignement  commercial. 

Les  écoles  pratiques  prennent  les  en  fans  au  sortir  de  l'école 
primaire  à  l'âge  de  douze  à  treize  ans  et  les  gardent  générale- 
ment trois  ans  ;  elles  ont  quelquefois  une  année  préparatoire  et 
une  quatrième  année.  Voici  le  programme-type  qui  a  été  préparé 
pour  servir  de  guide,  mais  qui  peut  être  un  peu  modifié  selon 
les  besoins  locaux  ; 

Nombre  d'heurss  de  classe  par  semaine. 
Matières.  1"  année.      2*  année.      3»  année.         Total. 

i*  Enseignement  commercial  : 
Commerce,  comptabilité  et  tenue 

de  livres 6  6  6  <8 

Langue  étrangère 6  6  6  18 

^nthmétique  et  algèbre 3  3  3  9 

^•éographie 11/2  3  3  7  1/2 

Ecriture  et  calligraphie 3  11/2         11/2  G 

Chimie  et  marchandises 11/2  3  3  T  l/li 

^^gislation »  »  3  3 

*'Conomie  commerciale «  »  11/2  11/2 

Totaux 21  22  1/2  27  701/2 

2»  Enseignement  général  : 

Uague  française 41/2  3  3  101/2 

ï^essin.   .    .  ' il/2  11/2  11/2  4  1/2 

HiUoire 11/2  11/2  »  3 

M»*loire  naturelle  et  hygiène.  .   .  »  11/2  »  1 1/2 

Géométrie  . »  11/2  1  1/2  3 

Notions  de  physique 11/2  »  »  11/2 

Totaux 9  9  6  24 

Éludes 9  9  9  27 

Totaux  généraux.     39  40  1/2       42  12U/2 

Les  cours  sont  gratuits. 

Créées  en  vertu  de  la  loi  du  26  janvier  1892  et  organisées  par 
le  décret  du  22  février  1893.  ces  écoles  se  soût  rapidement  déve- 


Digitized  by 


Googk 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loppées  dans  toute  la  France  ;  elles  sont  déjà  au  nombre  de  53 
dont  17  d'industrie  seule,  26  de  commerce  et  d'industrie,  1  de 
commerce  seul  et  9  de  commerce  et  d'industrie  pour  filles.  Ces 
écoles  sont  appelées  à  devenir  encore  beaucoup  plus  nombreuses. 
La  moyenne  de  leurs  élèves  est  déjà  de  200  par  école. 

On  peut  rattacher  à  ce  groupe  la  très  intéressante  et  très 
prospère  École  commerciale  de  l'avenue  Trudaine  de  Paris,  qui 
'prend  les  enfans  à  partir  de  l'âge  de  huit  ans  et  les  conduit 
jusqu'à  seize  ou  dix-sept  ans.  Les  premières  années  peuvent  être 
-considérées  comme  cours  préparatoires;  les  études  normales 
comprennent  les  quatre  dernières  années.  La  rétribution  scolaire 
est  de  220  francs  par  an.  Cette  école,  que  la  Chambre  de  com- 
merce de  Paris  a  fondée  en  1863,  est  un  modèle  dans  son  genre; 
aussi  était-elle  fréquentée  en  1904  par  700  élèves. 

IBnân  la  Ville  de  Paris  donne  l'enseignement  commercial 
moyen  dans  le  collège  Chaptal  qui,,  à  côté  de  son  enseignement 
général,  a  une  section  où,  pendant  deux  ans,  les  élèves  âgés  d'envi- 
ron quinze  ou  seize  ans  peuvent  se  préparer  aux  écoles  supérieures 
de  commerce  ou  même  directement  à  la  carrière  commerciale. 
Ouant  à  l'enseignement  privé,  nous  avons  peu  de  renseigne- 
mens  et  nous  nous  contenterons  de  signaler  l'école  de  M.  Pigier 
à  Paris,  qui  est  très  fréquentée  par  les  jeunes  gens  désireux  d'en- 
trer rapidement  dans  les  bureaux.  L'enseignement  élémentaire 
se  donne  principalement  dans  les  écoles  primaires  supérieures, 
qui  ont  dans  leur  section  commerciale  quelques  cours  élémen- 
taires de  comptabilité  et  de  commerce.  Celles  d'entre  elles  qui 
ont  une  quatrième  poussent  l'étude  de  la  comptabilité  et  des 
langues  relativement  assez  loin.  On  peut  citer  notamment  à 
Paris  les  écoles  J.-B.  Say,  Turgot,  Colbert,  Lavoisier  et  Arago. 

Quant  aux  cours  professionnels  ou  de  perfectionnement,  très 
répandus  sur  tout  le  territoire  de  la  France,  ils  se  donnent  quel- 
qifefois  à  certaines  heures  de  la  journée  ou  du  dimanche,  mais 
c'est  surtout  dans  la  soirée  qu'ils  ont  lieu.  Leur  nombre  est  si 
considérable  et  leur  objet  plus  spécial  est  si  varié  qu'il  serait 
impossible  d'en  donner  la  nomenclature.  On  peut  dire  que,  grâce 
au  concours  de  tous  les  bons  citoyens,  les  villes  où  les  cours 
professionnels  font  défaut  constituent  aujourd'hui  l'exception. 
Ces  cours  s'adressent  en  général  à  des  adultes  désireux  de  per- 
fectionner leurs  connaissances  et  ils  sont  le  plus  souvent  élémen- 
taires ;  mais  il  en  est  beaucoup  qui  s'élèvent  fort  haut  et,  pour  n'en 


Digitized  by 


Googk 


L'EIfSEIGNEBnBNT   COMMERCIAL.  87 

citer  qu'un  seul,  nous  dirons  que  les  cours  du  soir  donnés  à  la 
mairie  de  la  rue  Drouot  par  la  Société  d'études  commerciales 
(fojadation  Bamberger)  sont  fréquentés  par  l'élite  des  employé» 
de   banque  et  de  commerce  de  Paris. 

INous  arrivons  maintenant  à  une  branche  de  renseignement 
conntmercial  qui  fait  grand  honneur  à  notre  pays.  Depuis  quelques 
anrx^es,  l'usage  s'est  beaucoup  répandu  en  France  d'employer 
des  jeunes  filles  ou  des  femmes  dans  les  bureaux,  soit  comme 
coxxiptables,  soit  comme  sténographes,  dactylographes  ou  secré- 
taires. Ce  résultat  est  dû  en  grande  partie  à  l'excellent  enseigne- 
ment qui  est  mis  chez  nous  à  la  disposition  des  jeunes  filles.  Il 
se  donne  soit  dans  les  écoles  proprement  dites,  soit  dans  les 
COU.TS  professionnels. 

En  tête  de  la  branche  supérieure  de  cet  enseignement  il  faut 

placer  la  division  normale  qui,  à  l'École  pratique  de  commerce 

et  d'industrie  du  Havre,  est  destinée  à  former  des  professeurs  de 

commerce  femmes  pour  les  écoles  de  filles.  Les  élèves  recrutées 

par  voie  de  concours  doivent  être  âgées  de  vingt  à  vingt-cinq  ans 

et  munies  du  brevet  supérieur  ;  la  durée  de  leurs  études  est  de 

deux  ans  ;  au  bout  de  ce  temps  les  élèves  normaliennes  prennent 

part  au  concours  pour  les  certificats  d'aptitude  au  professorat  des 

écoles  pratiques.  Les  cours  sont  professés  soit  par  des  agrégés 

de  l'Université,  soit  par  des  spécialistes  en  sciences  techniques. 

La  France  est  du  reste  jusqu'ici  le  seul  pays  européen  qui  confié 

les  fonctions  de  professeur  commercial  à  des  femmes  et  l'on 

peut  dire  qu'elle  ne  s'en  trouve  pas  mal. 

On  peut  ranger  aussi  dans  la  catégorie  de  l'enseignement 
supérieur  la  remarquable  École  de  commerce  et  de  comptabi- 
lité pour  les  jeimes  filles,  fondée  en  1856  à  Lyon  par  M"*  Luquin, 
^l  placée  aujourd'hui  sous  le  patronage  de  la  Ville  et  de  la 
Chambre  de  commerce  de  Lyon.  Les  élèves  n'y  sont  admises 
qu'à  partir  de  l'âge  de  quinze  ans  et  après  un  examen  d'entrée  * 
L'enseignement  y  est  gratuit  et  dure  deux  années.  A  la  fin  de  la 
première  année,  il  est  accordé  un  «  certificat  d'études  commer- 
ciales; M  à  la  fin  de  la  deuxième  année,  les  élèves  peuvent  obte- 
nir le  «  diplôme  d'études  commerciales.  »  Ces  deux  titres  ne 
sont  délivrés  qu'à  la  suite  d'un  examen  passé  avec  succès  devant 
^  jury  spécial  présidé  par  l'inspecteur  d'Académie.  Les  leçons 
se  donnent  tous  les  jours  non  fériés  de  1  heure  et  demie  à  5  heiiros 
el  demie,  sauf  le  jeudi  où  elles  ont  lieu  de  8  heures  et  demie  à 


Digitized  by 


Googk 


Heures  par 

semaine. 

'•  année. 

2*  année. 

10 

10 

2 

2 

3 

3 

4 

2 

2 

2 

» 

3 

4 

4 

88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

11  heures  et  demie  du  matin.  Un  cours  facultatif  d'anglais  est. 
misa  la  disposition  des  élèves  le  matin.  Le  programme  com- 
prend: 


Comptabilité  et  tenue  des  livres 

Écriture 

Sténographie  et  dactylographie 

Français.  . 

Géographie  commerciale 

Droit  commercial. 

Anglais  (facultatif) 

Dans  renseignement  moyen,  il  fauj;  citer  tout  d'abord  les 
écoles  pratiques  de  commerce  et  d'industrie  pour  jeunes  filles 
rattachées  au  ministère  du  Commerce  et  fondées  d'accord  avec 
lui  par  les  départemens  ou  les  communes.  Elles  portent  le  nom 
d'Écoles  pratiques  de  Commerce  et  d'Industrie  parce  que  les 
élèves  y  sont  réparties  en  deux  sections,  l'une  commerciale, 
l'autre  industrielle.  Ce  sont  en  réalité  deux  écoles  juxtaposées. 
On  y  entre  à  Tâge  de  douze  à  treize  ans,  et  la  durée  des  .études 
est  de  trois  ans.  Les  élèves  qui  passent  avec  succès  leurs  examens 
de  sortie  reçoivent  le  «  certificat  d'études  pratiques  commer* 
ciales.  »  Le  caractère  propre  et  original  de  ces  écoles  ne  tient  pas 
tout  entier  dans  leurs  programmes  si  bien  orientés  qu'ils  soient 
vers  la  vie  active  du  commerce.  Il  réside  surtout  dans  leurs 
méthodes.  On  s'applique  à  les  rendre  aussi  directes  et  aussi  lo- 
giques que  possible,  non  seulement  afin  d'économiser  le  temps, 
mais  encore  en  vue  de  donner  aux  esprits  de  la  sûreté  et  de  la 
force.  Il  y  a  actuellement  neuf  de  ces  écoles  :  à  Boulogne-sur- 
Mer,  Dijon,  le  Havre,  Marseille,  Nantes,  Reims,  Rouen,  Saint- 
Étienne  et  Aire-sur-Adour,  ayant  ensemble  un  effectif,  en  1904, 
de  2  403  élèves  et  le  Ministère  s'applique  à  faciliter  le  plus  pos- 
sible les  créations  de  ce  genre. 

La  ville  de  Paris  a  organisé  dans  deux  de  ses  écoles  primaires 
supérieures,  l'école  Edgar-Quinet  et  l'école  Sophie-Germain, 
un  intéressant  enseignement  commercial  pour  les  jeunes  filles. 
Ces  écoles,  qui,  comme  toutes  les  écoles  primaires  supérieures, 
se  recrutent  par  voie  de  concours  parmi  les  jeunes  filles  pour- 
vues du  certificat  d'études  primaires  (douze  à  treize  ans),  ne 
s'occupent  pendant  les  deux  premières  années  que  d'études  gé^ 


Digitized  by 


Googk 


L  ENSEIGNEMENT  COMMERCIAL.  89 

nérales,  auxquelles  elles  ajoutent  dans  la  troisième  année  régle- 
mentaire, et  dans  une  quatrième  année  complémentaire  et  facul- 
tative, un  enseignement  commercial  moyen  comprenant  la 
comptabilité  avec  tenue  de  livres  et  calcul  commercial,  des  no- 
tions de  législation  usuelle  et  commerciale  et  d'économie  poli- 
tique, les  langues  anglaise  ou  allemande,  la  sténographie  et  la 
dactylographie.  Les  cours  y  sont  gratuits. 

L*enseignement  commercial  moyen  est  représenté  à  Lyon 
par  l'école  La  Martinière  des  filles,  destinée  aux  jeunes  filles  de 
la  classe  ouvrière.  L'enseignement  y  est  gratuit  et  dure  trois 
années;  l'âge  d'admission  est  de  treize  ans  au  moins.  Le  pro- 
gramme de  la  section  de  commerce  comprend  l'écriture,  la  comp- 
tabilité, le  droit  commercial,  l'anglais  et  la  sténographie.  Il  y  a 
aussi  à  Lyon  l'École  pratique  lyonnaise  de  commerce  et  de 
comptabilité,  école  libre  dirigée  actuellement  par  M"'  Monloup- 
Robert.  Les  élèves  y  sont  admises  à  partir  de  l'âge  de  quinze  ans 
et  renseignement  n'y  dure  que  trois  mois. 

A  Paris,  dans  l'enseignement  libre,  on  peut  citer,  comme 
écoles  d'enseignement  moyen,  les  deux  écoles  Élisa-Lemonnîer 
de  la  rue  Duperré  et  de  la  rue  des  Boulets,  dont  les  programmes 
sont  conçus  dans  un  esprit  très  pratique.  Il  est  question  de  leur 
rachat  par  la  Ville.  Il  faut  citer  aussi  la  section  pour  les  dames 
de  l'École  pratique  de  commerce  de  Paris,  très  connue  sous  le 
nom  de  M.  Pigier.  Cette  école  a  une  grande  analogie  avec  les  Busi- 
ness collèges  d'Amérique  :  c'est  dire  qu'elle  s'occupe  essentielle- 
ment de  pratique,  que  l'admission  y  a  lieu  sans  examen  à  partir 
de  quatorze  ans  et  que  la  durée  des  études  dépend  des  élève? 
elles-mêmes;  elle  varie  entre  trois  mois  et  un  an. 

Pour  ce  qui  concerne  l'enseignement  élémentaire  des  femmes, 
on  peut  dire  d'une  façon  générale  que  les  écoles  primaires  su- 
périeures donnent  dans  leur  troisième  année  des  notions  sur  la 
comptabilité,  la  tenue  des  li\Tes,  le  droit  usuel,  l'économie  po- 
litique et  que  les  langues  vivantes  y  occupent  une  assez  grande 
place.  Des  notions  d'études  commerciales  sont  données  aussi 
dans  les  écoles  professionnelles  et  ménagères.  Trois  des  écoles 
professionnelles  de  Paris  possèdent  chacune  une  section  commer- 
ciale, et  le  nombre  des  élèves,  qui  s'y  présentent  dépasse  tou- 
jours le  nombre  des  places  disponibles.  Quant  aux  cours  pro- 
prement dits,  qui  ont  lieu  quelquefois  dans  la  journée,  mais 
presque  toujours  le  soir,  il  serait  bien  difficile  de  les  énumérer 


Digitized  by 


Googk 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous,  tant  ils  sont  nombreux  dans  toute  la  France.  A  Paris,  il  faut 
citer  en  première  ligne  les  cours  spéciaux  d'enseignement  com* 
mercial  pour  les  femmes  et  les  jeunes  filles.  Ils  se  donnent  le 
soir,  de  sept  et  demie  à  neuf  heures  et  demie  d'octobre  à  fin  mai 
et  sont  destinés  à  mettre  les  jeunes  filles  à  même  d'exercer  d'une 
façon  satisfaisante  la  profession  de  comptable,  et  de  faire  la  cor- 
respondance commerciale  en  français  et  même,  dans  une  certaine 
mesure,  en  anglais  ou  en  allemand.  Des  certificats  d'études  com- 
merciales sont  délivrés  après  examen.  Il  y  a,  à  Paris,  seize  de 
ces  cours  sous  la  remarquable  surveillance  générale  de  M"*  Mal- 
manche,  membre  du  Conseil  supérieur  de  l'enseignement 
technique.  Il  faut  citer  aussi  les  cours  de  l'Association  philotech- 
nique, de  l'Association  polytechnique,  de  l'Association  polyma- 
thique,  de  la  Société  d'enseignement  moderne,  de  la  Société  pour 
l'enseignement  élémentaire,  de  la  Société  de  l'Union  française 
de  la  jeunesse,  de  l'Institut  populaire  d'enseignement  commer- 
cial, de  la  Société  académique  de  comptabilité,  les  cours  pro- 
fessionnels des  femmes  caissières,  comptables  et  employées  aux 
écritures,  les  cours  commerciaux  pour  les  femmes  adultes  de  la 
Chambre  de  commerce ,  enfin  l'Institut  féminin  qui  vient  de 
s'ouvrir  rue  de  Londres,  etc.,  etc.  On  peut  estimer  grosso  modo 
à  2000  le  nombre  des  jeunes  filles  ou  femmes  qui  suivent  ces 
cours  à  Paris. 

En  province,  on  peut  citer,  à  Lyon,  la  Société  professionnelle 
du  Rhône  et  les  cours  professionnels  de  M^^*  Rochebillard  ;  à 
Bordeaux,  la  Société  philomathique  a  quinze  cours  d'enseignement 
commercial  pour  les  femmes,  suivis  en  1904  par  592  élèves;  la 
Société  des  Amis  de  l'instruction  a  deux  cours  de  comptabilité, 
l'un  élémentaire,  l'autre  supérieur;  il  faut  citer,  à  Marseille,  la 
Société  pour  la  défense  du  commerce  et  de  l'industrie;  à  Saint- 
Quentin,  la  Société  industrielle;  à  Reims,  la  Société  industrielle; 
à  Nantes,  l'Association  d'enseignement  commercial  et  de  comp- 
tabilité. Enfin,  nous  nommerons  la  Société  philomathique  de  lai 
Dordogne,  l'Association  mutuelle  des  Comptables  de  l'arron- 
dissement de  Beauvais,  les  cours  pratiques  municipaux  de  Niort, 
la  Société  d'instruction  commerciale  de  Mazamet,  le  Cercle 
d'études  commerciales  de  Limoges,  et,  faute  de  renseignemens 
plus  complets,  nous  ne  mentionnerons  que  pour  mémoire  les 
nombreuses  Chambres  syndicales  de  corporations  qui  ont  orga- 
nisé des  cours  professionnels. 


Digitized  by 


Googk 


L  ENSEIGNEMENT  COMMERCIAL.  91 

Pour  résumer  d'un  mot  l'ensemble  de  l'enseignement  com- 
mercial deb  femmes  en  France,  nous  dirons  qu'il  a  fait  de  grands 
progrès;  qu'il  est  encore  susceptible  d'utiles  développemens; 
qu'il  est  en  voie  de  les  réaliser,  et  qu'en  tous  cas,  aucun  autre  pays 
ne  peut  en  offrir  l'équivalent. 

L'enseignement  commercial,  bien  que  dû  en  majeure  partie 
à  l'initiative  des  Chambres  de  commerce,  des  Conseils  généraux, 
des  municipalités  ou  de  corporations  particulières  relève  presque 
toujours  directement  ou  indirectement  du  ministère  du  Com- 
merce. Ce  ministère  comprend  une  direction  de  l'Enseignement 
technique,  industriel    et   commercial   qui   se   divise   en    trois 
bureaux,  l'un  chargé  de  l'Enseignement  supérieur,  l'autre  des 
Écoles  pratiques,  le  troisième  des  Cours  subventionnés.  L'in- 
spection de  toutes  les  institutions  est  assurée  par  trois  inspec- 
teurs généraux  et  par  des  inspecteurs  régionaux  et  départemen- 
taux. Le  ministère  est  en  outre  aidé  dans  sa  tftche  par  un  Conseil 
supérieur  de  l'Enseignement  technique  et  par  une  commission 
permanente  de  celui-ci,  laquelle  est  consultée  notamment  pour 
la  création  de  toutes  les  écoles  nouvelles,  pour  la  confection  et  la 
modification  des  programmes,  enfin  pour  la  répartition  des  sub- 
ventions. 

Quant  à  la  législation  afférente  à  renseignement  technique, 
nous  étudierons  plus  loin  l'important  projet  de  loi  qui  vient 
d'être  présenté  à  la  Chambre  des  députés  et  dont  l'adoption 
donnerait  certainement  un  nouvel  essor  aux  études  commer- 
ciales. 

Les  associations  ou  œuvres  d'utilité  publique  ayant  pour 
objet  le  développement  de  l'enseignement  commercial  sont  nom- 
breuses en  France.  Il  faut  citer  en  première  ligne  les  principales 
Chambres  de  commerce  de  France,  diverses  municipalités  et 
conseils  généraux,  et  de  nombreuses  chambres  syndicales  ou 
corporations  qui  ont  donné  de  fréquentes  preuves  d'intérêt  à 
renseignement  commercial.  Il  a  été  fondé,  il  y  a  quelques  années; 
une  Association  française  pour  le  développement  de  l'enseigne- 
ment technique,  commercial  et  industriel.  Cette  association 
compte  actuellement  plus  de  700  membres  et  elle  publie  depuis 
peu  un  Bulletin  trimestriel .  Le  ministère  du  Commerce  publié 
aussi  depuis  sept  ou  huit  ans  un  Bulletin  de  l'Enseignement 
technique  qui  est  un  recueil  de  toutes  les  questions  officielles 
ou  officieuses  concernant  cet  enseignement.  Les  anciens  élèves 


Digitized  by 


Googk 


92  REVITE^'DES   DEUX   MONDES. 

des  écoles  supérieures  de  commerce  ont  fondé  pour  xîhacune  de 
ces  écoles  des  associations  amicales  qui  font  figurer  dans  leur 
programme  le  développement  et  le  perfectionnement  des  études 
commerciales.  Ces  différentes  associations  se  sont  fédérées  en 
une  Union  des  associations  des  anciens  élèves  des  Écoles  supé- 
rieures de  commerce  reconnues  par  TEtat,  laquelle  union  est 
très  prospère,  compte  environ  7000  membres,  et  publie  un  /??//- 
letin  bimensuel  fort  apprécié.  De  nombreuses  écoles  d'enseigne- 
ment technique  de  toutes  classes  et  de  tous  degrés  ont  déjà  or- 
ganisé, ou  projettent  d'organiser,  parmi  leurs  anciens  élèves,  des 
associations  amicales,  et  il  faut  voir  là  un  mouvement  qui  promet 
d'être  utile  à  la  cause  de  cet  enseignement.  Enfin  une  nouvelle 
et  dernière  preuve  de  Tintérôt  que  le  public  français  porte  de 
plus  en  plus  à  ces  questions  réside  dans  le  succès  remarquable 
du  Congrès  organisé  par  le  journal  le  Matin  avec  le  concours  de 
la  Commission  parlementaire  du  commerce,  qui  s'est  tenu  à 
Paris  du  1°''  au  5  juin  1905  sous  la  présidence  de  M.  Trouillot, 
et  qui  a  servi  de  base  à  l'obligation  désormais  imposée  aux 
conseillers  du  Commerce  extérieur,  d'aider  au  placement  des 
jeunes  Français  à  l'étranger,  donnant  ainsi  une  nouvelle  im- 
pulsion à  renseignement  commercial. 

III  , 

Ce  qu'il  reste  à  faire  pour  placer  l'enseignement  commercial 
en  France  à  la  hauteur  de  ce  qu'il  est  dans  les  pays  étrangers  les 
plus  avancés,  nous  allons  l'apprendre  par  le  récent  rapport  fait 
par  M.  Cohendy  au  nom  du  Conseil  supérieur  de  l'enseignement 
technique,  industriel  et  commercial,  par  le  projet  de  loi  qui  en 
est  résulté  et  qui  a  été  déposé  par  le  ministre  du  Commerce, 
enfin  par  le  rapport  que  M.  Astier  a  présenté  à  ce  sujet  à  la 
Chambre  des  députés  le  13  juillet  1905. 

Aussi  longtemps  que  l'enseignement  sous  toutes  ses  formes 
était  resté  sous  la  direction  exclusive  du  ministère  de  Tlnstruc- 
tion  publique,  tout  ce  qui  touchait  de  près  ou  de  loin  au  côté 
technique  ou  professionnel  était  décrié.  L'enseignement  classique 
seul  était  en  honneur,  les  élèves  intelligens  lui  étaient  infailli- 
blement réservés;  il  semblait  que  l'enseignement  moderne  ne  fût 
institué  que  pour  les  enfans  les  moins  bien  doués.  C'était  l'époque 
où  dans  les  familles  on  disait  couramment  :  Mon  fils  aine  est  fort 


Digitized  by 


Googk 


RENSEIGNEMENT  COMMERCIAL.  ;S3 

mlelligeni,  j'en  terai  un  avocat,  un  médecin,  un  notaire  ou  sur- 
tout un  fonctionnaire  ;  mon  fils  cadet  l'est  moins,  je  le  destinerai 
aux  affaires  !  Sous  la  pression  de  ce  qui  se  passait  à  l'étranger, 
il  fallut  cependant  reconnaître  que  le  développement  du  com- 
merce mondial  exigeait  un  enseignement  spécial  et  Ton  crut  bien 
faire,  pour  le  soustraire  à  la. routine,  de  le  placer,  en  1880,  sous 
le  régime  du  «  condominium  »  en  vertu  duquel  il  était  admi- 
nistré à  la  fois  par  le  ministère  de  Tlnstruction  publique  et  par 
le  ministère  du  Commerce  :  régime  détestable,  comme  on  Ta  dit 
très  justement,  qui  partageait  les  responsabilités,  divisait  Tauto- 
rite,  laissait  ces  écoles  spéciales  sans  direction  ou,  ce  qui  pis 
est,  tiraillées  entre  deux  directions  souvent  opposées.  En  dépit 
cependant  de  tous  les  obstacles,  renseignement  technique  s'éten- 
dait, l'initiative  privée,  les  Chambres  dé  commerce,  les  muni- 
cipalités fondaient  les  écoles  supérieures  de  commerce,  les  écoles 
professionnelles,  les  cours  industriels  ou  commerciaux.  Le 
condominium  repoussé  par  tout  le  monde  fut  heureusement 
supprimé  par  la  loi  de  finances  de  1892,  et  il  fut  décidé  qu'à 
l'avenir  les  écoles  primaires  supérieures  professionnelles  dont 
renseignement  était  principalement  industriel  ou  commercial 
relèveraient  exclusivement  du  ministère  du  Commerce,  auquel 
elles  seraient  transférées  par  décret,  et  prendraient  le  nom  d'Écoles 
pratiques  de  commerce  et  d'industrie.  Nous  avons  vu  plus  haut 
qu'elles  répondaient  si  bien  à  la  fois  aux  vœux  des  familles  et 
aux  besoins  du  commerce  et  de  l'industrie,  qu'elles  ne  cessent  de 
se  multiplier  dans  toutes  les  régions  du  pays  et  sont  déjà  aujour- 
d'hui au  nombre  de  53.  La  population  scolaire  de  ces  écoles  dé- 
passe 10  000  élèves  dont  2500  jeunes  filles,  la  moyenne  atteint 
200  élèves  par  école,  soit  une  augmentation  constante  tant  pro- 
gressive qu'effective.  En  présence  de  ces  résultats,  la  loi  de 
finances  du  13  avril  1900  a  également  transféré  au  ministère  du 
Commerce  les  écoles  nationales  professionnelles  qui  avaient  été 
créées  à  Armentières,  à  Nantes,  à  Vierzon  et  à  Voiron,  en  exé- 
cution de  la  loi  du  H  décembre  1880.  Plus  récemment  enfin,  la 
loi  du  27  décembre  1900  plaçait  sous  la  seule  autorité  du  mi- 
nistre du  Commerce  les  écoles  professionnelles  de  la  Ville  de 
Paris. 

L'enseignement  technique,  ainsi  groupé  tout  entier  sous  la 
direction  du  ministère  du  Commerce  qui  de  tout  temps  avait  eu 
dans    ses    attributions    le  Conservatoire  national    des  Arts  et 


Digitized  by 


Googk 


94  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

Métiers,  l'École  centrale  des  arts*et  manufactures,  les  Écoles  na- 
d^nales  d'arts  et  métiers,  occupe  donc  aujourd'hui  une  place  de 
plus  en  plus  importante  à  côté  de  renseignement  général,  et  ce- 
pendant, tandis  que  celui-ci  a  depuis  longtemps^ ses  lois  orga- 
niques, l'enseignement  technique  n'est  régi  que  par  des  disposi-. 
tions  spéciales,  éparses  et  nécessairement  incomplètes.  Aucune 
loi  ne  précise  les  caractères  qui  distinguent  ces  établissemens  et 
permettent  de  les  différencier  de  ceux  d'enseignement  général, 
ne  s'occupe  des  autorités  préposées  à  l'enseignement  technique, 
ni  ne  pose  les  règles  générales  suivant  lesquelles  les  écoles  pu- 
bliques d'enseignement  technique  doivent  être  créées  et  admi- 
nistrées, non  plus  que  celles  qui  concernent  le  personnel  et  les 
peines  disciplinaires  qu'il  peut  encourir.  Enfin  aucime  loi  non 
plus  ne  s'est  occupée  jusqu'à  présent  du  régime  des  écoles 
techniques  privées  et  de  leur  reconnaissance  par  l'État.  Aujour- 
d'hui l'heure  est  venue  de  combler  ces  lacunes  et  de  donner  à 
l'enseignement  technique  la  législation  générale  et  homogène 
qui  lu4  permettra  de  se  développer  largement  à  ses  divers  degrés 
et  de  contribuer  ainsi,  comme  c'est  son  rôle,  à  la  prospérité 
commerciale  et  industrielle  du  pays. 

Nous  allons  passer  successivement  en  revue  lès  différens 
chapitres  de  ce  nouveau  projet  de  loi  qui,  ne  l'oublions  pas,  est 
consacré  à  l'enseignement  technique  en  général,  c'est-à-dire  aux 
deux  enseignemens  industriel  et  commercial.  Ces  deux  ensei- 
gnemens  ont  de  nombreux  points  de  contact  et  ce  qui  concerne 
l'un  s'applique  souvent  à  l'autre  ;  mais  nous  aurons  soin  de  con- 
server toujours  en  vue  celui  dont  nous  nous  occupons  spéciale- 
ment dans  la  présente  étude.  Le  projet  débute  par  la  définition 
suivante  :  «  L'enseignement  technique  industriel  ou  commercial 
a  principalement  pour  objet,  sans  préjudice  d'un  complément 
d'enseignement  général,  l'étude  théorique  et  pratique  des  sciences 
et  des  arts  ou  métiers  en  vue  de  l'industrie  ou  du  commerce. 
Cet  enseignement  est  donné  dans  des  écoles  et  dans  des  cours 
professionnels  ou  de  perfectionnement.  Il  est  placé  sous  l'auto- 
rité du  ministre  du  Commerce.  »  Puis,  fixant  la  limite  qui  s»  pare 
les  écoles  d'enseignement  technique  des  écoles  d'enseignement 
général  ou,  en  d'autres  termes,  délimitant  le  domaine  du  minis- 
tère du  Commerce  de  celui  du  ministère  de  l'Instruction  pu- 
blique, il  déclare,  en  ce  qui  concerne  la  partie  commerciale,  que  : 
«  Sont  établissemens  d'enseignement  techniaue  commercial  les 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  commercial.  93 

écoles  daiis  lesquelles  le  temps  consacré  à  Tétude  des  langues 
étrangères,  de  la  comptabilité  et  de  la  tenue  des  livres,  des  ma- 
thématiques financières,  des  marchandises,  de  la  législation 
commerciale,  de  l'économie  politique,  de  la  géographie  com- 
merciale, de  la  sténographie  et  de  la  dactylographie  et  aux 
exercices  pratiques  dépasse  la  moitié  de  Thoraire  total  de  réta- 
blissement. Les  écoles  et  les  cours  d'enseignement  technique 
sont  publics  ou  privés.  Les  écoles  privées  peuvent  être  reconnues 
par  l'État.  » 

Les  autorités  préposées  à  l'enseignement  technique  sont  tout 
d'abord  le  Conseil  supérieur  de  renseignement  technique  qui  est 
non  seulement  maintenu  mais  dont  les  attributions  sont  élargies  ; 
il  doit  être  consulté  sur  la  plupart  des  questions  et  peut  sur 
l'initiative  de  ses  membres  émettre  des  vœux.  Dans  l'intervalle 
des  sessions,  il  est  représenté  par  ime  Commission  permanente 
élue  parmi  ses  membres.  Actuellement  le  service  de  l'inspection 
de  l'enseignement  technique  est  assuré  par  deux  catégories  de 
personnes;  d'une  part,  des  inspecteurs  généraux  et  des  inspec- 
teurs et  inspectrices  des  écoles  pratiques  de  commerce  et  d'in- 
dustrie qui  sont  des  fonctionnaires  de  l'État;  et,  d'autre  part,  des 
inspecteurs  régionaux  et  des  inspecteurs  départementaux  qui 
sont  pour  ainsi  dire  des  fonctionnaires  bénévoles,  en  ce  sens 
que  leurs  fonctions  sont  gratuites,  et  qui  sont  nommés  par 
arrêtés  ministériels  parmi  les  commerçans,  les  industriels  ou  les 
personnes  s'occupant  de  l'enseignement  professionnel.  Doréna- 
vant, si  le  projet  de  loi  est  adopté  par  les  pouvoirs  publics, 
ce  service  sera  renforcé  par  des  comités  de  renseignement 
technique  institués  dans  chaque  département.  Leur  rôle  a  été 
fort  bien  décrit  par  M.  Bouquet,  le  distingué  directeur  de  l'en- 
seignement technique  au  ministère  du  Commerce  :  «  Lorsque,' 
disait-il,  nous  nous  sommes  préoccupés  de  la  création  de  ces 
comités,  il  n'est  pas  entré  dans  nos  vues  de  doter  cet  enseignement 
d'un  organisme  analogue  à  celui  qui  existe  pour  l'enseignement 
général.  Mais  ce  qu'il  paraît  utile  de  constituer,  ce  sont  des 
centres  d'attraction  où  pourraient  se  réunir  toutes  les  bonnes 
volontés.  Les  comités  départementaux  de  l'enseignement  tech- 
nique pourront  être  de  précieux  collaborateurs  pour  le  Conseil 
supérieur  et  pour  l'administration.  » 

Ces  comités  comprendront  des  membres  de  droit,  fonction- 
naires ou  membres  de  corps  électifs,  et  des  membres  nommés 


Digitized  by 


Googk 


■  "V  51 


96  REVIJE  DES   DEUX  MONDES. 

par  le  préfet  parmi  les  conseillers  municipaux,  les  industriels 
ou  anciens  industriels,  les  commerçans  ou  anciens  commerçans, 
les  employés  ou  les  ouvriers,  les  représentans  des  associations 
'  syndicales  ou  d'enseignement,  etc. 

Suivant  la  nature  de  l'enseignement  qu'elles  donnent,  les 
écoles  publiques  d'enseignement  technique  sont  du  degré  élé- 
mentaire, moyen  ou  supérieur;  elles  sont  soit  nationales,  c'est-à- 
dire,  entretenues  et  administrées  par  l'État,  soit  départementales 
ou  communales,  c'est-à-dire  entretenues  et  administrées  concur- 
remment par  l'État  et  par  un  ou  plusieurs  départemens,  une  ou 
plusieurs  communes.  Quant  aux  écoles  privées,  elles  restent  en- 
tièrement libres  de  leurs  programmes,  mais  sont  soumises  à  la 
surveillance  des  inspecteurs  de  l'enseignement  technique;  elles 
peuvent,  si  elles  le  désirent,  être  reconnues  par  l'État  après  avis 
du  Comité  départemental  et  du  Conseil  supérieur  de  l'enseigne- 
ment technique.  Dans  ce  cas,  des  certificats  d'études  et  des  di- 
plômes peuvent  être  délivrés  par  un  jury  d'examen  nommé  par 
le  ministre,  et  l'État  peut  participer  aux  dépenses  de  fonctionne- 
ment de  l'École,  sans  toutefois  que  cette  participation  puisse 
dépasser  le  quart  de  ces  dépenses  totales. 

L'une  des  parties  capitales  du  projet  de  loi  est  celle  qui  est 
relative  aux  cours  professionnels  ou  de  perfectionnement.  Il  est 
connu  de  tout  le  monde  que  l'appï'en tissage  disparaît  peu  à  peu, 
du  moins  tel  qu'il  devrait  être,  à  savoir  la  préparation  com- 
plète, théorique  et  pratique,  à  l'exercice  d'une  profession  ;  la 
tendance  moderne  est  à  la  stricte  spécialisation.  L'enseigne- 
ment professionnel  est  le  moyen  efficace  d'y  remédier.  Les  pays 
étrangers  l'ont  compris  et  nous  avons  montré,  au  début  de  cette 
étude,  que  les  uns  comme  la  Belgique,  les  États-Unis,  la  Suisse, 
ont  développé  dans  des  proportions  considérables  leur  enseigne- 
ment technique  élémentaire  et  que  l'on  est  allé  plus  loin  dans 
d'autres  contrées  en  édictant  Vobligation  de  l'enseignement  pro- 
fessionnel pour  les  jeunes  gens  employés  dans  le  commerce  et 
dans  l'industrie.  Nous  avons  vu  notamment  qu'en  Allemagne,  si 
les  États  particuliers  et  les  communes  sont  encore  libres  de 
rendre  obligatoire  ou  non  la  fréquentation  à&&  Fortbildungsschu- 
len,  la  tendance  vers  Tobligation  s'accentue  de  plus  en  plus. 
L'enseignement  professionnel  obligatoire  pour  les  apprentis  est 
établi  en  Danemark,  en  Norvège,  en  Autriche,  et  c'est  surtout  la 
Hongrie  qui  peut  servir  de  modèle  par  sa  loi  de  1884.  Dans  son 


Digitized  by 


Googk 


l'enseignement  cobimerciaiX^C/  ,  -  y  97 

rapport  fortement  documenté  sur  l'enseignement  techm'que  à 
l'Exposition  de  1900,  M.  Jacquemart  constatait  que  dans  ce  der- 
nier pays   il  ne  restait  guère  qu'une  vingtaine  de  communes 
n'ayant  pas  satisfait  à  la  loi,  et  que  le  nombre  des  apprentis  qui 
ne  fréquentaient  pas  les  cours  professionnels  ne  dépassait  pas 
7  pour  100;  c'est  précisément  la  proportion  inverse  à  laquelle 
nous  arriverions  en  France.  Nous  approuvons  donc,  en  ce  qui 
nous  concerne,  le  projet  de  loi  lorsqu'il  dit  :  «  Des  cours  profes- 
sionnels ou  de  perfectionnement  sont  organisés  pour  les  appren- 
tis, les  ouvriers  et  les  employés  du  commerce  et  de  Tindustrie. 
Ils  seront  obligatoires  dès  qu'ils  auront  été  organisés  conformé- 
ment à  la  présente  loi  pour  les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles 
âgés  de  moins  de  dix -huit  ans  qui  sont  employés  dans  le  com- 
merce et  l'industrie  (et  qui  ne  satisfont  pas  à  certains  degrés 
d'instruction  prévus  par  la  loi)...  L'organisation   de  ces  cours 
devra  être  achevée  dans  un  délai  maximum  de  cinq  années  à 
partir  de  la  promulgation  de  la  présente  loi.  Ces  cours  sont  es- 
sentiellement gratuits...   Les  communes  dans    lesquelles   leur 
organisation  est  reconnue  nécessaire  sont  désignées  par  arrêté 
du  ministre  du  Commerce  et  de  l'Industrie,  après  avis  du  comité 
départemental  et  du  Conseil  supérieur  de  l'enseignement  tech- 
nique. Ils  peuvent  être  organisés  par  les  chefs  d'établissemens 
industriels  ou  commerciaux,  même  à  l'intérieur  de  leurs  éta- 
blissemens.  S'il  n'existe  pas  de  cours  professionnels  dans  la  loca- 
lité, ou  si  les  cours  existans  sont  jugés  insuffisans  par  la  Com- 
mission locale,  les  communes  seront  tenues  de  créer  les  cours 
jugés  nécessaires  par  ladite  commission  et  de  pourvoir  aux  dé- 
penses de  feur  fonctionnement.  Ces  cours  pourront  être  subven- 
tionnés par  l'État,  sans  que  cependant  cette  subvention  puisse 
dépasser  la  moitié  des  dépenses  de  leur  fontJtionnement...  Le 
chef  d'établissement  est  tenu  de  laisser  à  ses  jeunes  ouvriers  et 
employés  le  temps  et  la  liberté  nécessaires  pour  suivre  les  cours 
obligatoires  communaux  ou  privés.  Ils  devront  avoir  lieu  pen- 
dant la  journée  légale  de  travail,  sans  que  cependant  le  temps  de 
travail  qui  y   sera  consacré  puisse  excéder  huit  heures  par  se- 
maine ni  deux  heures  par  jour...  Le  chef  d'établissement  est 
tenu  également  de  s'assurer  de  l'assiduité  aux  cours  de  ses  jeunes 
ouvriers  et  employés...  Dans  le  cas  d'absences  réitérées,  le  chef 
d'établissement  devra   en  aviser  immédiatement  les  parens  ou 
tuteur  de  l'enfant,  et  le  professeur  en  avisera  la  commission 

TOMB  XXXV.  —  1906.  7 


Digitized  by 


Googk 


98  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Iccdfefrofessicnnelle...  Les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles  qui 
suivant  les  «ours  professionnels  sont  admû^  à  la  fin  de  chaque 
année  à  concourir  pour  Teisamen  d'aptitude  dent  le  certificat 
dispensera  de  suivre  les  cours  dans  les  années  suH^antes...  Les 
chefs  d'établissement  gui  auront  contrevenu  aux  prescriptions 
de  la  présente  loi,  et  les  parens  qui  empêcheraient  leurs  enfans 
de  fréquenter  les  cours  ou  de  les  suivre  assidûment,  seront  pas- 
sibles des  peines  suivantes...  » 

Après  avoir  analysé  comme  nous  venons  de  le  faire  cet  im- 
portant projet  de  loi  et  lui  avoir  donné  toute  notre  approbation, 
il  nous  reste  à  prévoir  ses  résultats  probables.  Ainsi  que  Ta  très 
bien  dit  le  rapporteur  de  la  Chambre  des  députés,  M.  Astier,  la 
lutte  qui  se  poursuit  entre  les  nations  sur  le  terrain  de  la  pro- 
duction et  des  échanges,  pour  pacifique  qu'elle  soit,  est  en  réalité 
aussi  importante  que  celle  qui  pourrait  se  livrer  sur  les  champs 
de  bataille  ;  on  peut  l'affirmer,  ici  comme  ailleurs  la  victoire 
appartiendra  à  celui  qui  aura  le  mieux  préparé  les  armes  du 
combat,  c'est-à-dire,  en  définitive,  au  plus  instruit.  Comme  le 
disait  Jules  Simon  :  le  peuple  qui  a  les  meilleures  écoles  est  le 
premier  des  peuples  ;  s'il  ne  l'est  pas  encore,  il  ne  tardera  pas  à 
le  devenir.  De  son  côté,  M.  Carnegie,  dont  l'expérience  paraît 
décisive,  a  éorit  :  «  L'instruction  a  toujours  l'avantage,  à  autres 
qualités  égales.  Prenez  deux  hommes  de  même  intelligence  na- 
turelle, de  même  énergie,  de  même  ambition  et  de  même  carac- 
tère, celui  qui  aura  reçu  l'instruction  la  meilleure,  la  plus  éten- 
due, la  plus  avantageuse,  aura  inévitablement  la  supériorité  sur 
l'autre.  »  Enfin,  M.  Torau-Bayle,  dans  son  rapport  au  ministre 
du  Commerce  sur  l'enseignement  commercial  à  ses  divers  de- 
grés, et  le  développement  économique  de  l'Allemagne,  déclarait 
qu'il  est  de  toute  nécessité  que  les  autres  peuples  adoptent  le 
système  d'éducation  commerciale  allemand  et  particulièrement 
la  Fortbildungsschule  obligatoire,  sous  peine  d'être  irrémédiable- 
ment vaincus  par  l'Allemagne  sur  tous  les  marchés  d'exporta- 
tion. 

Les  indications  que,  dans  le  cours  de  ce  travail,  nous  avons 
données  sur  ce  qui  se  fait  déjà  en  France  sous  le  rapport  de 
l'instruction  commerciale,  et  ce  qui  s'y  prépare  encore,  nous  per- 
mettent d'affirmer  que  les  jeunes  gens  bien  préparés  pour  deve- 
nir, soit  employés,  soit  chefs  de  maisons,  ne  nous  manquent 
déjà  pas  et  deviendront  de  plus  en  plus  nombreux.  La  situation 


Digitized  by 


Googk 


l'ekseignebiemt  €X>mmergial.  m 

est  satisfaisante  de  ce  côté-là  ;  ce  qui  pourrait  piutôt  nous  préoc- 
cuper, c'est  le  champ  d'action  que  l'avenir  leur  réserve.  Notre 
prospérité  économique  se  maintient  certes,  mais  nos  concurrens 
étrangers  font  des  progrès  plus  rapides  que  les  nôtres,  inquié- 
tans  môme  pour  notre  patrie.  Notre  commerce  extérieur  qui, 
eu  1890,  atteignait  8  milliards  190  millions,  s'est  bien  élevé, 
en  1905,  à  9  milliards  436  millions,  mais  pendant  la  même  pé- 
riode, celui  de  l'Allemagne  a  passé  de  9  milliards  340  millions 
à  15  milliards  924  millions,  celui  de  l'Angleterre  de  17  milliards 
à  22  milliards  300  millions.  Au  cours  des  quinze  dernières  an- 
nées, les  exportations  des  États-Unis  ont  doublé,  celles  de  l'An- 
gleterre ont  lu^menté  de  26  pour  100,  celles  de  l'Italie  de 
90  pour  100  ;1  accroissement  de  la  Belgique  a  été  de  52  pour  100, 
celui  de  l'Allemagne  de  71  pour  100;  nous  n'avons  pendant  le 
même  temps  progresse  que  de  27  pour  100.  Ne  serait-il  pas  temps 
pour  notre  Chambre  des  députés  et  notre  gouvernement  de 
s'occuper  moins  de  politique  pure,  et  de  cesser  d'effrayer  les  ca- 
pitaux qui,  de  plus  en  plus,  vont  à  l'étranger  y  développer  les 
industries  auxquelles  nous  renonçons  dans  notre  propre  patrie. 
Nous  avons  souffert  cruellement  de  la  Révocation  de  l'Edit  de 
Nantes;  il  ne  faudrait  pas  recommencer  cette  douloureuse  expé- 
rience dans  le  domaine  économique! 

Jacques  Siegfried. 


Digitized  by 


Googk 


LA  SOCIÉTÉ  AUSTRALIENNE 


Les  Français  ne  se  sont  pas  assez  occupés  de  TAustralie  dans 
ces  dernières  années.  Ils  imaginent  sans  doute  n'avoir  rien  à 
craindre  et  peu  à  espérer  d'un  pays  situé  aux  antipodes/Mais  de 
récens  événemens  nous  ont  donné  à  réfléchir  sur  la  valeur  des 
distances  géographiques  et  nous  commençons  à  soupçonner  l'im- 
portance de  contrées  fort  lointaines.  L'Australie  n'est  pas  plus 
éloignée  de  nous  que  le  Japon,  qui  vient  de  s'imposer  à  notre 
attention  avec  une  vigueur  inattendue. 

La  nation  australienne  ne  nous  réserve  pas  dWssi  grandes 
surprises  ni  du  même  genre.  Un  peuple  de  quatre  millions 
d'âmes  ne  saurait  en  avoir  la  prétention.  Pourtant,  tout  pays  en 
état  de  transformation  active  mérite  qu'on  s'y  intéresse,  et  c'est 
le  cas  de  l'Australie. 

L'évolution  de  l'Australie,  —  on  l'a  maintes  fois  exposé  ici 
même  (1),  —  est  d'une  nature  très  spéciale,  en  raison  surtout 
de' sa  situation  politique.  Aussi  le  petit  nombre  d'étrangers  qui 
en  ont  abordé  l'étude  ont-ils  regretté  de  ne  l'avoir  pas  conduite 
plus  avant,  faute  d'avoir  pu  prolonger  leur  séjour  assez  long- 
temps pour  se  familiariser  avec  les  élémens  qu'elle  comporte. 

Des  humoristes  ont  déclaré  que  l'Australie  manquait  d'ori- 
ginalité. C'est  qu'ils  l'avaient  seulement  entrevue;  peut-être 
étaient-ils  influencés  par  leurs  premières  impressions.  Celles-ci 
sont,  en  effet,  peu  favorables.  Si  on  excepte  la  rade  de  Sydney, 
qui  est  une  merveille,  l'aspect  général  du  pays  est  peu  attrayant, 

(i)  Voyez  notamment  les  études  de  MM.  Audiganne  (1847),  Merruau  (1849), 
Alfred  Jacobs  (1839),  H.  Blezzy  (1864),  Emile  Montégut  (1877),  Louis  Simonin  (1885), 
C.  de  Varigny  (1887),  E.  Marin  La  Meslée  (1892),  Pierre  Leroy-Beaulieu  (1696  et 
i897]. 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUSTRALIENNE.  lOT 

les  coutumes  des  habitans  sont  dépourvues  de  couleur  locale, 
les  rapports  sociaux  paraissent  empreints  de  banalité,  et  Tesprit 
public  accaparé  par  des  questions  d'ordre  mesquin.  C'est  à  peu 
près  tout  ce  qu'on  discerne  pendant  les  premières  semaines  de 
résidence  dans  une  grande  ville  australienne.  Et  cependant,  co 
qui  manque  le  moins  à  l'Australie,  —  on  s  en  aperçoit  plus  lar(ly 
—  c'est  l'originalité. 

J'ai»  passé  dans  ce  pays  les  douze  dernières  années,  coupéef» 
par  un  petit  nombre  de  courtes  absences.  Les  circonstances 
m'avaient  placé  dans  des  conditions  excellentes  pour  ^observa^ 
lion,  et  j'avais  non  seulement  le  désir  mais  le  devoir  de  m'y 
livrer.  Malgré  la  monotonie  d'une  existence  où  les  distractions 
sont  trop  uniformes  pour  satisfaire  les  besoins  de  l'esprit  et  du 
caractère  français,  j'ai  pris  un  intérêt  croissant  au  problème  aus- 
tralien, le  trouvant  de  jour  en  jour  plus  fertile  en  réflexions. 

Cette  petite  nation,  souveraine  d'un  grand  territoire,  s'atta- 
quanl  avec  une  obstination  souvent  maladroite,  mais  inlassable, 
aux  questions  sociales  qtii   troublent  si    gravement   les  vieux 
peuples,  mériterait,  par  cela  seul,  une  particulière  estime.  Dans 
des  conversations  avec  les  hommes  politiques  australiens,  j'aî 
souvent  discuté  leurs  audacieuses  conceptions.  Je  les  ai  critiquées 
avec  la  liberté  de  langage  qu'autorise,  môme  de   la  part  d'un 
étranger,  la  cordialité  des  rapports.  J'en  signalais  les  incohé- 
rences et  les  dangers.  Cependant,  je  ne  pouvais  me  défendre  de 
reconnaître,  dans  la  hardiesse  de  ces  tentatives,  la  manifesta tioi^ 
de  l'instinct,  puissant  d'une  race  dont  l'énergie  croît  avec  les 
résistances.  Cet  effort,  sans  cesse  renouvelé,  poursuit  la  décou- 
verte du  régime  qui  doit  un  jour  concilier  les  aspirations,  les 
besoins  et  les  intérêts  du  pays.  La  direction  qu'il  a  prise  ne  pa»- 
raît  pas  le  conduire  au  résultat.  Il  l'atteindra  cependant  tôt  ou 
tard,  de  manière  ou  d'autre.  La  persistance  d'un  peuple  est  îa 
plus  sûre  garantie  du  succès  de  ses  entreprises. 

L'ambition  de  l'Australie  ne  se  borne  pas  à  organiser  libres- 
ment  sa/^vie  intérieure.  Elle  n'attend  pas  d'avoir  surmonté  les 
difficultés  de  l'heure  actuelle  pour  regarder  au  loin.  Elle  voit 
déjà  se  dessiner,  à  l'extrême  horizon,  une  forme  vague,  de  pro- 
fil incertain,  comme  ces  traînées  brumeuses  dont  le  marin  dit: 
«  Est-ce  la  terre  ou  un  nuage?  »  Cette  vision  est  celle  du  dra- 
peau australien,  au  coin  duquel  Y  Union  Jack  britannique  se  dis- 
tingue encore  faiblement,  tandis  qu^  la  Croix  «lu  Sud,  l'em- 


Digitized  by 


Googk 


i02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blême  austral,  qui  en  couvre  toute  la  largeur,  parait  éclairer 
rimmensité  de  Tocéan  Pacifique  et  régner  sur  elle.  Tel  est  le 
rêve  de  la  nation  australienne  ou  plutôt  la  réalisation  anticipée 
de  son  avenir.  Les  événemens  montreront  si  cette  image  est  celle 
de  la  terre  promise  ou  si  elle  doit  se  dissiper  au  souffle  des 
orages  politiques. 

J'ai  dit  que  TAustralie  était  souveraine.  Elle  Test;  non  en 
théorie,  mais  en  fait.  Officiellement,  le  Commonwealth  of  Ans- 
tralia  est  une  dépendance  de  la  Couronne.  Le  préambule  de  la 
Constitution  fédérale  porte  que  les  peuples  de  Nouvelle-Galles 
du  Sud,  Victoria,  Australie  Méridionale,  Australie  Occidentale, 
Queensland  et  Tasmanie,  se  sont  unis  in  one  indissoluble  Fédé- 
ral Commonwealth  under  the  croum  of  the  United  Kingdom  of 
Great  Britain  and  Ireland,  and  under  the  Constitution  hereby 
established.  Donc  le  lien  avec  la  mère  patrie  subsiste.  Il  est 
d'ailleurs  accepté  par  la  grande  majorité  de  la  nation  et  nul  ne 
songe,  quant  à  présent,  à  le  rompre.  Seulement,  ce  n'est  plus  un 
lien  de  dépendance  :  l'Australie  est  s«us  la  protection  de  l'An- 
gleterre, non  sous  son  protectorat.  Elle  s'est  placée  vis-à-vis 
d'elle  sur  le  pied  d'égalité  des  droits  et  n'admet  pas  la  discussion 
sur  ce  point.  Les  formules  de  déférence  à  l'égard  de  la  Grande- 
Bretagne  qui  figurent  dans  la  Constitution  du  Commonwealth 
n'en  altèrent  pas  le  sens  général.  C'est  un  traité  inter  pares. 

L'expression  Commonwealth,  choisie  et  imposée  par  les  créa- 
teurs de  la  Fédération  australienne,  signifie  «  fortune  publique,  » 
autrement  dit  République  ;  et  le  mot  république  est  mieux  tra- 
duit en  anglais  par  commonwealth  que  par  republic,  qui  n'est 
qu'une  adaptation.  En  même  temps  qu'on  exhumait  le  terme 
commonwealth,  inusité  depuis  Cromwell,  on  supprimait  celui  de 
Colonies,  désignation  officielle  des  territoires  fédérés.  On  le 
remplaçait  par  États  [States),  Enfin,  après  avoir  inscrit  dans  cette 
même  Constitution,  parmi  les  attributions  du  Parlement  fédé^ 
rai,  celle  de  légiférer  sur  les  Affaires  extérieures,  on  a  créé  un 
ministère  des  Extemal  Affairs,  et  le  premier  ministre  du  cabi 
net  fédéral  a  fait  choix  de  ce  portefeuille.  Le  premier  ministre 
actuel  en  est  également  titulaire. 

Si  un  examen  du  fonctionnement  de  la  Constitution  austra- 
lienne ne  sortait  du  cadre  de  cet  article,  il  serait  aisé  de  mettre 
ici  en  é\4dence  que  ces  précautions  de  formes  et  d'étiquettes 
n'ont  été,  pour  ainsi  dire,  que  l'enregistrement  officiel  de  l'ac- 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOaÉTÉ  AUSTRALIENNE.  103 

teptatîon  par  le  gouvernement  anglais  des  prétentions  de  l'Aus- 
tralie  à  une  complète  indépendance.  C'est  pourquoi,  bien  qu'in- 
correcte au  point  de  vue  protocolaire,  l'expression  de  souve- 
raineté se  rapproche  plus  que  toute  autre  de  la  réalité,  pour 
qualifier  les  droits  exercés  par  les  Australiens  dans  la  conduite 
de  leurs  affaires  nationales,  tant  au  dehors  qu'au  dedans. 

Cette  annulation  de  l'autorité  de  la  métropole,  sur  sa  soi- 
disant  dépendance,  ne  rencontre  d'analogie  que  dans  la  situa- 
tion de  rÉgypte,  partie  intégrante  de  l'Empire  ottoman.  Là 
s'arrête  la  ressemblance,  car  l'Australie  n'a  pas  renoncé  à  la 
tutelle  effective  de  l'Angleterre  pour  en  jamais  accepter  une 
autre. 

I 

La  société  australienne  se  forme  donc  et  s'organise  en  pleine 
liberté.  Elle  est  affranchie  des  traditions  aristocratiques  dont 
Tautorité  subsiste  en  Angleterre,  ainsi  que  des  responsabilités 
immédiates  qu'eût  créées  une  déclaration  de  complète  indépen- 
dance. L'éloignement  du  Continent  austral  et  sa  configuration 
insulaire  la  protègent  en  toutes  directions,  et  l'isolent  en  môme 
temps. 

On  croit  volontiers  que  cette  société  nouvelle  se  développe 
dans  un  esprit  comparable  à  celui  qui  a  guidé  dans  sa  forma- 
tion la  société  des  États-Unis  d'Amérique.  Le  point  de  départ 
semble  le  même  :  l'expansion  d'une  immigration  d'origine  bri- 
tannique dans  un  vaste  territoire  neuf,  où  l'élément  indigène, 
condamné  à  disparaître,  n'apportait  aux  hommes  de  race  blanche 
ni  assistance  efficace,  ni  entrave  sérieuse.  Mais  deux  faits  histo- 
riques ont,  dès  les  débuts,  marqué  de  profondes  différences. 

Les  premiers  pionniers  de  l'Amérique  furent  des  puritains 
chassés  de  leuf  pays  par  la  persécution  religieuse.  Ceux  de 
l'Australie  ne  furent  pas,  quoiqu'on  l'ait  prétendu,  les  convict^ 
déportés  par  le  gouvernement  anglais,  de  1789  à  1846.  Les  Aus- 
traliens sont  sensibles  à  toute  allusion  à  leur  tache  origineU«* 
{birth.%ta%n)y  et  ils  ont  raison.  Ils  ne  sont  pas  les  descendant  cio 
ces  quelque  30000  condamnés,  ceux-ci  ayant  laissé  fort  peu 
d'enfans,  car  le  nombre  des  femmes  était  encore  infime  en  Aus- 
tralie pendant  la  période  de  la  transporta tion.  Ils  sont  les  fils  et 
les  petits-fils  des  7  à  800000  immigrans  qui,  attirés  par  la  décou-t 


Digitized  by 


Googk 


104  REYIJB   DES   DEUX   MONDES. 

verte  de  l'or  en  Victoria,  ont  afflué  dans  le  pays,  à  partir  de 
1831  et  pendant  les  dix  ou  douze  années  suivantes.  Ce  mouve 
ment  s'est  alors  ralenti.  Il  a  cessé  depuis  une  quinzaine  d'années. 
A  lopoque  actuelle,  le  nombre  des  arrivans  compense  à  peine 
celui  des  partans.  On  peut  donc  concéder  que  les  chercheurs 
d'or,  ainsi  que  les  manœuvres,  les  ouvriers,  les  paysans,  venus 
avec  les  «  prospecteurs  »  ou  à  leur  suite,  pendant  la  période  de 
la  fièvre  de  Tor,  étaient  d'honnêtes  gens,  aussi  bien  que  les  finan- 
ciers, ingénieurs,  entrepreneurs,  plus  ou  moins  improvisés,  qui 
les  accompagnaient.  Pourtant,  ces  hommes  qui,  répandus  plus 
tard  dans  toutes  les  branches  de  l'activité  nationale,  ont  été  les 
créateurs  de  TAustralie,  avaient  une  mentalité  différente  de 
celle  des  Covenanlaires  du  xvii*  siècle.  C'étaient,  au  sens  propre 
du  mot,  des  aventuriers.  Us  s'expatriaient  non  pour  jouir  de  la 
liberté  et  pratiquer  en  paix  leur  religion,  mais  pour  chercher 
la  fortune.  Et  quoique,  ensuite,  aux  États-Unis  comme  en  Aus- 
tralie, le  flot  de  l'immigration  ait  été  composé  d'élémens  de 
nature  analogue,  les  populations  des  deux  pays  n'en  ont  pas 
n/îïins  eu,  pour  noyau  initial,  des  gens  de  classes,  de  goûts, 
d'habitudes,  et  de  culture  intellectuelle,  dissemblables. 

Le  second  fait  c'est  le  mode  de  pénétration  des  immigrans 
de  race  blanche  sur  les  conlinens  américain  et  australien.  En 
Amérique,  la  poussée  colonisatrice,  grâce  à  la  disposition  phy- 
sique et  orographique  du  sol,  s'est  produite  directement  vers 
l'intérieur.  "En  Australie,  elle  s'est  étendue  le  long  des  côtes,  sur 
un  immense  périmètre,  n'avançant  que  très  lentement  vers  la 
partie  centrale,  aride,  du  pays.  Môme  aujourd'hui  le  territoire 
habité  du  continent  australien  a  encore  la  forme  d'un  croissant 
de  lune  dont  une  pointe  est  au  cap  York,  extrémité  Nord  du 
Queensland,  et  lautre  à  Perth,  capitale  de  l'État  de  l'Australie 
Occidentale. 

Il  en  est  résulté  que  les  premières  organisations  politiques  ont 
eu  lieu  par  le  groupement  d'intérêts  répartis  sur  une  longue 
étendue  linéaire.  ïln  se  constituant,  ces  organisations  se  sont 
réservé  Vhinterland,  encore  complètement  inconnu,  et  ne  l'ont 
limité  que  par  des  ligues  géographique^  idéales.  Moins  d'un 
demi-siècle  après  le  début  de  l'effort  colonisateur,  le  continent 
australien  était  divisé  en  cinq  colonies,  chacune  d'une  superficie 
moyenne  égale  à  trois  fois  celle  de  la  France,  tandis  que  le  ter- 
ritoire des  États-Unis,  à  peu  près  égal  à  celui  de  l'Australie 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUSTRALIENNE.  105 

J80  millions  d'hectares),  était  divisé  en  petites  unités,  aujour- 
d'hui au  nombre  de  (juarante-neuf. 

Il  est  aisé  de  comprendre  que  les  grandes  colonies  austra- 
liennes, ayant  subsisté  pendant  deux  générations  dans  un  état 
de  parfaite  indépendance  les  unes  vis-à-vis  des  autres,  et  leurs 
capitales  étant  séparées  par  des  distances  considérables,  aient  dû 
g(^rer  leurs  intérêts  propres  sans  souci  d'une  future  union  ;  en 
sorte  que  des  sentimens  particularistes,  mettant  de  plus  en  plus 
obstacle  à  la  communauté  des  vues  générales,  ne  pouvaient 
manquer  de  s'y  développer. 

Ces  sentimens,  dont  la  force  a  failli  faire  échouer  la  Fédé- 
ration, n'ont  existé  en  Amérique  que  de  région  à  région,  et  non 
pour  les  mêmes  causes.wlls  y  ont  presque  disparu;  tandis  qu'eu 
Australie,  oii  ils   ont  conservé  leur  raison  d'être  et  une  base 
officielle  assez  large,  on  les  constate  presque  aussi  vivans  et 
ombrageux  qu*il  y  a  vingt  ans.  De  là,  sans  doute,  l'allure  de  pro- 
vincialisme qui,  malgré  la  concentration  excessive  de  la  popu- 
lation dans  les  capitales,  se  remarque  dans  l'esprit  de  la  société 
australienne  ;  et  aussi;  une  hésitation  marquée  à  faire  des  sacri- 
fices à  l'idée  de  l'intér^^  national.  La  période  actuelle,  celle  des 
premières  années  de  la^  Fédération,  est  toute  remplie  des  do- 
léances des  États.  Chacun  se  plaint  de  voir  ses  droits  lésés,  ses 
intérêts  négligés  par  le  gouvernement  central  et  en  accuse  la 
Constitution  et  les  ministres. 

La  Constitution  n'est  pas  parfaite  :  un  compromis  laborieu- 
sement obtenu  est  rarement  excellent.  Les  ministres  ont  commis 
des  fautes  :  ils  ont  pu  manquer  de  largeur  de  vues,  de  méthode 
et  de  caractère.  Cependant,  la  cause  du  mécontentement,  à  peu 
près  général,  réside  plutôt  dans  la  manière  de  voir  les  faits  que* 
dans  les  faits  eux-mêmes.  C'est  dans  la  persistance  du  particula- 
risme qu'il  prend  sa  source,  quoique  le  principe  dominant  de  la 
Constitution  fédérale  soit  un  maximum  d'indépendance  vis-à- 
vis  de  la  mère  patrie  et  un  minimum  d'autorité  du  gouvernement 
central  vis-à-vis  des  États.  L'œuvre  du  temps  sera  favorable  à 
ridée  nationale,  mais  cette  évolution  ne  s'accomplira  qu'avec 
lenteur. 

Enfin,  une  autre  différence  distingue  de  façon  très  apparente 
la  société  australienne  de  la  société  américaine.  C'est  Tabsence, 
en  Australie,  du  ^milliardaire.  Aucune  fortune  n'y  approche 
même  de  loin,  de  celles  des  cent  plus  riches  citoyens  des  États^ 


Digitized  by 


Googk 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Unis.  Personne  n'y  tient  un  train  de  grand  luxe,  à  rexcéption 
du  gouverneur  général. 

Il  est  surprenant  que  l'exploitation  d'un  pays  neuf,  pourvu 
Se  grandes  ressources,  ne  donne  pas  naissance  à  de  rapides  et 
considérables  fortunes.  Entre  diverses  raisons  la  principale 
consiste,  du  moins  actuellement,  dans  les  obstacles  que  rencon- 
tre la  concentration  des  capitaux  privés  ou  simplement  l'accu- 
mulation des  bénéfices.  C'est  le  résultat  inévitable  de  l'extension 
des  attributions  d'un  gouvernement  démocratique. 

En  Australie,  la  vanité  de  paraître  existé  comme  partout  ; 
mais  la  vanilé  n'est  pas  toujours  un  levier  suffisant  pour  mettre 
en  mouvement  les  gros  revenus.  Il  est  bon  que  l'intérêt  s'y 
joigne.  Or,  il  est  inutile  de  soutenir  une  réputation  d'opulence,  à 
titre  d'instrument  accessoire  de  crédit,  si  l'on  n'entrevoit  aucune 
grande  affaire  à  lancer,  aucune  combinaison  importante  &  réa- 
liser. En  somme,  d'une  part,  rareté  des  grandes  fortunes;  de 
l'autre,  peu  d'inclination  aux  dépenses  somptueuses. 

Or,  quoi  qu'on  puisse  dire  de  l'immoralité  du  luxe  et  des 
facultés  dissolvantes  de  l'argent,  il  est  certain  que  les  grandes 
dépenses  des  particuliers  sont  un  facteur  très  actif  des  relations 
sociales.  Elles  ne  les  améliorent  pas,  mais  elles  les  multiplient. 
Par  le  simple  fait  des  rapprochemens,  elles  facilitent  des  rapports 
personnels  et  dans  des  conditions  agréables,  entre  les  privilégiés 
de  la  naissance,  les  parvenus  de  la  richesse  et  les  arrivés  de  Tin- 
telligence  ou  du  savoir  faire.  Une  société  dans  laquelle  ce  facteur 
n  existe  pas  est  privée  d'un  élément  presque  nécessaire  :  le  cercle 
dans  lequel  se  meuvent  ses  idées  est  plus  restreint  et  elle  tend  à 
s'immobiliser  en  coteries.  La  société  australienne  subit  cet  in- 
convénient. Très  différente  de  la  société  américaine,  elle  l'est 
beaucoup  moins  de  la  société  anglaise.  Cette  fille  d'Albion  a 
largement  hérité  des  qualités  et  des  défauts  de  sa  mère.  Je 
n^énumérerai  que  les  qualités  qu'elle  a  trouvées  dans  cet  héri- 
tage. Ce  sont  :  la  foi  inébranlable  dans  les  destinées  nationales, 
le  respect  de  la  loi  et  de  ses  agens,  la  prudence  à  contracter  des 
engagemens,  la  patience  à  recommencer  les  expériences  mal- 
heureuses, l'art  de  jeter  un  voile  sur  ses  propres  défaillances,  et 
le  sang-froid  en  présence  des  désillusions  ou  même  des  cala- 
mités. Quant  aux  usages,  aux  préjugés,  aux  opinions  générales 
sur  le  monde  extérieur,  ce  sont  presque  les  mêmes  en  Australie 
en  Anij;l6terre. 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUSTRALIENNE.  107 

Comment  une  nation  si  jalouse  de  son  indépendance  poli- 
tique est-elle  restée  encore  si  dépendante  de  la  nation  mère?  Le 
principal  motif  s'en  trouve  dans  Torgueil  de  race,  fortifié  par  le  fait 
que  la  population  australienne  est,  dans  la  proportion  de  95 
pour  100,  de  descendance  britannique.  L'Australie  est  peut-être, 
de  tous  les  pays  de  race  blanche,  celui  dont  la  population  est  la 
plus  homogène.  Cet  orgueil,  que  justifient  dans  une  large  mesure 
les  grands  succès  coloniaux  de  TAngleterre,  a  donné  naissance 
à  une  opinion  moins  justifiée,  celle  de  Tinutilité  de  connaître 
l'étranger.  L'Australien  puise  dans  sa  qualité  de  Briton  la  con- 
science d'une  supériorité  qui  ne  lui  parait  pas  discutable.  On 
n'est  d'ailleurs  exactement  informé  en  Australie  que  de  ce  qui 
se  passe  en  Angleterre.  On  n'y  reçoit  que  des  journaux  anglais. 
Les  nouvelles  du  monde  extérieur  n'y  parviennent  que  par  l'in- 
terraédiaire  des  agences  télégraphiques  de  Londres.  Peu  d'étran- 
gers visitent  le  pays.  L'Angleterre  est  comme  un  écran  interposé 
entre  lui  et  le  reste  du  monde. 

Cependant,  des  influences  contre  lesquelles  on  ne  peut  gagner 
que  du  temps  ont  commencé  leur  œuvre  sur  le  continent  aus- 
tralien. La  vaste  étendue  du  territoire  et  la  difficulté  des  com- 
munications intérieures  ont  donné  naissance  à  certaines  habi- 
tudes spéciales;  mais  k  plus  puissante  de  ces  influences  est 
cdle  du  climat,  parce  que  rien  ne  peut  en  arrêter  l'action.  C'est 
lui  qui,  déterminant  les  produits  du  sol,  crée  par  cela  même 
les  intérêts  qui  s'imposent  à  la  population,  règle  les  usages  de  la 
vie  quotidienne,  influe  sur  la  race  et  la  modifie. 

Considérées  dans  leur  physionomie  elimatologique  générale, 
TAnglet^rre  est  un  pays  humide  et  froid,  l'Australie  un  pays 
8«c  et  chaud.  Donc,  entre  les  habitans  de  ces  deux  pays,  les  diffé- 
rences ne  pourront  que  s'accentuer,  les  ressemblances  que 
s'atténuer.  Dans  la  lutte  entre  le  climat  et  Fatavisme,  chaque 
génération  enregistrera  une  défaite  de  celui-ei,  car  rien  ne  peut 
prévaloir  contre  la  loi  immuable  de  la  nature  qui  teiid  à  trans- 
former l'individu  pour  l'adapter  aux  conditions  du  sol. 

Quant  à  présent,  la  discipline  établie  par  les  usages,  et  k 
crainte  du  «  qu'en  diratt-on  ?  »  imposent  les  mômes  exigences  aux 
Australiens  qu'à  nos  voisins  d'eutre-Manche  ;  mais  l'uniformité 
dans  les  points  de  vue  et  dans  l'expression  des  opinions  parti- 
culières ne  se  retrouve  plus  en  Australie.  C'est  ^[«le,  hors  son 
respect  de  ia  leî,  —  ou  plu(6t  de  Tordre  légal,  —  FAustralien 


Digitized  by 


Googk 


'■*^3E|^F1! 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est,  de  tous  les  sujets  de  TEmpire  britannique,  celui  qui  pra- 
tique le  moins  la  vertu  de  vénération.  Une  se  permettra  pas  do 
porter  dans  la  rue  un  objet  enveloppé  dans  un  journal,  mais  il 
entend  penser  comme  il  lui  plait  et  dire  sa  pensée  quand  il  lui 
sonvient.  Il  Texprimera,  tantôt  poliment,  tantôt  brutalement,  et 
n'y  fera  guère  de  différence.  Les  mentalités  australiennes  sont 
déjà  plus  élCignées  les  unes  des  autres  que  celles  des  habitans 
de  la  Grande-Bretagne  ne  le  sont  entre  elles.  On  ne  peut  donc 
procéder,  pour  en  donner  un  aperçu,  qu'en  ayant  soin  de  mar- 
quer des  distinctions  nécessaires,  se  référant  à  des  types,  tout  au 
{)lu$  à  des  groupes. 

II 

Il  n'y  a  guère  plus  de  vingt  ans,  la  société  australienne,  je 
yeux  dire  les  «  gens  du  monde,  »  ou  ceux  qui  en  occupent  la 
place,  se  composait  de  riches  marchands,  de  magistrats,  des 
membres  en  vue  du  barreau  et  d'un  petit  nombre  d'officiers. 
On  y  voyait  peu  d'industriels,  l'industrie  manufacturière  étant 
alors  à  ses  premiers  débuts;  moins  encore  de  grands  éleveurs, 
ceux-ci  étant  retenus  dans  les  campagnes  par  la  surveillance  de 
leurs  «  stations.  »  Ajoutons-y  quelques  directeurs  de  banques, 
ies  agens  des  grandes  compagnies  financières  et  maritimes,  et 
un  groupe  restreint  de  hauts  fonctionnaires.  L'élément  politique, 
sauf  de  très  rares  exceptions,  n'y  figurait  pas.  Aux  réceptions  des 
gouverneurs,  lorsqu'on  apercevait  à  une  place  distinguée,  à  la 
table  ou  dans  le  quadrille  d'honneur  qui  ouvre  les  bals  officiels, 
June  figure  inconnue,  si  quelqu'un  demandait  :  «  Qui  est-ce?  » 
la  réponse  invariable  était  :  «  Je  ne  sais.  Probablement  un  des 
ininistres,  »  ou  bien  «  la  femme  d'un  ministre,  »  suivant  le  cas. 
Une  dame  australienne,  dont  le  mari  occupait  en  ce  temps  une 
haute  situation,  m'a  conté  qu'un  soir,  au  Government  House, 
elle  fut  voisine  de  table  du  célèbre  sir  Henry  Parkes,  alors  pre- 
mier ministre  de  Nouvelle-Galles  du  Sud.  Elle  avait  remarqué 
que  le  gouverneur  avait  à  sa  droite  une  petite  dame. âgée,  de 
mise  plus  que  discrète.  Inconsidérément,  elle*  dit  à  sir  Henry  : 
«  Quelle  est  donc  cette  vieille  dame  près  de  Son  Excellence?  — 
C'est  ma  femme,  »  répondit  le  ministre.  Heureusement,  quoique 
toute  jeune,  son  interlocutrice  eut  assez  de  présence  d'esprit  pour 
répondre  aussitôt  :  a  Excusez-moi.  Je  vis  presque  co'iistamment 


Digitized  by 


Googk 


LA  SOaÉTÈ    AUSTRALIENNE.  109 

en  province  et  n'avais  pas  eu  l'honneur  de  la  rencontrer.  Je 
serais  heureuse  de  lui  être  présentée.  »  I/incident  n'eut  pasd*autre 
suite  que  la  présentation  de  deux  personnes  qui  avaient,  officiel- 
lement, Fobligation  de  se  connaitre,  et  qui,  en  fait,  ne  se  sont 
plus  jamais  revues. 

Le  monde  politique  était  donc  placé ,  pour  ainsi  dire,  en 
marge  du  vrai  monde.  Les  hommes  avaient  entre  eux  des  rela- 
tions d'affaires  ou  so  rencontraient  dans  les  clubs;  mais  les 
femmes  ne  se  voyaient  pas,  tout  au  moins  ne  se  recevaient 
pas.  Ce  n'est  pas  l'orgueil  de  caste,  —  il  n'y  a  rien  de  semblable 
en  Australie,  —  qui  avait  établi  cette  démarcation;  c'est  un  fait 
matériel,  celui  du  recrutement  du  personnel  parlementaire,  pen- 
dant les  premières  années  du  régime  de  Tautonomio. 

Dans  un  pays  neuf,  non  seulement  il  n'y  a  pas  d'aristocratie, 
mais  il  n'y  a  pas  de  gens  inoccupés  (sauf  dans  le  monde  dit  des 
cf  travailleurs  »).  Les  fortunes  gagnées  nont  eu  le  temps  ni  sou- 
vent la  possibilité  d'être  mises  à  l'abri  dans  des  placemens  de 
tout  repos.  Elles  sont  engagées  dans  les  mômes  entreprises  qui 
les  ont  produites  ou  daus  des  combinaisons  réclamant  une  con- 
stante surveillance.  Or,  la  politique  est  fort  absorbante.  Par 
conséiquent,  en  dépit  de  l'apparence  paradoxale  de  Tasser tion, 
on  peut  dire  que  les  Australiens  riches  n  avaient  pas  les  moyens 
de  faire  de  la  politique.  Celle-ci  d'ailleurs,  en  Australie  comme 
partout,  ne  récompense  que  médiocrement  les  ambitions  désin- 
téressées. Ceux  qui  s'engageaient  dans  les  affaires  publiques 
étaient,  en  grande  majorité,  des  hommes  jeunes,  pauvres  et  au- 
dacieux, comptant  pour  rien  ou  peu  de  chose  les  distinctions 
sociales  et  le  charme  des  bonnes  manières.  Us  se  mariaient  pour 
ne  pas  être  seuls  et  s  épargner  le  souci  des  détails  matériels  de  la 
vie,  quelquefois  pour  l'assistance  pécuniaire  ou  morale  que  leur 
pouvait  offrir  l'alliance  d*une  famille  aisée,  ou  simplement  au 
hasard  d'une  rencontre.  En  somme,  ils  se  mariaient,  —  je  n'ose- 
rais dire  :  mal,  —  mais  maladroitement.  Quand,  à  force  de  talent 
et  d'activité,  ils  étaient  arrivés  membres  du  Parlement,  sous- 
secrétaires  d'État  Ou  ministres,  leurs  femmes  navaient  pu  les 
suivre  dans  leur  ascension  sociale,  et,  ne  fréquentant  pas  un 
monde  où  elles  se  fussent  trouvées  mal  à  l'aise,  renonçaient  aux 
satisfactions  d'amour-propre  que  les  succès  de  leurs  époux  parais- 
saient devoir  leur  assurer. 

On  devine  les  inconvéniens  de  cette  anomalie.  Si  démocra- 


Digitized  by 


Googk 


iiO  REVUE  DES  DEUX  HONDES. 

tique  que  soit  une  nation,  il  est  bon  qu'il  y  ait  contact  et  même 
pénétration  entre  le  personnel  qui  la  gouverne  et  le  milieu  fri- 
vole, mai§  point  négligeable,  qu'on  appelle  «  le  monde.  »  Il  le 
faut  surtout  lorsque  ce  milieu  n'est  pas  encombré  d'oisifs,  et  que 
la  plupart  des  personnes  ayant  reçu  une  bonne  culture  intellec- 
tuelle en  font  partie. 

Heureusement,  depuis  cette  époque,  diverses  causes  ont  amené 
des  relations  plus  suivies  entre  la  société  mondaine  en  Australie 
et  le  groupe  des  politiciens.  En  premier  lieu,  l'importance  crois- 
sante de  ceux-ci,  résultat  de  l'extension  des  attributions  de 
rÉtat.  La  carrière  politique  parait  avoir  séduit  un  plus  grand 
nombre  d'esprits  distingués  et  d'bommes  capables  de  se  pro- 
duire ailleurs  que  dans  les  meetings  populaires.  Remarquons, 
en  passant,  que  le  développement  du  parti  dit  ouvrier,  en  réalité 
socialiste,  dans  les  parlemens  australiens,  n'a  pas  retardé  ce 
commencement  de  fusion.  Les  élus  des  irades  halls  et  des  labour 
eouncils  font  assez  bonne  figure  auprès  de  leurs  collègues  des 
autres  partis.  Il  en  est  plusieurs  qui,  sans  rien  abandonner  de 
leurs  programmes  intransigeans,  reconnaissent  l'utilité  de  faire 
des  concessions  de  pure  forme,  et,  sans  le  connaître,  observent  le 
conseil  donné  jadis  par  le  président  Dupin  :  «  Soyons  citoyens,  et 
appelons-nous  messieurs.  » 

Cet  heureux  rapprochement  entre  deux  classes  qui  devraient 
se  confondre  en  une,  est  dû  peut-être  aussi  aux  voyages,  tant 
officiels  que  privés,  accomplis  en  Angleterre  par  les  personnages 
politiques  en  vue  de  l'Australie,  et  souvent  en  compagnie  de 
leurs  familles.  On  sait  avec  quel  empressement  le  gouvernement 
britannique  saisit  toute  occasion  d'appeler  à  lui  ses  chers  colo- 
niaux. Tantôt,  c'est  pour  conférer  avec  eux  de  certaines  affaires 
«  impériales,  »  tantôt  pour  les  faire  participer  à  des  fêtes.  Le 
jubilé  de  la  reine  Victoria,  l'approbation  de  la  Constitution  fé- 
dérale, le  couronnement  de  S.  M.  Edouard  VII,  ont  été  occasions 
de  ce  genre.  Les  invités  (ou  délégués)  sont  reçus  avec  honneurs, 
et  mieux  encore,  avec  amabilité,  présentés  au  souverain,  aux 
princes,  aux  ministres  de  la  Couronne,  conviés  à  des  suites  de 
dîners,  bals  et  réceptions.  Quand  ils  reviennent  de  ces  expédi- 
tions politiques  et  gastronomiques,  ils  ont  beaucoup  vu,  entendu 
et  retenu.  Ils  ont  compris,  —  ou  mieux  compris,  —  la  place  que 
la  société  mondaine  tient  dans  la  nation  et  l'importance  de  la 
hiérarchie  sociale.  Ils  se  souviennent  d'avoir  été  comme  enve- 


Digitized  by 


Googk 


LA  SOCIÉTÉ  AUSTRALIENNE.  ili 

loppés,  même  un  peu  intimidés,  par  ce  réseau  de  politesses  ré* 
giôes,  d'usages  compliqués,  de  nuances  presque  insaisissables  et 
qu'ils  ont  devinées  impéràtives.  S'ils  avaient  reçu  cette  impres- 
sion en  visitant  un  pays  étrangefi  ils  l'eussent  sans  doute  éciûrtée«. 
mais,  l'emportant  de  la  mère  patrie,  elle  devenait  à  leurs  yeux 
une  utile  leçon  de  choses,  et  les  plus  intelligens  d'entre  eux  se 
'sont  proposé  d'en  faire  leur  profit. 

Si  l'effet  de  ces  contacts  avec  une  société  aristocratique,  élé- 
gante ht  raffinée,  fut  sensible  sur  l'esprit  des  hommes,  combien 
le  fut-il  davantage  sur  celui  des  femmes  qui  avaient  accompagné 
leurs  maris  ou  leurs  pères  dans  les  salons  de  Windsor  ou  de 
Buckingham  Palace.   Et  si,  pendant  son  séjour  à  Londres,  le 
ministre  ou  délégué  colonial  a  eu  Thonneur    d'ôtre  nommé 
knight  ou  de  recevoir  la  commanderie  de  Saint-Michel  et  Saint^ 
George,  distinctions  qui  confèrent  le  titre  envié  de^tr  et  don- 
nent ipso  facto  à  son  épouse  celui  plus  envié  encore  de  lady^ 
celle-ci,  assurément,  a  dû  considérer  sous  un  jour  nouveau  ses 
obligations  sociales.   Mrs  X***  ne   se  devait   qu'à  sa  famille. 
Lady  X***  se  doit  &  son  rang.  Elle  n'a  pas  manqué,  sans  doute, 
d'en  faire  la  remarque  à  l'heureux  compagnon  de  sa  vie,  afin 
qu'il  86  souvienne  qu'il  n'est  pas  seiilement  sir  y  mais  aussi  et  sur* 
tout,  le  mari  d'une  lady,  La  nouvelle  «  dame  »  ne  doute  pas  de 
ses  aptitudes  à  se  faire  dans  le  first  sel  une  place  distinguée.  En 
quoi  elle  peut  avoir  raison,  car  les  étonnemens  ressentis  au 
cours  de  son  mémorable  voyage  dans  le  Old  World  se   sont 
déjà  transformés  en  observations  fines   et  justes.  Les  femmeîi 
d'Australie,    autant  que  celles  de  nos    pays,  possèdent  en  ces 
matières  des  facultés  d'assimilation  qui  s'éveillent  au  premier 
appel  de  l'amour-propre. 

III 

Indépendamment  des  catégories  ^e  personnes  déjà  citées,  il 
existe  en  Australie  une  élite  scientifique  et  artistique  dont  l'in- 
fluence |)ourrait  ôtre  heureuse  sur  l'esprit,  les  goûts  et  les  ha- 
bitudes de  la  société.  Mais  cette  sorte  d'aristocratie  intellec- 
tuelle est  peu  nombreuse.  Elle  se  compose  d'érudits,  d'artistes  et 
d'hommes  de  lettres,  dont  beaucoup  sont  distingués.  Aucun, 
cependant  n'a,  par  une  belle  découverte  ou  UBe  œuvre  de  pre- 
mier ordre,  acquis  une  situation  éminente. 


Digitized  by 


Googk 


-^■w^wm^ 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  n'ai  pas  suivi  d'assez  près  le  mouvement  scientifique  con- 
temporain pour  étire  à  même  de  préciser  la  part  qu'y  prend 
TAustralie.  J'ai  rencontré  dans  ce  pays  des  hommes  instruits 
dans  toutes  les  branches,  quelques  savans  professeurs,  soucieux 
de  se  tenir  au  courant  des  progrès  et  des  études  modernes. 
Presque  tous  m'ont  paru  très  attachés  à  leurs  spécialités,  doués 
des  facultés  de  méthode  et  d  application,  capables  de  répandre 
l'enseignement  supérieur  parmi  la  jeunesse.  Le  plus  grand 
nombre  étaient  venus  d'Angleterre  et  avaient  l'intention  d'y  re- 
tourner. J'ai  visité  des  universités  établies  sur  des  bases  bien 
ordonnées,  pourvues  d'un  matériel  suffisant,  fonctionnant  régu- 
lièrement, et  dont  les  cours  étaient  suivis  par  une  population 
d'étudians  des  deux  sexes,  assez  studieuse  bien  qu'indisciplinée. 
J'ai  parcouru  leurs  programmes.  Ils  répondent  aux  exigences 
d'études  d'un  niveau  élevé,  tout  en  laissant  l'impression  d'être 
plutôt  arriérés  en  ce  qui  concerne  l'histoire,  les  lettres  et  les 
langues,  et  insuffisamment  développés  quant  aux  mathématiques 
pures  supérieures. 

En  dehors  de  ces  établissemens  d'instruction  qui  font,  en 
somme,  honneur  au  pays,  je  n'ai  aperçu  aucun  mouvement 
scientifique  et  n'ai  eu  aucune  connaissance  d'encouragemens  offi- 
ciels ou  privés  en  faveur  des  recherches  scientifiques  ou  histo- 
riques. L'Australie  emprunte  sa  science  à  Londres,  comme  elle 
y  a  emprunté  ses  usages,  ses  idées  générales  et  le  capital  de  sa 
dette.  Les  sociétés  scientifiques  qui  s'y  sont  formées  vivent  diffi- 
cilement. Elles  n'attirent  pas  la  jeunesse  et  se  recrutent  surtout 
parmi  des  hommes  qui,  arrivés  au  déclin  de  l'âge,  aiment  à 
s'entretenir  des  choses  qui  ont  occupé  leur  esprit  pendant  la  plus 
grande  partie  de  leur  existence. 

A  mesure  que  l'opinion  publique  appréciera  mieux  l'impor- 
tance des  sciences  et  des  arts,  cet  état  de  choses  s'améliorera. 
Jusqu'à  présent,  il  n'y  a  pas  eu  d'effort  dans  cette  direction.  La 
tendance  actuelle  est  plutôt  de  développer  les  enseignemens  pri- 
maire et  secondaire,  lesquels  sont  déjà  bien  organisés  et  large- 
ment dotés.  L'enseignement  technique  (ou  plutôt  pratique,  car 
la  science  y  occupe  une  très  modeste  place)  est  aussi  en  progrès. 
Tout  cela  est  louable,  même  nécessaire.  Cependant  l'Australie 
ftievra  bientôt,  sous  peine  de  rester  en  dehors  du  mouvement 
intellectuel  de  l'humanité,  plus  vivement  encourager  les  hautes 
6pé4Culations  de  l'esprit.  Voici  plus  d'un  demi-siècle  qu'ont  été 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUBTRALIENNE.  113 

fondées  les  universités  de  Sydney  et  de  Melbourne.  Dans  ces 
grandes  villes,  foyers  de  la  civilisation  nationale,  il  n'y  a  ni 
Académie,  ni  Institut,  ni  école  des  Beaux-Arts,  ni  École  nor- 
male supérieure.  L'enseignement  des  langues  mortes  est  peu 
suivi.  Celui  des  langues  vivantes,  limité  au  français  et  à  l'alle- 
mand, y  est  tellement  insuffisant  qu'on  peut  dire  sans  exagérer 
qu'il  n'existe  guère  que  sur  les  programmes.  Seule,  la  langue 
française,  grâce  aux  persistans  efforts  de  V  «  Alliance  française,  » 
tient  une  certaine  place  dans  les  études,  notamment  dans  celles 
des  jeunes  filles.  Mais  on  la  considère  comme  un  art  d'agrément, 
une  superfluité  élégante  ;  et,  au  surplus,  toute  étude  ne  rentrant 
pas  dans  le  cadre  des  nécessités  professionnelles  est  à  peu  près 
dans  le  même  cas. 

Les  Australiens,  s'il  en  est  qui  lisent  ces  lignes,  accepteront 
peut-être,  de  bonne  grâce,  les  observations  que  je  viens  de  ré- 
sumer. Il  serait  imprudent  de  penser  qu'ils  accueilleraient  avec 
la  même  bienveillance  des  remarques  analogues  touchant  les 
qualités  artistiques  de  leur  nation.  Si  enveloppée  de  réserves  que 
soit  une  opinion  sincère  émise  à  ce  sujet,  elle  se  heurtera  à 
d'honorables  mais  excessives  susceptibilités,  car  les  expressions  : 
l'art  australien,  la  littérature,  la  poésie  australiennes,  sont 
d'usage  courant  dans  le  pays.  Ingres  avait  la  prétention  d'être 
un .  violoniste  de  première  force.  Rossini,  dit -on,  tolérait  une 
observation  sur  sa  musique  et  n'en  admettait  point  sur  son  talent 
à  faire  le  macaroni.  L'art  est  le  «  violon  d'Ingres  »  des  Australiens. 

C'est  que,  s'intéressant  médiocrement  à  la  science,  ils  ont,  au 
contraire,  un  penchant  marqué  pour  les  manifestations  artis- 
tiques (ou  supposées  telles),  surtout  sous  la  forme  du  théâtre  et 
de  la  musique.  Les  théâtres  sont  nombreux,  dans  les  grandes 
villes  d'Australie  ;  et  quoique  la  population  urbaine  réside  en 
majorité  dans  les  faubourgs,  les  salles  de  spectacles  sont 
presque  toujours  combles.  Il  y  a  relativement  peu  de  Music 
halls.  Dans  les  vrais  théâtres,  on  donne  rarement  l'opéra,  faute 
d'artistes  suffisans,  souvent  l'opérette,  et,  à  l'habitude,  des  comé- 
dies de  mœurs  ou  de  terribles  mélodrames.  La  mise  en  scène  est 
toujours  soignée,  ainsi  que  les  costumes.  Toutes  les  œuvres 
représentées  et  les  artistes  en  vedette  viennent  de  Londres,  et 
quelquefois  des  troupes  complètes,  accompagnées  des  décors  et 
du  matériel  nécessaires. 

La  musique,  sous  toutes  ses  formes,  tient  une  grande  place 

TOMI  XXXY.  —  1906.  A 


Digitized  by 


Googk 


114  AEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  distractions  de  la  société  australienne.  Ici,  il  est  bon  de 
citer  des  chiffres  pour  être  cru. 

Je  lis  dans  le  Bulletin  de  la  Chambre  de  commerce  fran- 
çaise en  Australie  qu'on  y  a  importé,  en  190i,  9102  pianos  et 
1 735  harmoniums.  Je  passe  la  statistique  concernant  les  autres 
instrumens.  Total  :  10837.  Multipliez  ce  nombre  par  la  durée 
normale  d'un  piano,  puis  répartissez  le  produit  sur  quatre  mil- 
lions d'habitans,  après  déduction  des  enfans,  des  personnes 
&gées,  infirmes  ou  malades,  des  soldats  à  la  caserne,  des  pauvres 
diables  sans  ressources  et  sans  gîte,  etc.,  le  résultat  donnera  la 
mesure  de  la  mélomanie  des  Australiens.  Un  peuple  qui  pos- 
sède une  telle  quantité  d'instrumens  de  musique,  —  pour  son 
plaisir  y  —  est  excusable  de  se  croire,  au  moins  en  cette  ma- 
tière, doué  d'une  aptitude  au-dessus  de  la  moyenne.  Je  le  veux 
bien  admettre;  cependcmt  l'Australie  n'a  produit  jusqu'ici 
aucun  grand  compositeur.  Les  Australiens  ne  sont  encore  que 
les  fidèles  du  culte  d'Euterpe  et  de  Polymnie.  Ils  y  assistent  et 
n'y  sacrifient  pas. 

Il  est  donc  permis  de  se  demander  si  cette  passion  ne  peut 
s'expliquer,  dans  une  certaine  mesure,  en  observant  que,  dans  les 
réunions  mondaines,  la  musique  dispense  des  fatigues  d'une 
conversation  prolongée.  L'hypothèse  est  vraisemblable.  L'Austra- 
lien, comme  l'Anglais,  possède  la  charmante  qualité  de  ne  pas 
être  intrusive  (indiscret).  Il  ne  vous  entretient  pas  de  vos  affaires 
et,  moins  encore,  des  siennes.  En  sorte  que,  de  personne  à  per- 
sonne, les  questions  sont  limitées  à  des  sujets  qui  ne  doivent 
pas  être  intéressans.  Du  mouvement  artistique  et  littéraire,  il 
ne  connaît,  et  vaguement,  que  celui  de  l'Angleterre,  d'ailleurs 
peu  attif.  La  philosophie,  l'histoire,  la  religion,  lui  paraissent 
d'un  abord  sévère  et  d'une  étude  difficile.  Les  anecdotes  «  lé- 
gères »  sont  proscrites.  Quant  au  jeu  des  répliques  sur  des  sub- 
tilités, dont  nous  abusons  en  France,  il  y  est  inhabile.  Sans 
manquer  à' humour^  il  n entend  rien  à  l'ironie;  elle  lui  déplaît 
d'autani  plus  qu'il  distingue  mal  l'ironie  mordante  de  la  plaisan- 
terie inoffensive.  La  causerie  n'a  donc  que  peu  de  ressources  ; 
en  sorte  que  la  musique,  qui  nïmpose  pas  toujours  le  silence 
aux  auditeurs,  mais  l'autorise,  apporte  dans  les  salons  austra- 
liens l'agrément  et  le  repos  tout  à  la  fois.  Ceci  n'est  qu'une 
supposition. 

On  entend  souvent^  en  Australie,  d'excellente  musique.  Les 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUSTRALIENNE.  115 

meilleurs  exécutans  sont,  en  général,  des  artistes  étrangers  ; 
mais  il  y  a  de  brillantes  exceptions.  Partial  en  faveur  des  enfans 
du  pays,  le  public  leur  prodigue  aisément  des  ovations  enthou- 
siastes. Moins  facile  aux  artistes  européens,  il  ne  leur  refuse 
pourtant  pas  ses  bravos  si  leur  mérite  est  incontestable,  et 
moyennant  trois  conditions  :  il  faut  qu'ils  soient  notés  comme 
étoiles  de  première  grandeur,  confirmés  dans  cette  possession 
d'état  par  les  réclames  des  journaux  locaux,  et  d'une  inépuisable 
complaisance  à  l'égard  des  bis  et  des  encore.  En  ces  dernières 
années,  les  Australiens  ont  acclamé  Paderevski,  Mark  Hambourg, 
M™*  Antonia  Dolores,  M"*'  Albani  et  quelques  autres.  M"*  Melba 
seule  a  obtenu  d'eux  les  trépignemens  et  le  délire,  parce  que 
son  beau  talent  est  une  gloire  australienne. 

Le  goût  des  arts  silencieux  est,  en  Australie,  moins  répandu 
que  celui  de  la  musique.  Chaque  grande  ville  possède  néanmoins 
une  Société  de  peintres  et  de  sculpteurs,  donc  une  exposition 
annuelle.  Sydney  jouit  même  de  deux  sociétés  et  de  deux  exposi- 
tions, comme  Paris.  Les  jburs  qui  suivent  l'ouverture  du  Salon 
sont  assez  animés.  On  va  chercher  là  des  sujets  de  conversation. 
Quelques  dames  ont  adopté  la  coutume  d'y  offrir  le  thé  à  leurs 
amis,  d'où  résulte  un  petit  supplément  de  recettes.  Les  journaux 
publient  de  copieux  comptes  rendus,  dans  une  note  toujours 
bienveillante  et  trop  souvent  admiratrice.  Avec  l'aide  des  encyclo- 
pédies et  autres  ouvrages  de  références,  ils  s'appliquent  à  faire 
preuve  de  leurs  connaissances  dans  l'histoire  de  la  peinture  et  la 
technique  du  métier.  Les  toiles  sont  convenablement  disposées. 
L'État  en  achète  quelques-unes,  à  des  prix  plutôt  élevés,  pour 
VArt  Gallery  de  l'endroit  ;  et  c'est  fini  jusqu'à  l'an  prochain. 

La  moyenne  de  ces  expositions  est  faible,  parce  qu'on  y 
admet  presque  toutes  les  œuvres  présentées.  Une  sélection  sé- 
vère laisserait  en  évidence  quelques  bons  tableaux.  Le  souci  de 
roriginalité  et  la  tendance  à  rechercher  des  effets  sentimentaux 
sont  trop  marqués.  J'ai  vu,  néanmoins,  dans  ces  expositions,  des 
paysages  reproduisant  avec  un  sentiment  juste  le  caractère  mé- 
lancolique et  rude  des  campagnes  australiennes  ;  aussi  quelques 
portraits,  traités  avec  adresse,  plus  ressemblans  que  vivans.  Les 
artistes  australiens  ont  peine  à  rendre  les  images  gracieuses, 
douces  et  simples.  L'absence  de  peinture  religieuse  surprend 
dans  un  pays  où  les  libres  penseurs  sont  rares  et  dont  le  quart 
de  la  population  est  catholique. 


Digitized  by 


Googk 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'art  pictural  australien  doit  se  manifester  un  jour  avec 
4clat,  ce  seront  les  paysagistes  qui  lui  montreront  le  chemin. 
Jusqu'à  présent,  on  n'aperçoit  aucune  trace  de  ce  qui  pourrait 
faire  pressentir  la  formation  d'une  école. 

i-es  peintres  australiens,  pour  ne  produire  que  des. œuvres 
toift  au  plus  estimables,  ont  une  excuse  :  l'incompétence  du  mi- 
lieu où  ^ils  travaillent.  En  écoutant  les  propos  naïfs  que  le  pu- 
blic échange  devant  leurs  toiles,  on  éprouve  de  la  commiséra- 
tion pour  les  natures  héroïques  qui  persévèrent  dans  des 
conditions  aussi  ingrates  et  on  s'explique  le  découragement  des 
autres. 

De  la  littérature  et  de  la  poésie  australiennes,  je  ne  peux 
rien  dire,  car  j'ignore  presque  entièrement  l'une  et  l'autre, 
malgré  mon  long  séjour  dans  ce  pays.  Ce  sont  des  personnes 
dont  le  bagage  est  léger  et  qu'on  ne  rencontre  pas  souvent  sur 
sa  route.  Certains  journaux  en  disent  du  bien.  Mais  l'anonymat 
étant  do  règle  dans  la  presse  britannique,  ces  articles  ne  sont 
pas  signés.  Cela  est  de  peu  d'importance,  s'il  ne  s'agit  que  de 
politique  ou  de  reportage.  Il  n'en  va  pas  de  même  pour  la 
critique,  dont  la  valeur  emprunte  beaucoup  à  l'autorité  de  la 
signature.  Aussi  les  comptes  rendus  littéraires  des  feuilles 
australiennes,  en  renseignant  sur  les  intentions  aimables  d'un 
journaliste  inconnu,  ne  suffisent  pas  à  faire  apprécier  les  mérites 
d'une  œuvre  et  à  inspirer  le  désir  d'en  prendre  connaissance. 

Je  n'ai  guère  vu  dans  les  bibliothèques  privées  que  des 
ouvrages  d'auteurs  anglais.  La  littérature  australienne  m'a  donc 
paru  jouir  dans  son  pays  du  genre  de  notoriété  que  nous  accor- 
dons à  certains  écrivains  disparus.  Vauvenargues,  Nicole,  l'abbé 
Raynal,  Patin,  et  bien  d'autres,  ont  quelque  renom  en  France, 
quoiqu'on  ne  les  lise  plus  guère.  Comme  eux,  mais  entrés  de  leur 
vivant  dans  la  postérité,  les  auteurs  australiens  sont  célèbre.<î, 
en  Australie,  où  on  ne  les  lit  pas  plus  que  nous  ne  lisons  Vauve- 
nargues. Peut-être  les  lira-t-on  plus  tard. 

Ainsi  l'élément  artistique  et  littéraire,  de  même  que  la  haute 
culture  scientifique,  ont  peu  d'action  sur  la  société  australienne, 
le  personnel  politique  commence  seulement  à  s'y  introduire, 
l'aristocratie  do  naissance  n'y  existe  pas,  celle  de  l'argent  n'est 
pas  assez  riche  pour  imposer  ses  fantaisies  et  ne  l'a  point  tenté. 
Cette  société,  sans  direction  et  sans  traditions,  cherche  sa  voie. 
En  attendant,  elle  reste  attachée  aux  routines  importées  de  la 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ    AUSTRALIENNE.  117 

mère  patrie,  lesquelles  ne  sauraient  toutes  lui  convenir,  et,  faute 
d'initiative,  se  meut  dans  un  petit  cercle  d'amusemens  toujours 
les  mômes.  Le  goût  du  mouvement,  favorisé  par  le  climat,  la 
préserve  un  peu  de  lennui,  mais  non  de  la  banalité. 

Le^mpérament  australien  est  trop  actif  pour  se  satisfaire  du 
ces  distractions  monotones.  On  voudrait  faire  mieux.  Mais  pour 
corriger  un  défaut,  il  faut  d'abord  le  reconnaître  ;  et  Torgueilesl 
là,  l'inabordable  orgueil  des  timides.  Beaucoup  de  personnes, 
surtout  des  femmes,  et,  parmi  celles-ci,  les  plus  distinguées, 
déplorent  l'illogisme  et  la  tyrannie  des  habitudes  imposées  par 
la  coutume.  Elles  écarteront  cependant  la  discrète  observation 
d'un  étranger  qui  se  permettrait  d'exprimer  ouvertement  le  même 
avis.  Admettre  que  la  stricte  copie  des  usages  britanniques  n'est 
peut-être  pas  ce  quïl  y  a  de  meilleur  partout  au  monde  froisse 
en  elles  des  sentimens  intimes. 

Sous  ce  rapport  l'Australie  est  restée  très  britannique.  C'est, 
en  effet,  une  des  particularités  saillantes  de  l'esprit  anglo-saxon, 
—  comme  de  l'Islam,  —  de  ne  pas  se  modifier  selon  les  exi- 
gences de  milieux  nouveaux.  Transplanté  sous  un  autre  ciel, 
l'Anglais  continue  de  suivre  les  mômes  habitudes.  Il  construira 
les  mômes  maisons  que  construisirent  ses  aïeux  sous  les  brumes 
de  la  Tamise  et  de  l'Ecosse,  s'y  nourrira  des  mêmes  viandes, 
consommera  les  mêmes  boissons.  En  un  mot,  il  ne  changera 
rien  à  ce  qu'il  est  accoutumé  de  faire.  11  est  persuadé  qu'il 
existe  seulement  deux  conceptions  de  la  vie  :  l'anglaise,  qui  est 
bonne,  et  la  non  anglaise,  qui  ne  l'est  pas.  Cette  pétition  de 
principe  le  conduit  à  une  sorte  d'insociabilité  internationale 
contrastant  singulièrement  avec  ses  grandes  qualités  privées.  On 
ne  peut,  en  effet,  contester  que  les  Anglais  soient,  en  général, 
cordiaux,  hospitaliers,  de  relations  sûres,  amis  fidèles  et  obli- 
geans. 

En  ce  qui  concerne  l'Australie,  les  beaux  résultats  obtenus 
pendant  la  période  de  premier  établissement,  par  le  décalque  pur 
et  simple  des  procédés  britanniques,  ne  prouvent  pas  en  faveur 
de  leur  excellence.  La  lutte  contre  des  difficultés  matérielles  ne 
réclame  qu'une  énergie  soutenue.  Les  pionniers  de  ce  nouveau 
monde  possédaient  celte  qualité,  et  les  profits  de  Texploitation 
d'un  sol  encore  vierge  les  en  ont  bientôt  récompensés.  Mais  l'or- 
ganisation d'un  peuple  naissant,  l'orientation  qu'il  doit  prendre 
sa  collaboration  &  l'œuvre  générale  de  la  civilisation,  offrent  des 


Digitized  by 


Googk 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

problèpres  d'une  plus  vaste  complexité.  Peut-être  a-t-on  perdu 
do  vue  en  Australie  qu'il  s'agissait  d'une  expérience  non  encore 
faite,  puisque  c'est  la  seule  colonie  de  peuplement  que  la  Grande- 
Bretagne  a  créée  sous  un  climat  très  différent  du  sien  et  sans 
qu'aucune  autre  nation  lui  ait  préparé  la  voie,  comme  le  fit  la 
France  au  Canada  pendant  environ  deux  siècles. 

C'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  fameuse  théorie  dont  la  for- 
mule est  «  White  Australia  »  et  dont  Tobjet  est  d'écarter  du  pays 
les  élémens  étrangers,  ne  dérive  pas  seulement  nie  l'intention  de 
maintenir  les  salaires  de  la  main-d'œuvre  locale  à  un  taux  arti- 
ficiellement élevé.  Elle  procède  aussi  d'une  absolue  confiance 
dans  les  procédés  importés  d'Angleterre  et  qu'une  coopération 
étrangère  pourrait  modifier;  et  c'est  pourquoi  elle  a  les  sympa- 
thies de  la  majorité  de  la  nation.  L'atavisme,  et  surtout  celui  de 
race,  a  des  raisons,  paraît-il,  que  la  raison  ne  connaît  pas,  car 
dans  un  pays  en  mesure  de  nourrir  facilement  une  population 
décuple  de  celle  qui  l'habite,  il  y  aurait  profit  certain  à  faire 
couper  la  canne  à  sucre  par  des  Canaques,  percer  les  routes  et 
cultiver  les  légumes  par  des  Chinois,  laisser  les  emplois  de  la 
domesticité  à  des  Indiens,  etc.  L'Australie  a  tous  ces  gens-là, 
pour  ainsi  dire,  sous  la  main,  et  est  à  même  d'en  régulariser,  à 
son  gré,  l'immigration.  Mais  on  préfère  rester  entre  soi  et  tout 
faire  soi-même.  Moins  bien  et  plus  cher,  il  n'importe.  L'homme 
blanc,  au  lieu  de  s'élever  au  niveau  des  fonctions  supérieures 
qui  lui  seraient  nécessairement  réservées  et  qu'une  mise  en 
œuvre  plus  active  des  immenses  ressources  du  pays  multiplie- 
rait, est  abaissé  à  celui  de  fonctions  inférieures  à  son  intelli- 
gence et  à  ses  aptitudes. 

Nous  constatons  donc,  dans  le  monde  austral,  un  nouveau  et 
double  contraste  qui  ne  s'observe,  aussi  frappant,  nulle  part  ail- 
leurs. L'un,  celui  de  la  conscience  de  la  supériorité  de  la  race 
britannique  sur  les  autres  races,  et  spécialement  sur  les  races  de 
couleur,  avec  la  crainte  qu'elles  inspirent,  allant,  pour  ces  der- 
nières, jusqu'à  leur  exclusion  radicale.  L'autre,  —  anomalie 
inquiétante,  —  est  celui  de  la  valeur  intellectuelle  et  morale  des 
salariés  comparée  avec  la  nature  des  fonctions  remplies  par  le 
plus  grand  nombre  d'entre  eux. 

L'ouvrier  et  le  paysan  australiens  sont,  en  moyenne,  d'esprit 
ouvert,  d'instruction  générale  au-dessus  de  leur  condition.  Cela 
se  remarque  davantage  à  mesure  qu'on  prend  contact  avec  les 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOQETÉ   AVSTRAflENrnS.  119 

popiilaCions  des  villes  peu  importantes  et  celles  des  districts  éloi- 
gnés de  la  côte,  parce  qu'on  ne  s'attend  pas  à  y  rencontrer  une 
curiosité  intelligente,  et  déjà  avertie,  des  choses  qui  paraissent 
en  dehors  des  préoccupations  des  gens  du  peuple.  Il  n'est  pas 
douteux  que  les  sacrifices  faits  depuis  une  quarantaine  d'années 
par  les  gouvernemens  des  colonies  australiennes  (aujourd'hui 
Etats)  pour  répandre  l'enseignement  ont  porté  leurs  fruits.  Non 
seulement  la  nation  est  plus  instruite,  mais  le  désir  de  l'instruc- 
tion s'est  propagé.  Le  goût  de  la  lecture  est  général,  même  celui 
des  lectures  sérieuses.  Si  la  culture  des  classes  supérieures  n'est 
pas  tout  à  fait  à  la  hauteur  qu'elle  a  atteinte  en  Europe,  celle 
des  classes  modestes  et  surtout  des  classes  dites  laborieuses  y 
atteint  un  niveau  qui  m'a  paru  plus  élevé.  Quant  à  la  moralité 
générale  (dont  on  ne  peut  juger  qu'après  un  assez  long  séjour), 
elle  est  sensiblement  supérieure,  dans  l'ensemble  de  la  popula- 
tion, à  celle  des  peuples  occidentaux.  On  est  donc  surpris  de  voir 
la  majorité  de  la  nation  employée,  faute  des  auxiliaires  qu'elle 
repousse  obstinément,  h  des  travaux  de  force  ou  de  patience, 
mécaniques,  parfois  répugnans,  mais  nécessaires,  qui  ne  récla- 
ment ni  intelligence  ni  technique  de  métier,  et  font  de  l'homme, 
pendant  huit  heures  chaque  jour  et  cinq  jours  par  semaine, 
une  machine  de  production  médiocre,  fragile,  peu  régulière,  et 
pourtant  coûteuse.  ^ 

Depuis  que  la  réglementation  du  travail,  instituée  sous  la 
pression  des  ouvriers,  s'est  développée  en  Australie,  l'initiative 
personnelle  du  travailleur  a  été  réduite  de  plus  en  plus,  jusqu'à 
disparaître.  Le  contraste  s'est  accentué.  On  comprend,  dès  lors, 
ce  qu'il  y  a  de  justifié  dans  les  prétentions  du  salarié.  Un  gâcheur 
de  plâtre  australien  dira  :  «  Ma  journée  vaut  bien  huit  shillings,  » 
et  il  aura  presque  raison.  Sa  journée  pourrait  valoir  huit  shil- 
lings, s'il  y  employait  ses  aptitudes  et  son  intelligence;  mais 
comme  il  l'occupe  à  gâcher  du  plâtre,  son  travail  ne  vaut  pas 
huit  shillings;  et  ce  n'est  que  son  travail  qu'on  achète. 

Les  Australiens  furent  donc  et  sont  encore  en  présence  d'un 
problème  dont  les  données  principales  et  constantes  (la  grandeur 
du  territoire,  la  situation  géographique  et  la  nature  du  climat) 
ont  été  par  eux  négligées.  Ne  sachant  ce  qu'il  fallait  faire,  ils  ont 
fait  ce  qu'ils  savaient.  En  quoi,  il  y  a  apparence  qu'ils  se  sont 
trompés,  parce  que,  pour  produire  quoi  quece  soit,  il  ne  suffit  pas 
de  faire  un  eifort|  il  faut  le  faire  dans  le  ùtns  de  la  production. 


Digitized  by 


Googk 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'ai  entendu  répondre,  alors  que  se  discutait  cette  question  : 
«  Nous  sommes  contens  tels  que  nous  sommes.  N  est-ce  pas  le 
principal?  »  C'est  un  point  tlu  vue  d'un  ordre^peu  relevé  et  qui 
ne  s'accorde  pas  avec  la  noble  prétention  de  fonder  une  nation 
modèle.  Au  surplus,  les  difficultés  politiques  et  financières  dont 
l'Australie  commence  à  peine  à  se  relever,  grâce  aux  magni- 
fiques récoltes  des  quatre  dernières  années,  n'indiquent  pas  que 
tout  y  aille  pour  le  mieux.  Le  contentement  est  loin  d'être  gé- 
néral, et  ne  saurait  l'être.  L'immigration  est  arrêtée,  l'exoédent 
des  naissances  sur  les  décès  tend  à  diminuer,  les  capitaux  sont 
timides,  aucun  des  grands  travaux  en  projet  depuis  la  Fédéra- 
tion n'a  été  entrepris,  le  régime  parlementaire  est  faussé  par  la 
coexistence  de  trois  partis  entre  lesquels  un  accord  sincère  est 
impossible  et  la  cherté  de  la  vie  a  crû  parallèlement  à  la  hausse 
des  salaires. 

L'aimable  gaieté  du  caractère  australien  ne  saurait  dissi- 
muler un  malaise  profond  et  la  satisfaction  des  aspirations  natio- 
nales doit  être  ajournée  à  des  temps  meilleurs. 

IV 

(^tte  digression  ne  nous  a  pas  trop  écartés  de  notre  sujet.  De 
même  que  le  pays  s'est  organisé  par  Tapplication  de  méthodes 
rigoureusement  britanniques,  les  usages  et  les  préjugés  qui 
règlent  les  relations  sociales  s'y  sont  établis  et  s'y  perpétuent 
par  la  simple  répétition  des  gestes  connus  et  convenus,  exécu- 
tés avec  une  régularité  quasiment  automatique.  L'esprit  d'inno- 
vation et  celui  d'adaptation  aux  conditions  du  milieu  en  sont 
absens. 

Monter  sa  maison  sur  un  pied  convenable,  y  réunir  quelques 
personnes  élégantes  portant  les  toilettes  de  la  saison,  les  occu- 
per d'un  peu  de  musique  ou  faire  danser  les  jeunes  filles,  gar- 
der ses  hôtes  jusqu'à  minuit  en  les  laissant  partir  sans  qu'ils 
regrettent  d'être  venus,  faire  insérer  dans  les  journaux  des 
comptes  rendus  déclarant  que  votre  souper  était  exquis,  que 
M.  A***  a  joué  dans  la  perfection,  que  miss  B***  a  chanté  déli- 
cieusement, que  lady  C***  était  charmante  en  rose  et  Mrs  D*** 
mieux  que  jamais  en  gris  perle...,  c'est  ce  que  les  premiers 
venus,  autrement  dit  les  derniers  «  arrivés,  »  obtiennent  en 
tout  pays  et  à  coup  sûr  avec  un  peu  de  tact,  pas  trop  de  parci- 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUSTRALIENNB.  121 

monie  et  le  concours  de  quelques  complaisances  choisies.  Cela 
n'a  qu'un  rapport  d'apparence  avec  l'art  délicat,  réclamant  tant 
de  préparations,  d'ingéniosité,  d'initiative,  ime  si  exacte  con- 
naissance des  situations,  surtout  des  valeurs  individuelles,  qui 
est  celui  de  former  un  salon  et  d  en  faire  un  organe  d'influence 
mondaine.  Cet  art,  en  Australie,  est,  comme  les  autres,  à  ses 
débuts.  Il  est  vrai  que  la  société  australienne  n'existe  guère  que 
depuis  deux  générations  :  on  doit  lui  faire  crédit.  D'autre  part, 
elle  est  en  présence  d'une  grosse  difficulté,  suffisante  pour  faire 
échouer  les  plus  intelligentes  entreprises.  C'est  l'esprit  égali- 
taire  de  la  population.  Il  engendre  des  prétentions  et  des  sus- 
ceptibilités excessives,  et  se  place  en  directe  opposition  avec  les 
nécessités  des  relations  mondaines,  celles-ci  ne  pouvant  se  fon- 
der que  sur  des  nuances  et  des  distinctions. 

Pour  éviter  des  froissemens,  on  est  ainsi  amené  à  sacrifier 
ses  préférences  et  à  se  couvrir  de  l'autorité  des  situations 
acquises  ou  acceptées.  On  se  fait  donc  un  entourage  des  gens 
qu'on  croit  qu'il  faut  inviter  ;  c'est-à-dire  qu'on  s'incline  d'avance 
devant  la  critique  d'autrui.  C'est  elle  qui  fait  votre  liste,  et  cela 
suffit  pour  qu'un  élément  anti-sociable  se  soit  introduit  dans  la 
maison.  Pourquoi  les  réceptions  officielles  sont-elles  froides, 
partout,  même  en  France  où  l'étiquette  n'est  pas  bien  sévère?  La 
moyenne  des  gens  qui  composent  ces  réunions  n'est  pas  infé 
rieure,  par  la  culture  et  la  bonne  tenue,  à  la  moyenne  de  ceux 
qu'on  rencontre  dans  des  salons  fort  agréables.  C'est  qu'ils  sont 
là  en  vertu  d'un  droit,  et  non. d'un  choix.  Une  femme  intelli- 
gente, —  si  e\le  n'a  d'autre  objet  en  vue  que  d'avoir  une  maison 
recherchée  —,  sait  que  ses  préférences  seront  son  meilleur  guide 
dans  le  choix  de  ses  relations.  Ainsi,  les  personnes  qu'elle  invi- 
tera seront  justement  celles  qu'elle  doit  inviter,  parce  qu'il  y 
aura  déjà  entre  elles  un  lien  nécessaire,  celui  qui  rapproche  les 
unes  des  autres  les  affinités  d'esprit,  de  goûts,  de  manières,  que 
la  maîtresse  de  céans  partage  ou  qui,  tout  au  moins,  l'intéres- 
sent. Il  s'y  trouvera  probablement  aussi  des  équivalences  et  des 
similitudes  de  situation.  Ce  sera  pour  le  mieux;  elles  facilite- 
ront les  rapports,  mais  parce  que  leur  rencontre  aura  été,  en 
quelque  sorte,  l'effet  d'un  heureux  hasard  et  non  d'un  classc- 
snent  imposé  par  une  règle  ou  un  usage. 

Ce  procédé  si  naturel  ne  semble  pas  pouvoir  être  employé  en 
Australie.  Il  y  provoquerait  des  tempêtes.  Il  en  résulte  que  bpuju 


Digitized  by 


Gôogk 


122  REVU!  DES  DEUX  MONDES. 

coup  de  personnes  aisées,  même  riches,  renoncent  à  recevoir, 
qui  le  feraient  volontiers  si  elles  le  pouvaient  faire  à  leur  gré. 
Quant  aux  autres,  hors  de  la  stricte  intimité,  elles  invitent,  une 
ou  deux  fois  Tan,  plus  de  monde  que  la  maison  n'en  peut  con- 
tenir, ou  bien  louent  un  hall  public  et  y  donnent  un  bal.  Elles 
ont  ainsi  la  tranquillité  jusqu'À  la  saison  prochaine. 

Les  five  o'clock  pourraient  favoriser  les  sélections.  Certaines 
Parisiennes  ont  réussi  à  reconstituer  leurs  salons  que  l'invasion 
cosmopolite  avait  un  peu  compromis,  en  utilisant  par  d'adroites 
manœuvres  cette  importation  d'outre-Manche.  Le  five  o'clock 
permet  de  recevoir  sans  inviter.  Il  suffit  que  tout  le  monde  soit 
prévenu,  de  manière  ou  d'autre,  et  il  y  a  mille  façons  de  pré- 
venir. Avec  un  peu  de  patience  et  de  jugement,  on  arrive  ainsi 
à  éloigner  doucement  les  importuns  et  à  garder  ses  amis  sans  se 
faire  trop  d'ennemis.  Pour  ces  sortes  de  réceptions,  la  difficulté 
en  Australie  serait  d'y  amener  les  hommes.  Les  Australiennes 
aiment  à  s'habiller  et  s'habillent  bien.  Aucune  abstention  n'est 
donc  à  craindre  de  leur  part.  Mais  les  gentlemen  de  ce  pays  se 
refusent  énergiquement  à  faire  des  visites.  Pourquoi  aller  pren- 
dre une  tasse  de  thé  chez  M""'  X***,  quand  on  n'est  pas  lié  par 
une  invitation  formelle?  Le  gentleman  croit  avoir  mieux  à  faire. 
En  tout  cas,  il  n'ira  pas,  parce  que  cela  l'ennuie.  Aussi  voit-on 
les  femmes  faire  toutes  leurs  visites  sans  leurs  maris,  les  jeunes 
filles  le  plus  souvent  sans  leurs  mères,  mais  presque  jamais  les 
maris  n'en  font,  ni  sans  ni  avec  leurs  femmes,  non  plus  que  les 
célibataires.  Pour  voir  ces  messieurs,  il  faut  aller  les  chercher  à 
leurs  bureaux,  au  club,  aux  courses,  ou  les  inviter  à  dîner.  Il 
est  donc  malaisé  de  tirer  parti  des  five  o'clock,  et  en  résumé,  les 
réceptions  de  tout  genre  dans  la  société  australienne  utilisent 
assez  mai  les  élémens  dont  elle  se  compose. 

Le  peu  que  je  viens  de  dire  du  sexe  fort  en  Australie  pour- 
rait faire  croire  qu'il  manque  de  tenue  et  d'urbanité.  C'est  une 
appréciation  donnée  par  quelques  voyageurs,  trop  prompts  à 
généraliser.  A  la  vérité,  l'Australien  qui  peut  prétendre  à  l'épi- 
thète  de  gentleman  n'aime  pas  le  monde;  de  plus,  il  manque 
souvent  de  mesure,  aussi  bien  dans  sa  courtoisie  que  dans  ses 
négligences.  Je  n'ai  remarqué  en  aucun  pays,  de  la  part  des 
hommes,  autant  de  variations  dans  les  signes  extérieurs  de  la 
politesse  vis-à-vis  des  mêmes  personnes  et  dans  des  circonstances 
semblables.  C'est  un  embarras  pour  les  étrangers,  que  tantôt  on 


Digitized  by 


Googk 


Ijl^^^i'^'" 


LÀ   SOQÉTÉ    AUSTRAUENNE.  12) 

laisse  dans  un  coin  et  tantôt  on  traite  avec  grande  aménité,  saas 
qu'une  différence  aussi  marquée  soit  explicable.  De  Ih  procèdent, 
jesuppose,  les  critiques  exprimées  sur  les  manières  des  Austra- 
liens. 

Mon  impression  est  que  leur  attitude  parfois  un  peu  rude  est 
rarement  intentionnelle.  Elle  résulte  souvent  de  l'ignorance  de 
ce  qu'il  faudrait  faire  ou  dire  dans  Tpccasion  ou  même  d'une 
timidité  naturelle.  Tandis  que  les  marques  de  cordialité  ou  de 
déférence  sont  assurément  voulues.  Le  gentleman  australien  est 
très  sensible  au  reproche  d'impolitesse,  ce  qui  prouve  qu'il  tient 
à  ne  pas  le  mériter.  J'ajouterai  qu'on  rencontre  peu  en  Australie 
le  type  de  grosse  jovialité  encore  assez  répandu  en  Angleterre, 
et  moins  encore  la  traditionnelle  raideur  britannique,  qu'on 
prend  souvent  pour  de  la  morgue  quand  elle  n'est  que  A%  la  ré- 
serve, et  qui  néanmoins  glace  les  sympathies. 

La  cordialité  australienne  est  simple  et  comme  éclairée  d'un 
rayon  de  bonne  humeur.  Dans  le  monde,  l'Australien  garde  une 
tenue  correcte  et,  à  cet  égard,  les  comparaisons  qu'on  pourrait 
faire  tourneraient  plutôt  à  son  avantage.  Si,  dans  sa  prime  jeu- 
nesse, il  était  aussi  bruyant,  encombrant,  irrespectueux  et  sans 
gène  que  le  sont  aujourd'hui  ses  jeunes  enfans,  il  n'en  a  que 
plus  de  mérite.  Peul>-être  ceux-ci  deviendront-ils  à  leur  tour  de 
parfaits  gentlemen.  Un  puissant  effort  de  self-control  y  sera  né- 
cessaire. 

La  société  australienne,  ne   pouvant   satisfaire  ses  besoins 
^'activité  dans  les  relations  purement  mondaines,  s'occupe  sur- 
tjouX  de  sports  et  d'associations.  Le  nombre  de  celles-ci,  —  so- 
ciétés, clubs,  compagnies,  ligues,    comités,  réunions,  —  for- 
%iées  indépendamment  des  affaires   et  pour  les  objets  les  plus 
"pariés,  est  hors  de  proportion  avec  le  chiffre  des  habitans,  aussi 
Aien  qu'avec  l'importance  de  leurs  moyens  d'action.  La  tendance 
%  créer  des  collectivités  dans  des  buts  honorables  est  excellente 
«n  soi,  mais  l'abus  des  choses  excellentes  n'est  jamais  excellent. 
Or,  chaque  ville  d'Australie  est  une  forêt  de  petites  chapelles 
bienfaisantes ,    sportiques ,    philanthropiques ,   philosophiques, 
artistiques,  éducatrices,  moralisatrices.  Vintrusivism^  banni  des 
xapports  individuels,  prend  ici  sa  revanche.  Dans  chacun  de  ces 
groupes,  on  travaille  à  développer,  chez  les  autres,  ce  qu'on 
croit  bon  ou  à  détruire  ce  qu'on  y  trouve  mauvais. 

Un  humoriste  australien,  plaisantant  cette  manie  de  régenter 


Digitized  by 


Googk 


'  '-*  '^J  [ifllL 


d24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  prochain,  a  suggéré  l'idée  de  fonder  une  Nullifying  Society ^ 
dont  l'objet  eût  été  de  canaliser  ce  torrent  de  bonnes  intentions, 
et  la  devise  :  «  Mêlez- vous  de  vos  affaires.  »  Il  prétendait  que  si  ce 
zèle  ne  se  calme,  l'heure  est  prochaine  où  on  ne  pourra  ni  fumer 
un  cigare,  ni  boire  un  verre  de  whisky,  ni  rire  ni  flirter,  où  il 
sera  ordonné  de  se  coucher  avant  neuf  heures,  de  porter  un  cos- 
tume rationnel  et  réglementaire,  enfin  de  ne  lire  que  les  ouvrages 
autorisés  par  la  «  Société  pour  la  propagation  de  l'ennui.  » 

Au  nombre  de  ces  associations,  il  en  est  qui,  n'ayant  en  vue 
que  la  bienfaisance,  rendent  de  précieux  services.  Les  dames  y 
jouent  un  rôle  fort  actif,  et  ce  sont  elles  qui  organisent  les  bals, 
concerts,  ventes  de  charité,  loteries,  représentations  théâtrales, 
quêtes,  etc.,  au  profit  desdites  œuvres.  Cela  n'est  pas  particu- 
lier à  l'Australie  ;  mais  nulle  part  on  n'en  trouve  une  floraison 
aussi  toufi'ue  et  persistante.  Ces  réunions  ne  donnent  de. profils 
appréciables  qu'aux  associations  déjà  fortement  constituées  et 
sont  inutiles  à  la  société  mondaine  parce  qu'elles  mettent  en 
contact  des  personnes  de  milieux  trop  diff'érens  et  seulement 
une  ou  deux  fois  chaque  année  pour  la  môme  œuvre.  L'hono- 
rable mendicité  qui  alimente  ces  institutions  a  pour  résultat  de 
«  taxer  »  sévèrement  les  personnes  en  état  de  faire  la  charité,  et 
cela  n'est  pas  un  mal,  quoiqu'il  y  ait  excès  de  sollicitations. 
Mais  les  dépenses  d'administration  et  d'arrangement  de  toutes 
ces  petites  fêtes  absorbent  la  plus  grande  partie  des  recettes.  Il 
semble  donc  que  ce  soit  beaucoup  de  mouvement  et  de  fatigue 
pour  peu  de  chose.  La  concentration  de  ces  minuscules  orga- 
nismes en  un  nombre  modéré  de  grandes  sociétés  d'assistance 
dans  chaque  État  australien  ferait  peut-être  plus  pour  les  pauvres 
que  la  dispersion  de  tant  de  bonnes  volontés. 

Quant  aux  sports,  ils  sont  la  grande  affaire  des  Australiens. 

Les  deux  sports  favoris  sont  le  cricket  et  les  courses.  On  parie 

•peu,  —  m'a-t-on  assuré,  —  sur  les  matches  de  cricket.  C'est  une 

passion  désintéressée,  mais  violente.  Les  courses,  au  contraire, 

n'existent  que  par  et  pour  le  betting. 

Si  un  match  sensationnel  de  cricket,  soit  une  finale  ou  Aus- 
traita  v,  Englandy  est  donné  quelque  part,  les  façades  des  mai- 
sons occupées  par  les  grands  journaux  sont  couvertes  d'immenses 
pancartes,  montées  sur  des  échafaudages.  Les  noms  des  joueurs 
y  sont  inscrits,  et  les  phases  du  jeu  signalées  par  le  télégraphe, 
immédiatement  indiquées.  Jusqu'à  la  fin  de  la  partie,  une  foule 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ   AUSTRALIENNE.  125 

énorme  stationne  devant  ces  écriteaux,  les  regards  fixés  sur  les 
chiffres,  échangeant  des  remarques,  des  pronostics.  Dans  la  rue, 
les  tramways,  les  chemins  de  fer,  les  clubs,  les  salons  aussi,  on 
ne  parle  que  du  cricket  match.  L'attention  de  tout  un  peuple  est 
fixée  sur  lui.  Les  résultats  en  sont  commentés  longuement  dans 
les  feuilles  publiques.  L'intérêt  qu'on  prend  en  Australie  aux 
maiches  de  cricket  dépasse  celui  que  nous  accordons  aux  grandes 
courses  d'automobiles,  bien  que  celles-ci  soient  le  stimulant  d'une 
industrie  de  premier  ordre,  tandis  que  le  cricket  ne  se  rattache 
à  rien  de  pratique.  Il  est  pourtan^considéré  par  des  esprits  dis- 
tingués comme  ayant  une  importance  s'étendant  jusqu'à  la  poli- 
tique. En  1895,  lord  Jersey,  qui  venait  de  quitter  le  gouverne- 
ment de  Nouvelle-Galles  du  Sud  et  est  encore  une  personnalité 
éminente  du  Royaume-Uni,  n'hésitait  pas  à  déclarer  que  les 
matches  de  cricket  entre  Anglais  et  Australiens  concouraient  à 
resserrer  les  liens  impériaux. 

Il  y  a  là  un  phénomène  psychologique  inexplicable  à  nos 
intelligences  continentales  ;  d'autant  plus  surprenant  que  ce  jeu 
très  technique,  compliqué,  réclamant  un  entraînement  prolongé, 
est  dépourvu  de  toute  animation,  étant  joué  par  vingt-deux  per- 
sonnes, dont  deux  seulement  sont  ensemble  en  action. 

Si  l'engouement  extraordinaire  des  Australiens  pour  le  cric- 
ket reste  mystérieux  dans  ses  causes,  les  conséquences  de  la  pas- 
sion de  la  jeunesse  pour  ce  sport  et  pour  quelques  autres,  tels 
que  le  football  et  le  rowing,  ne  sont  que  trop  sensibles.  Le  goût 
de  l'exercice  en  plein  air,  si  digne  d'encouragement,  a  fait  place 
à  l'étude  de  la  science  spéciale  à  chaque  sport.  Celle-ci  a  envahi 
toutes  les  maisons  d'éducation.  Le  but  des  jeunes  gens  n'est  plus 
de  s'amuser  entre  eux  et  de  se  développer  physiquement,  mais  de 
faire  gagner  à  leur  équipe  telle  course  ou  telle  partie  où  ils  seront 
en  compétition  avec  un  autre  club  (car  les  collégiens  sont,  pour 
ces  objets,  organisés  en  clubs).  Ils  se  livrent  en  conséquence  à 
un  entraînement  sévère  qui,  après  chaque  séance,  les  renvoie 
fatigués  à  leurs  classes.  Là,  devant  leurs  livres  et  leurs  cahiers,  à 
quoi  pensent-ils?  sinon  à  ce  qui  a  surexcité  leur  amour-propre, 
aux  péripéties  de  l'essai  qu'ils  viennent  de  faire,  à  celui  qu'ils 
feront  demain,  aux  procédés  techniques  de  leur  sport,  aux  records 
déjà  battus.  Cela  est  certainemenl  à  leurs  yeux  d'un  intérêt  plus 
vif  et  surtout  plus  immédiat  que  les  équations  algébriaues  ou  le 
De  amicitia. 


Digitized  by 


Googk 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'abus  dn  sport  est  Tune  des  causes  de  la  faiblesse  des  études 
secondaires  en  Australie.  Elle  est  une  des  réponses  à  la  question 
qui  y  a  été  récemment  posée  :  Are  our  boys  degenerating  ?  Elle 
en  est  peut-être  la  principale  ;  car,  ainsi  que  je  Tai  dit  plus  haut, 
l'enseignement  est  donné  dans  de  bonnes  conditions,  et  l'esprit 
australien,  bien  qu'un  peu  lent,  a  des  facultés  d'assimilation  et 
d'application  plus  que  suffisantes. 

Cet  abus  présente  un  autre  danger,  celui  de  déformer  la  plus 
belle  moitié  de  la  population.  L'autre  moitié  est,  au  point  de 
vue  plastique,  moins  intéressante,  car  un  gentleman  peut  avoir 
sans  inconvénient  pour  sa  carrière  ou  sa  position  sociale,  de 
grands  pieds  et  de  grosses  mains.  Mais  le  développement  des 
extrémités  est  une  disgrâce  pour  les  dames.  Or,  la  nature  impar- 
tiale distribue  aux  enfans,  sans  distinction  de  sexe,  les  défauts 
physiques  de  leurs  pères.  Il  serait  fâcheux  de  voir  disparaître  les 
petits  pieds  et^  les  jolies  mains  qu'on  rencontre  encore  en  Aus- 
lie,  et  cela  ne  pourrait  manquer  de  se  produire  en  deux  ou  trois 
générations  si  la  manie  du  crocket  et  du  foot-ball  continuait  â  y 
sévir  avec  la  môme  intensité. 

Les  courses  de  chevaux  n'ont  pas  les  mêmes  inconvéniens, 
et  elles  provoquent  là  comme  en  France'et  en  Angleterre  un 
gr^d  déploiement  de  toilettes  et  de  luxe.  Les  plus  importantes 
épreuves  hippiques  sont  parfaitement  organisées  en  Australie. 
Il  en  est  de  si  populaires  qu'elles  prennent  le  caractère  et  Tarn- 
pleur  de  fêtes  nationales.  Les  Australiens  prêtent  d'ailleurs  peu 
d'attention  aux  commémorations  officielles.  Pendant  la  semaine 
où  se  court  la  Cup^  la  population  de  Melbourne  est  presque 
doublée,  et  notre  Grand  Prix  de  Paris  est  loin  de  posséder  la 
même  puissance  d'attraction.  Le  mouvement  créé  par  le  Cup 
day  est  presque  irrésistible.  En  voici  une  preuve  : 

Le  l*'  novembre  1894,  l'empereur  Alexandre  III,  beau-frèpe 
de  la  reine  d'Angleterre  actuelle,  alors  princesse  de  Galles,  étant 
mort,  la  cour  de  Saint-James  prit  le  deuil  pour  un  mois.  Les 
gouverneurs  des  colonies  australiennes  en  furent  avisés  par 
dépêche.  Le  3  novembre,  des  salves  de  canon  furent  tirées  à  Mel- 
bourne, Sydney  et  dans  les  autres  capitales  coloniales,  et  les  dra- 
peaux mis  en  berne.  A  Melbourne,  on  se  trouvait  dans  la  race 
week  (la  semaine  du  Cup  day).  Suivant  l'usage,  lord  Hopetoun, 
gouverneur  de  Victoria,  avait  préparé  deux  grands  bals.  Les 
gouverneurs  des  autres  colonies,  présens  à  Melbourne,  devaient  y 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ    AUSTRALIBNNB.  127 

assister;  deux  mille  invitations  avaient  été  lancées.  La  mort  du 
Tsar,  survenue  au  début  de  ces  réjouissances,  dérangeait  tous  les 
plans.  Ajourner  les  courses,  il  n'y  fallait  pas  penser.  C'eût  été  un 
défi  &  la  passion  populaire.  Un  instant,  on  eut  l'idée  de  suppri- 
mer les  bals.  Mais  alors,  que  de  désillusions!  Partant,  que  de 
critiques!  Les  ministres  furent  sans  doute  consultés.  Peut-être 
le  Foreign  Office  donna-t-il  son  consentement.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  lord  Hopetoun  n'osa  pas  décommander  ses  fêtes  ; 
et,  le  5  novembre,  quatre  jours  après  la  mort  de  l'Empereur,  on 
dansait  au  palais  du  gouvernement.  Lord  Hopetoun  ouvrait  le 
bal  en  un  quadrille  d'honneur  (le  vice  régal  seiy  dit-on  là-basj 
où  figuraient  les  gouverneurs  de   Nouvelle-Galles  du  Sud,  de 
l'Australie  occidentale  et  de  Tasmanie,  lady  Hopetoun  et  plu- 
sieurs autres  charmantes  ladies,  plus  officielles  les  unes  que  les 
autres.  Seuls,  les  membres  du  corps  consulaire  s'étaient  abstenus, 
par  égard  pour  leur  collègue  de  Russie. 

La  presse  continentale  a  relevé  l'incident,  en  attribuant  au 
gouverneur  une  intention  discourtoise  qu'il  était  incapable  d'avoir. 
L'anecdote  montre  seulement  l'importance  du  Cup  day  en  Aus- 
tralie, en  même  temps  qu'il  souligne  l'extrême  complaisance  des 
gouverneurs  à  s'incliner  devant  les  désirs  ou  les  fantaisies  du 
peuple. 

Les  courses  contribuent  donc  à  donner  un  élément  d'activité 
^t  une  impulsion  d'élégance  à  la  société  australienne.  Malheu- 
reusement, elles  propagent  le  vice  du  jeu  dans  la  nation,  au 
delà,  —  ce  n'est  pas  peu  dire,  —  de  ce  qu'on  voit  en  France. 
Ou  n'a  pas  osé  instituer  en  Australie  le  totalisator  (pari  mutuel), 
par  crainte  d'encourager  les  joueurs.  Mais  l'exploitation  colos- 
sale à  laquelle  se  livrent  les  bookmakers  ne  les  décourage  en 
aucune  façon  et  les  lois  édictées  pour  la  suppression  des  agences 
de  paris  sont  impuissantes  k  enrayer  le  mal. 

Il  est  curieux  d'observer  que,  dans  ce  pays:où  le  sport  hippique 
tient  une  place  si  considérable,  l'équitation  est  délaissée.  Le  che- 
val, hors  des  courses,  n'y  est  employé  qu'au  transport.  Les  fac- 
teurs de  la  poste  sont  à  cheval,  les  squatters  des  prairies  par- 
courent leurs  stations  à  cheval,  les  propriétaires  ruraux  inspectent 
leurs  cultures  à  cheval,  mais  la  rencontre  d'un  cavalier  ou  d'une 
amazone  en  promenade  est  chose  rare.  L'équivalent  de  Rotten 
ïow  à  Londres  ou  de  notre  allée  de  Longchamp  au  Bois  de  Bou- 
logne n'existe  aux  abords  d'aucune  grande  ville  australienne. 


Digitized  by 


Googk 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  yachting  est  très  en  Togue  à  Sydney,  à  cause  de  Theu- 
reuse  disposition  de  sa  rade  pittoresque  et  parfaitement  fermée. 
La  chasse  est  peu  pratiquée.  Quant  à  Tescrime,  le  sport  par 
excellence,  puisqu'il  met  en  jeu  tous  les  muscles  du  corps,  exerce 
le  coup  d'œil  et  développe  le  sens  de  la  décision,  on  ne  s'en 
occupe  pas,  même  dans  le  monde  militaire. 

Ainsi,  en  Australie,  et  plus  (m'a-t-il  semblé)  qu'en  Angle- 
terre, le  sport  technique  s'est  substitué  au  sport  utile.  Le  moyen, 
qui  est  l'émulation  provoquée  par  la  lutte  entre  camps  ou  cham- 
pions opposés,  a  fait  oublier  le  but,  c'est-à-dire  l'amélioration 
physique  par  le  développement  harmonieux  des  organes.  On  ob- 
tient quelques  remarquables  athlètes  (au  sens  anglais  de  cette 
expression),  mais  il  n'apparaît  pas  que  la  race  devienne  plus 
souple,  plus  alerte  ni  plus  résistante  aux  fatigues.  Une  réaction 
semble  se  produire  dans  le  sens  d'une  éducation  physique  ration- 
nelle des  jeunes  Australiens.  Certains  gouvernemens  d'États  en 
ont  pris  l'initiative  et  tous  maintenant  encouragent  les  exercices 
gradués,  méthodiques,  formant  un  programme  complet  de  per- 
fectionnement musculaire.  On  s'attache  à  rendre  ces  exercices 
aussi  attrayans  que  possible,  et  les  enfans,  malgré  leur  turbu- 
lence native,  s'y  prêtent  volontiers. 

Les  filles  suivent,  à  fort  peu  près,  les  mêmes  exercices  que 
les  garçons,  ce  qui,  pour  l'objet  qu'on  a  en  vue,  est  de  toute 
nécessité.  Comme  elles  ont,  {)our  le  moins,  autant  d'amour- 
propre  que  messieurs  leurs  frères,  il  est  à  présumer  que  cet  effort 
donnera  de  bons  résultats.  Si  on  y  persiste,  et  si,  en  même 
temps,  le  peuple  renonce  h  certaines  habitudes  importées  d'An- 
gleterre pour  adopter  une  hygiène  générale  s'accordant  avec  le 
climat,  la  race  australienne  pourra  devenir  une  des  plus  belles 
et  des  plus  vigoureuses. 


La  vie  intime  et  journalière  est  agréable  en  Australie,  grâce 
à  l'humeur  souriante  et  à  la  sociabilité  du  caractère  des  habi- 
tans.  Le  goût  de  la  population  pour  le  plein  air  y  contribue 
aussi.  Max  O'Rell  a  dit  que  les  Australiens  sont  toujours  dehors. 
C'est  assez  vrai  et  surtout  des  Australiennes.  L'Australien  aime 
à  fréquenter  autour  de  lui.  Il  recherche  les  occasions  de  voisi- 
nage, saisit  ou  imagine  des  prétextes  de  réunions,  y  apporte  de 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOCIÉTÉ  AUSTRALIENNE.  429 

la  vivacité  et  de  Tentrain.  L'étranger,  pour  peu  qu'il  entende 
bien  la  langue,  est  assez  facilement  admis  au  cercle  de  famille. 
L'exclusivisme  anglo-saxon  subsiste,  mais  latent  et  adouci.  De 
la  bonne  grâce  et  de  la  tenue  ont  vite  raison  en  Australie,  au 
moins  daps  la  forme,  du  préjugé  de  race.  Les  étrangers  qui  y 
trouvent  le  meilleur  accueil  sont  les  Français  ;  mais  la  légende 
de  notre  liberté  d'allures,  de  manières  et  de  langage  s'y  con- 
serve, comme  chez  nous  s'était  longtemps  conservée  celle  de. 
l'Anglais  à  longs  favoris  rouges  et  de  l'Anglaise  à  voile  vert. 

J'eus  im  jour  occasion  de  présenter  un  jeune  Français  dans 
un  salon  de  Sydney.  Il  s'y  comporta  comme  le  font  tous  le3 
jeunes  gens  bien  élevés,  avec  une  amabilité  discrète  et  une  aisance 
tempérée  de  réserve.  Il  répondit  avec  simplicité  et  questionna 
avec  mesure.  Quelque  temps  après,  je  rencontrai  une  dame 
française  qui  avait  assisté  à  la  présentation  de  notre  compatriote  : 
«  M.  X...,  me  dit-elle,  a  fait  une  excellente  impression. 
M"'  B...  (la maîtresse  de  la  maison)  a  dit  après  son  départ  :  —  Ce 
jeune  homme  est  très  bien.  Il  n  a  pas  du  tout  les  manières  fran- 
çaises. » 

L'Australien  n'est  pas  seulement  sociable,  il  est  hospitalier. 
Il  ignore  les  invitations  par  séries,  les  grandes  chasses,  les  fêtes 
de  château,  et  autres  vestiges  de  la  vieille  hospitalité  féodale  ou 
princière.  Mais  on  trouve  chez  lui  ce  qui  ne  se  voit  guère  chez 
nous,  l'hospitalité  offerte  par  des  gens  modestes  à  des  gens  plus 
modestes,  avec  une  gracieuseté  qui  permet  à  ceux-ci  de  l'ac- 
cepter sans  fausse  honte.  Il  est  usuel  d'aller  passer  ainsi 
quelques  jours  ou  quelques  semaines  les  uns  chez  les  autres, 
simplement  pour  le  plaisir  de  se  voir.  Ce  plaisir  est  doublé  fré- 
quemment, d'une  part,  de  la  pensée  de  rendre  un  discret  service, 
et  de  l'autre  côté,  de  la  satisfaction,  si  douce  à  ceux  que  la  pau- 
vreté rend  timides,  de  se  sentir  relevés  socialement.  Les  jeunes 
filles,  plus  souvent  les  vieilles,  profitent  de  ces  touchans  usages, 
et  sans  risquer  de  les  détruire,  car  elles  montrent  en  général 
une  délicate  réserve  qui,  en  pareilles  circonstances,  n'est  pas  de 
pratique  constante  sur  le  vieux  continent. 

Dans  les  résidences  les  plus  éloignées  des  grandes  villes  et 
même  d'une  gare  de  chemin  de  fer,  perdues  au  fond  des  mono- 
tones et  immenses  campagnes,  on  remarque  un  souci  de  con- 
fort, de  tenue,  et  d'attention  à  tenir  l'esprit  occupé.  L'harmonie 
des  nuances   n'est   pas  toujours  observée  dans   la    décoration 

TOME  XXXV.  —  1906.  9 


Digitized  by 


Googk 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iptérienre,  le  choix  des  «  œuvres  d'art  »  prête  à  la  critique  et 
les  recherches  d'élégance  peuvent  ne  pas  avoir  été  heureuses. 
Mais  Tintention  de  bien  vivre,  au  double  sens  du  mot,  est  évi- 
dente. Petit  ou  grand,  le  jardin  sera  en  ordre  parfait.  Les  revues 
[magazines),  sur  la  table  du  salon,  seront  les  dernières  arrivée» 
de  Londres.  De  nombreuses  photographies  couvrent  les  étagères 
et  encombrent  les  affreux  mantel  pièces  qui  coiffent  si  fâcheu- 
sement les  cheminées  anglaises;  toutes  sont  signées.  Ce  ne  sont 
pas  les  portraits  de  nobles  personnages  ou  de  gens  en  vedette^ 
ce  sont  ceux  des  enfans,  des  parens,  des  amis,  seulement.  La  bi- 
bliothèque contient  les  œuvres  des  classiques  anglais  et  des  plus 
célèbres  contemporains.  Il  y  a  des  fleurs  fraîches  dans  les  vases 
et  elles  y  sont  gentiment  disposées.  Il  y  en  aura  aussi  sur  la 
table  de  famille,  tous  les  jours  et  à  tous  les  repas.  Chaque  détail 
est  soigné.  L'ensemble  reste  un  peu  froid,  mais  reposant.  On 
devine  que  là  se  déroulent  des  existences  d'une  activité  régu- 
lière, où  le  devoir  de  chaque  jour  est  rempli  dans  une  tranquille 
sérénité. 

L'étranger  qui  chercherait  dans  ces  demeures  paisibles  des 
esprits  originaux  et  de  spirituelles  partenaires  prêtes  à  commenter 
les  scandales  du  jour,  —  il  y  en  a  aussi  en  Australie,  —  pourrait 
être  déçu.  Mais  s'il  fait  appel  à  ses  souvenirs  de  voyageur  ou  de 
Parisien,  il  se  rappellera  que  le  relief  des  caractères  s'accuse 
parfois  en  angles  un  peu  rudes  et  que  les  saillies  de  la  conver- 
sation risquent  d'amener  plus  de  froissemens  que  d'étincelles. 
Il  se  laissera  prendre  alors  au  charme  de  la  sécurité  morale, 
que  nous  avons  si  rarement  l'occasion  d'éprouver  dans  nos 
capitales  ;  puis  il  s'apercevra  qu'à  cette  sécurité  se  joint  celle  de 
l'esprit.  C'est  un  grand  repos  que  de  se  savoir  entouré  de  gens 
qui  ne  parlent  pas  de  ce  qu'ils  ignorent.  Bien  qu'il  ne  soit  pas 
nécessaire  d'aller  au  fond  du  bush  australien  pour  le  goûter,  ce 
n'est  pas  ajouter  une  touche  inutile  à  cette  esquisse  de  la  Société 
australienne  que  de  dire  qu'on  l'y  trouve. 

Je  n'oserais  donner  la  même  assurance  à  l'égard  des  grandes 
villes  de  ce  pays.  Sydney  et  Melbourne  regorgent  de  gens  qui 
«  savent  tout.  »  Il  faut  les  excuser  :  cela  fait  partie  des  pénibles 
nécessités  de  la  politique. 

La  physionomie  avenante  des  intérieurs  australiens  fait  impli-* 
citement  l'éloge  de  la\  femme,  puisque  l'honneur  de  la  bonne 
tenue  de  sa  maison  lui  revient.  L'honneur  lui  revient  aussi  de 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOaÉTÉ  ACSTBALIENNK.  13f 

l'atmosphère  cakue  et  réconfortante  qui  y  règne.  C'est  elle  qui  la 
créée,  les  voyageurs  qui,  visitant  TAustralie,  ont  rencontré  aux 
oourses,  dans  les  bals  ou  les  théâtres,  des  jeunes  filles  éviipo- 
rées  riant  très  haut,  parlant  de  tout  à.  tort  et  à  travers,  quaU-» 
fiant  de  ald  fowls  les  dames  qui  sont  d'&ge  à  être  leurs  mères^ 
pratiquant  audacieusement  le  flirt,  en  résumé  fort  mal  élevées; 
cjuoique  de  bonne  famille,  —  et  en  ont  conclu  que  le^  femmes 
australiennes  étaient  vaines»  coquettes  et  futiles,  ont  commis  le 
péché  de  jugement  téméraire. 

Généraliser  dans   le  sens    opposé  serait  une  moms  grave* 
erreur.  Les  jeunes  filles  en  Australie  sont  très  libres,  mais  Tusage 
parfois  inconsidéré  qu'elles  font  de  leur  liberté,  est  certainement 
l^lus  répréhensible,  quand  il  Test,  dans  l'apparence  que  dans  la 
T^alité.  Au  surplus,  n'ayant  à  remplir  que  des  devoirs  faciles,  et 
n'étant  responsables  que  de  la  recherche  d'un  mari  et  de  la  ma- 
nière d'y  procéder,  ce  n'est  pas  d'après  elles  qu'il  faut  établii 
un  jugement  sur  les  mérites  de  leur  sexe.  Si  on  considère  la 
femme  australienne  comme   épouse  et  mère  de  famille,  dapa 
raccomplissement  des  devoirs  que  ce  double  rôle  lui  impose,  en 
lui  rendant  hommage  je  crois  qu'on  ne  lui  rendra  que  justiq^ 
En  Australie,  de  même  qu'en  Angleterre,  les  soucis  de  l'exis- 
tence commune  sont  encore  plus  nettement  partagés  que  chez 
nous.  Le  mari  ne  s'ingère  pas  dans  les  détails  de  la  vie  intime 
et  s'occupe  peu  de  ceux  de  la  vie  mondaine.  Il  règle  le  budget 
des  dépenses  et  sa  femme  l'administre.  Il  n'en  est  pas  moins 
luattre  et  seigneur,  ne  laissant  discuter  ses  décisions  que  s'il  lui 
plaît.  La  femme  australienne  accepte  de  bonne  grâce  l'autorité 
de  son  mari;  elle  est  obéissante. 

Non  seulement  elle  accepte  l'autorité  masculine,  mais  il  m'a 
paru  qu'elle  en  admettait  aisément  la  supériorité.  II  y  a  là  une 
question  d'attitude  sur  laquelle  on  ne  peut  guère  se  tromper,  Les 
usages  du  monde  ne  permettent  pas  aux  persoimes  qui  en  font 
partie  de  laisser  apercevoir  trop  clairement  leurs  impressions. 
En  descendant  un  peu  l'échelle  sociale,  celles-ci  deviennent  sen- 
sibles. J'ai  remarqué  maintes  fois,  et  maintes  fois  on  m'en  a  fait 
la  remarque  :  l'attitude  d'une  femme  australienne  devant  uq 
homme  de  sa  famille  ou  de  son  intimité,  est  celle  de  la  délé- 
fence.  Cela  est  flatteur  pour  les  citoyens  de  cet  intéressant  pav s, 
loais  complètement  injustifié. 

En  général,  —  et  en  ce  qu'elle  doit  ôtre,  —  la  femme  en  Aus. 


Digitized  by 


Googk 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trâlie  est  supérieure  à  l'hoinme.  Elle  lui  est  supérieure  en  déli- 
catesse, en  générosité,  en  moralité,  en  sobriété.  Elle  a  plus  que 
lui  le  sens  de  la  famille,  le  goût  de  la  culture  intellectuelle  pour 
cette  culture  même,  elle  est  plus  Ane  et  plus  intuitive  ;  enfin,  elle 
est  aussi  courageuse  que  lui,  aussi  capable  de  supporter  les  pri- 
vations et  de  lutter  sans  faiblir  contre  l'adversité.  Ces  qualités 
sont  de  celles  que  les  hommes  peuvent  et  doivent  posséder  aussi. 
Quant  aux  qualités  féminines,  il  n'en  est  point,  je  pense,  qu'on 
puisse  refuser  aux  Australiennes,  bien  qu'elles  se  les  partagent, 
cela  va  sans  dire,  fort  inégalement. 

Je  ne  leur  connais  qu'un  défaut,  mais  elles  l'ont  toutes  :  elles 
ne  savent  pas  faire  la  révérence.  Cela  pourra  se  corriger;  et  si  la 
société  australienne  est  destinée,  ainsi  qu'il  est  probable,  à 
prendre  rang  parmi  les  plus  aimables  et  les  plus  attrayantes,  ce 
résultat  sera  l'œuvre  de  la  femme,  avec  la  précieuse  assistance 
du  beau  soleil  des  antipodes. 

Un  aperçu,  même  très  incomplet,  de  la  vie  mondaine  en  Aus- 
tralie, ne  peut  négliger  les  personnes  qui  y  occupent  la  place 
éminente.  il  me  faut  donc  dire  quelques  mots  de  Leurs  Excel- 
lences les  gouverneurs  des  États  et  de  Son  Excellence  le  gou- 
verneur général  du  Commonwealth,  tous  représentans  Sa  Ma- 
jesté Britannique,  laquelle  est  donc  amplement  représentée  dans 
ces  parages. 

L'Australie  montre  tant  de  contrastes  et  d'anomalies  qu'il 
n'est  pas  surprenant  d'y  voir  l'autorité  de  la  Couronne  confiée 
aux  mains  de  sept  hauts  fonctionnaires,  pourvus  de  résidences, 
encadrés  d'états-majors ,  quoique  ladite  autorité  soit  pratique- 
ment nulle,  et  par  conséquent  les  attributions  de  ces  messieurs, 
très  restreintes.  D'ailleurs,  s'ils  n'ont  pas  de  pouvoirs,  on  a  eu 
soin  de  leur  procurer  des  occupations.  Celles-ci  consistent  à  se 
tenir  à  la  disposition  de  tout  le  monde  et  de  chacun  afin  d'hono- 
rer de  leur  présence  les  manifestations  quelconques  que  l'ingé- 
nieuse activité  de  la  population,  et  surtout  des  sociétés  dont  il 
a  été  déjà  parlé,  juge  à  propos  de  produire.  Leurs  Excellences 
inaugurent  les  ventes  de  charité,  posent  les  premières  pierres, 
président  les  banquets  et  les  distributions  de  prix,  figurent  aux 
quadrilles  d'honneur  des  bals  philanthropiques,  ouvrent  les 
expositions,  patronnent  les  concerts,  etc. 

Partout  où  on  parle,  Leurs  Excellences  doivent  parle/r. 
Aucun  sujet  ne  leur  est  interdit,  ^  condition  de  ne  point  faire 


Digitized  by 


Googk 


LA   SOClÉrÉ   AUSTRALIENNE.  13.3 

allusion  à  des  matières  politiques  ou  administratives.  Dans  la 
pratique,  l'admiration  de  Son  Excellence  pour  l'Australie,  le 
plaisir  qu'EUe  éprouve  à  être  présente,  la  beauté  de  Tœuvre  qui 
a  organisé  la  réunion,  la  puissance  de  TEmpire  et  le  loyalisme 
de  ses  sujets,  suffisent  à  alimenter  cette  littérature  officielle. 

Leurs  Excellences  ont  en  outre  l'obligation  de  donner  un 
certain  nombre  de  dîners,  de  bals  et  de  garden  parties.  Une 
étiquette  sévère  ou  indulgente,  —  cela  dépend  du  caractère  et 
des  idées  du  gouverneur,  —  mais  plutôt  sévère,  est  observée 
dans  ces  réceptions. 

Je  regrette  qu'il  me  soit  impossible,  sans  évoquer  des  per- 
sonnalités, de  conter  ici  bien  des  anecdotes  amusantes  au  sujet 
des  rapports  des  gouverneurs  australiens  avec  leurs  pseudo-admi- 
nistrés. Certains  sont  arrivés,  avec  du  tact  et  de  la  bonhomie,  à 
contenter  presque  tout  le  monde  ;  d'autres  ont,  par  leurs  excen- 
tricités ou  leurs  prétentions,  excité  la  verve  des  journaux  sati- 
riques et  achevé  leur  mission  dans  une  complète  impopularité. 
On  comprendra  que  je  ne  puisse  entrer  dans  des  détails  qui  dé- 
signeraient, sans  les  nommer,  ceux-ci  ou  ceux-là. 

Il  est  permis  de  constater  cependant  que  ces  personnages 
choisis  pat  le  gouvernement  anglais  (bien  que  payés  sur  les 
budgets  australiens),  appartenant  à  la  noblesse  du  royaume,  en- 
tourés d'un  prestige  incontesté  d'hommes  du  monde  et  même  du 
grand  monde,  accompagnés  de  femmes  élégantes  et  distinguées, 
avaient  de  rares  facilités  pour  accomplir  une  œuvre  intéressante, 
celle  de  guider  la  formation  de  la  société  australienne.  Ils  ne 
l'ont  pas  entreprise.  C'était  pourtant  le  seul  service  qu'ils  pussent 
rendre  au  pays  où  ils  venaient  remplir  des  fonctions  presque 
uniquement  décoratives.  Ils  étaient  liés,  je  le  veux  bien,  par  des 
obligations  protocolaires,  mais  non  au  point  d'être  privés  de 
toute  initiative.  Quelques  gouverneurs  ont  clairement  laissé  voir 
qu'ils  possédaient  assez  d'autorité  pour  imposer  leurs  préférences, 
môme  celles  de  leurs  aides  de  camp.  Aussi  l'influence  du  Govern- 
meni  house  n'a  été  sensible  dans  aucun  des  États  australiens, 
sur  les  usages  non  plus  que  sur  les  habitudes  d'esprit  de  la  so- 
ciété. Au  lieu  de  l'aider  à  réagir  contre  les  tendances  étroites 
et  l'instinct  d'imitation  qui  accompagnent  nécessairement  les 
débuts  d'une  nation,  la  plupart  d'entre  eux  n'ont  songé  qu'à 
garder  leurs  distances,  montrer  les  banalités  du  luxe  officiel  et 
les  raideurs  d'une  étiquette  surannée.  Le  milieu  où  ils  ont  in- 


Digitized  by 


Googk 


134  REVUE  DES  DEUr  MONDES. 

troduit  ces  choses  antiques  n*y  était  point  préparé.  Il  y  manquait 
le  l'espect  qui  s'attache  au  souvenir  des  traditions.  Le  peuple 
australien  n'a  vu  qu'un  spectacle  dans  ce  déploiement  d'ar- 
chaïsme; il  s'en  est  amusé  comme  d'un  spectacle,  et  les  gouver- 
neurs malgré  leur  activité,  leur  patience  et  leur  complaisance, 
sont  de  plus  en  plus  isolés. 

C'est  une  fonction  qui  probablement  se  transformera  pour 
rentrer  dans  le  simple  fonctionnarisme  et  servira  de  récompense 
honorifique  à  des  notabilités  coloniales  ayant  atteint  à  de  hautes 
positions  et  fatiguées  par  l'âge.  Seule  alors  subsistera  la  situation 
du  gouverneur  général,  telle  à  peu  près  qu'on  la  voit  aujourd!hui, 
mais  dont  le  caractère  vice-royal  tendra  plutôt  à  s  effacer. 

Il  me  faut  arrêter  ici  ces  indications  qui  sont  loin  de  formel 
un  tableau  de  la  société  australienne,  mais  peut-être  suffiront 
néanmoins  pour  appeler  sur  elle  une  attention  sympathique 
Le  lecteur  voudra  bien  tenir  compte  des  difficultés  du  sujet. 
J'ai  dû  faire  route  entre  l'écueil  des  généralisations  et  celui  des 
personnalités,  tout  en  m'abstenant  de  considérations  politiques 
dont  le  développement  eût  pris  trop  de  place.  Si  ces  lignes 
tombent  sous  les  yeux  de  mes  amis  australiens,  je  les  prie  d'ex- 
cuser la  sincérité  de  mes  remarques,  et  les  remercie  d'avance 
de  l'effort  qu'il  leur  faudra  faire  pour  ne  pas  se  dire  misrepre- 
senled.  C'est  une  de  leurs  expressions  favorites. 

BiARD  d'Aunet. 


Digitized  by 


Googk 


m  AN  DE  POLITIQUE  PONTIFICALE 


CONSALVI  AU  CONGRÈS  DE  VIENNE 


C'est  toujours  sans  ennui  qu'on  pénètre  dans  les  coulisses 
d'an  congrès  ;  elles  offrent  beaucoup  do  charmes,  et  d'ordre  très 
divers.  Les  visages  s'y  détendent,  et  les  sourires  s'y  débrident; 
les  demi-mots  y  deviennent  bavards,  et  les  secrets  y  succombent, 
à  proximité  d'une  bonne  espionne  qui  a  nom  l'histoire.  Mais 
pour  ceux-là  mômes  qu'intéressent  médiocrement  les  grands  ou 
petits  soucis  des  négociateurs,  il  est  assçz  piquant,  là  où  l'on 
croyait  trouver  des  diplomates,  de  rencontrer  des  hommes,  d'au- 
tant plus  alertes,  d'autant  plus  vrais,  d'autant  plus  hommes, 
qu'ils  ont  à  se  reposer  des  longues  heures  durant  lesquelles  ils 
furent  diplomates.  Dans  la  pénombre  des  coulisses,  les  majestés 
d'emprunt  se  font  plus  familières;  l'on  dirait  qu'elles  s'oublient, 
et  que,  s'oubliant,  elles  se  trahissent.  Les  surhommes  en  per- 
ruque qui,  s'alignant  autour  d'un  tapis  vert,  avaient  tout  à  l'heure 
pleins  pouvoirs  sur  l'humanité,  se  laissent  aller,  de  bonne  ou  de 
mauvaise  grâce,  à  retomber  dans  cette  humanité  ;  et  durant  ces 
entr'actes  où  la  vie  reprend  ses  droits  sur  la  pose,  ils  s'amusent 
quelquefois  et  nous  amusent  toujours.  Les  souvenirs  de  M.  de  la 
Garde  Ghambonas  sur  le  Congrès  de  Vienne,  publiés  en  ces 
dernières  années  par  le  comte  Fleury  (1),  réservaient  au  lecteur 
ce  genre  d'attrait;  ils  nous  installaient  aux  alentours  du  Congrès, 
trop  loin  pour  nous  admettre  à  écouter,  assez  près  pour  nous 

11}  Ptfif,  Vivien. 


Digitized  by 


Googk 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

invitera  regarder,  et  les  meilleurs  postes  d'observation  —  de- 
mandez-le plutôt  à  Saint-Simon  —  ne  sont  pas  toujours  ceux 
où  Toreille  peut  guetter,  mais  ceux,  bien  plutôt,  d'où  le  regard 
peut  fouiller.  Grâce  à  M.  de  la  Garde  Chambonas,  nous  possé- 
dions enfin  l'histoire  anecdotique  du  Congrès  de  Vienne,  et  tout 
semblait  dit,  à  l'avenir,  sur  cette  auguste,  prétentieuse  et  déce- 
vante assemblée,  lorsque  aux  archives  du  Vatican  certains  cartons 
s'ouvrirent  et  permirent  à  un  Jésuite,  le  Père  Hilario  Rinieri,  do 
la  mieux  connaître  encore  et  de  nous  la  mieux  faire  connaître. 

L'ouvrage  entrepris  par  le  P.  Rinieri  sur  la  diplomatie  pon- 
tificale au  xix«  siècle,  ne  comprend  pas  aujourd'hui  moins  de 
sept  tomes  en  cinq  volumes.  D'inestimables  «  documens  »  y 
foisonnent  ;  le  cardinal  Mathieu  dans  son  livre  sur  le  Concordaty 
M.  Louis  Madelin  dans  sa  Rome  de  NapoléoUy  furent  à  maintes 
reprises  les  tributaires  du  P.  Rinieri.  Les  quatrième  et  cinquième 
volumes  de  la  série  sont  consacrés  à  la  publication  de  la  corres- 
pondance entre  les  cardinaux  Consalvi  et  Pacca  durant  les 
années  1814  et  1815,  et  à  une  étude  d'ensemble  sur  le  Congrès 
de  Vienne  et  le  Saint-Siège  (1).  D'entendre  le  diplomate  qu'était 
Consalvi  nous  raconter  au  jour  le  jour,  par  le  menu,  les  jeux 
des  autres  diplomates,  c'est  une  bonne  fortune  pour  laquelle, 
déjà,  le  P.  Rinieri  mériterait  d'être  remercié.  Mais  Consalvi  nous 
intéresse  plus  encore* lorsque,  dans  ces  pages,  il  se  révèle  lui- 
même,  lorsqu'il  parle  en  congressiste  et  non  point  seulement 
en  spectateur,  en  joueur  et  non  point  seulement  en  témoin. 

L'État  pontifical  s'était,  au  cours  des  siècles,  formé  morceau 
par  morceau;  en  1814,  il  n'existait  plus.  C'est  une  rare  jouis- 
sance de  voir  avec  quel  art  tenace  et  soutenu  la  dialectique  de 
Consalvi  recommence  et  restaure  l'œuvre  des  siècles,  et  comment 
derechef,  morceau  par  morceau,  il  fait  restituer  au  Pape  l'inté- 
gralité de  ses  États.  La  joute  entre  Consalvi  et  Napoléon,  à 
l'heure  de  la  conclusion  du  Concordat,  est  familière  à  toutes  les 
mémoires;  pour  la  première  fois,  dans  les  précieux  volumes  du 
P.  Rinieri,  nous  assistons  à  la  joute  que  le  cardinal,,  douze  ans 
plus  tard,  engagea  contre  l'Europe.  L'histoire  diplomatique  et 
l'histoire  religieuse  peuvent  également  trouver  leur  profit  dans 

(1)  Beîla  diplomazia  poniificia  nel  secolo  XIX.  Volume  IV  :  //  cmgresso  dt 
Vienna  e  la  Santa  Sede  {i8iS'18f5).  Rome.  Oiviltà  (Jattolica.  —  Volume  V  :  Conns- 
poinlenza  inedila  deicnrdinali  Consalvi  e  Pacca  nel  tempo  Ucl  Congretso  di  Vienna, 
Turin,  Unione  Upo^rulico  t-ditrice. 


Digitized  by 


Googk 


UN    AN    DE    POLITIQUE   PONTIFICALE.  137 

ce  spectacle;  l'intérêt  qu'on  y  trouve  et  la  gratitude  qu'on  en 
garde  au  P.  Rinieri  nous  font  espérer  qu'il  poursuivra  sans 
relâche  son  œuvre  immense,  qui  justifie  avec  éclat  l'ouverture 
des  archives  du  Vatican  par  le  pape  Léon  XHI. 

Lorsque,  le  10  mars  1814,  un  des  derniers  ukases  signés 
«  Napoléon  »  ordonna  le  rétablissement  du  Pape  dans  ses  Étals, 
le  territoire  pontifical  n'était  plus  à  Napoléon.  Les  soldats  de 
l'Autriche  s'installaient  dans  les  Légations  ;  ceux  de  Murât  cara- 
colaient dans  Rome  et  rançonnaient  les  Marches.  Disposer  de  ce 
qu'il  ne  possédait  plus,  c'était  pour  l'Empereur  une  dernière 
façon  d'être  le  maître  ;  il  avait  une  largeur  de  gestes  qui  gran- 
dissait et  bravait  la  défaite.  «  Sa  Majesté,  avait-il  fait  écrire  au 
Pape  dès  le  18  janvier,  juge  conforme  à  la  véritable  politique 
de  son  Empire  et  aux  intérêts  du  peuple  de  Rome,  de  remettre 
les  Etats  romains  à  Sa  Sainteté  (1).  »  Pie  VII  avait  refusé  cette 
remise,  cette  sorte  de  réinvestiture  ;  il  avait,  même,  décliné  tout 
colloque,  jugeant  que  pour  causer  avec  un  Napoléon,  un  Pape 
doit  être  à  Rome.  Vaincu  par  la  passivité  pontificale,  Napoléon, 
deux  mois  après,  faisait  reconduire  son  captif  aux  avant-postes 
autrichiens,  afin  qu'ensuite,  étape  par  étape,  on  le  menât  du  Pô 
jusqu'au  Tibre,  jusqu'à  son  évêché  des  Sept  collines.  Mais 
l'heure  était  passée,  pour  Pie  VII,  de  causer  avec  Napoléon.  Si 
proche  que  la  mer  soit  du  ciel,  le  vicaire  de  Dieu  prendra  ses 
mesures,  quelques  années  après,  pour  qu'à  Sainte-Hélène  un 
prêtre  assiste  Napoléon  à  l'heure  du  suprême  passage;  mais  le 
souverain  des  États  romains,  oubliant  l'Empereur  comme  pour 
lui  mieux  pardonner,  ne  connaissait  plus  que  l'Europe,  cette 
Europe  à  laquelle  il  s'était  adressé  du  fond  même  de  sa  prison^ 
pour  redevenir  roi,  pleinement  roi. 

Il  avait  en  1813,  à  la  nouvelle  du  Congrès  de  Prague,  obsédé 

d'un   premier  appel    l'empereur  François  P'.  «  Nous  sommes 

«dépouillé,  écrivait-il,  pour  avoir  refusé  de  prendre  aucune  part 

ux  guerres  qui  avaient  surgi  ou  qui  viendraient  à  éclnter  dans  la 

lite,  et  pour  avoir  voulu  observer  la  neutralité  qu'exigeaient  de 

feus  et  Notre  qualité  de  père  commun  et  les  intérêts  de  la  reli- 

(1)  D'HaussonvUle,  l'Église  romaine  et  le  Premier  Empire,  V,  p.  313  et  554  et 
oiT. 


Digitized  by 


Googk 


)38  RETUB   DBS  DEUX  MONDES. 

gion  professée  dans  les  divers  États  de  tant  de  souverains.  »  Et 
Pie  VII,  interpellant  en  ces  termes  les  congressistes  de  Prague, 
leur  avait  réclamé  la  souveraineté  territoriale  en  vue  du  «  libre  et 
impartial  exercice  du  pouvoir  spirituel  dans  toutes  les  parties  du 
monde  catholique  (1).  »  Les  congressistes  étaient  demeurés  assez 
inattentifs.  Même  en  contestant  l'authenticité  d'un  certain  traité 
de  Prague,  par  lequel,  à  ladate  du  27  juillet  1813,  ils  auraient, 
au  détriment  des  États  pontificaux,  garanti  la  suprématie  de 
l'Autriche  en  Italie  (2),  on  ne  saurait  méconnaître  que  jusqu'au 
début  de  1814  la  situation  du  Pape  captif  préoccupa  médiocre- 
ment les  grandes  puissances. 

Neuf  mois  après  les  pourparlers  de  Prague,  ce  fut  chez  nous, 
à  Châtillon,  en  mars  1814,  que  l'Europe  eut  im  nouvel  échange 
de  vues  ;  on  l'entendit  demander,  au  nom  de  la  religion,  au 
nom  de  la  justice  et  de  l'équité,  au  nom  de  l'humanité,  que  le 
Pape  fût  «  réintégré  dans  Rome,  mis  en  état  de  pourvoir,  en 
jouissant  d'une  entière  indépendance,  aux  besoins  de  TÉglise 
catholique  (3)  ;  »  mais  il  ne  s'ensuivait  nullement  que  les  signa- 
taires de  ces  nobles  phrases  fussent  disposés  à  restituer  à  Pie  VII 
tout  ce  que  Napoléon  lui  avait  dérobé.  A  vrai  dire,  François  I*', 
voyant  à  Lucerne,  le  13  avril  1814,  le  nonce  Testa  Ferrata, 
protestait  auprès  de  lui  que  le  Pape  devait  être  souverain,  qu'il 
rentrerait  en  possession  de  tous  ses  États,  et  que  même,  quelque 
temps  durant,  des  troupes  autrichiennes  pourraient  lui  être 
prêtées,  afin  de  lui  épargner  les  frais  d'entretien  d'une  armée; 
et  un  second  interlocuteur,  qui  n'était  autre  que  lord  Castle*^ 
reagh,  premier  ministre  du  roi  d'Angleterre,  affirmait  à  son  tour 
au  nonce  :  «  La  volonté  de  mon  gouvernement  est  de  restituer 
au  Pape  ses  États,  et  en  cela  toute  l'Angleterre  a  des  sentimens 
catholiques  (4).  »  Mais  Pie  VII,  quelque  agrément  qu'il  trouvât  à 
connaître  ces  divers  propos,  redoutait  avec  quelque  raison  que 
ces  bonnes  volontés,  autour  du  tapis  vert  d'un  congrès,  ne  per- 
dissent un  peu  de  leur  pureté  et  beaucoup  de  leur  empres- 
sement. Il  préférait  les  écrits  aux  paroles,  et  sa  douleur  fut 
grande,  —  plus  que  sa  surprise,  —  lorsqu'il  apprit  qu'au  début  de 

(1)  Van  Duerm,  Correspondance  du  cardinal  Hercule  Consalvi  avec  le  prince 
Clément  de  Metiemich,  iSiâ-iSSS^  p.  v  et  suiv.  (Louvain,  PoUeunis,  1S99). 

(2)  Sur  les  questions  que  soulève  l'existence  de  ce  traité,  voyes  Riniari,  op. 
cit.,  IV,  p.  40  et  suiv. 

'3)  Rinieri,  FV,  p.  11,  n.  i. 
(41  Ibid.,  p.  26-29. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DB  POUnQÙB  PONTIFICALE.  i39 

février  1844  le  même  empereur  François  I*' avait  donné  au  roi 
Murât  un  papier  dûment  libellé,  et  que  ce  papier  secret,  annihi- 
lant à  l'avance  les  pieuses  intentions  de  rÂutriche ,  autorisait 
Sa  Majesté  Napolitaine  à  prélever  im  lot  de  quatre  cent  mille 
âmes  sur  les  anciens  États  romains  (1).  Pie  VII,  pour  s'éclairer, 
adressait  à  Sa  Majesté  Apostolique  lettres  sur  lettres  ;  l'Empe- 
reur  alors  répondait  par  cette  courtoise  équivoque  :  c<  Rien  n*a 
été  et  rien  ne  sera  omis  par  moi  pour  concilier  les  intérêts  géné- 
raux avec  ceux  du  Saint-Siège.  »  —  «  Mais  jamais,  protestait 
Pie  VII,  ni  dans  le  passé  ni  dans  le  présent,  les  intérêts  du 
Saint-Siège  n'ont  fait  tort  à  d'autres  intérêts  (2).  »  Et  François  I*', 
cette  fois,  ne  répondait  plus  du  tout.  Le  Pape  et  l'Empereur, 
prudemment,  coupaient  court  &  des  explications  qui  ne  faisaient 
({u'accentuer  le  désaccord. 

Les  dispositions  des  autres  puissances  européennes  à  l'endroit 
de  Pie  VII  étaient  analogues  à  celles  de  François  I*'.  Très  siu'' 
cèrement  des  esprits  comme  Humboldt,  comme  lord  Castlereagh, 
comme  le  futur  George  IV,  vénéraient  Pie  VII  à  cause  de  ses 
malheurs  :  »  On  ne  peut  voir  pape  plus  saint,  héros  plus  grand  » 
homme  plus  courageux,  »  disait  à  Gonsalvi  le  prince  régent 
d'Angleterre  (3).  Très  sincèrement,  ils  comptaient  trouver  un 
Vrai  plaisir  à  lui  plaire,  si  la  politique  le  permettait.  Mais  que 
pesait  pour  chacun  d'eux  la  destinée  des  Etats  de  l'Église  en  face 
de  la  raison  d'État  7  Et  la  raison  d'État  remontrait  à  toutes  les 
puissances  de  l'Europe  que  la  solution  de  la  question  pontificale 
devait  être  ajournée  jusqu'après  le  règlement  des  grandes  diffi- 
cultés européennes.  Ou  bien  ces  difficultés  entraîneraient  de 
nouveaux  conflits,  ou  bien  un  pacifique  congrès  les  aplanirait  : 
dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  il  semblait  être  sage  de  faire 
attendre  au  Pape  la  restitution  complète  de  ses  États. 

Supposez  en  effet  qu'une  conflagration  générale  se  fût  dé- 
chaînée, telle  qu'à  certaines  heures  Gentz  la  crut  prochaine,  alors 
l'amitié  du  roi  Murât,  maître  encore  d'un  bon  tiers  de  l'Italie, 
aurait  été  disputée,  comme  un  précieux  renfort,  entre  les  divers 
belligérans.  Pouvait-on  demander  à  l'Autriche,  à  la  Prusse,  k  la 
Russie,  de  s'aliéner  à  l'avance  ce  concours  éventuel,  en  insistant 
auprès  de  Murât  pour  qu'il  évacuât,  dTurgencd  et  pai*  contrainte, 

(1)  Rinicri,  IV,  p.  55-51, 

(2)  Yan  Daerm»  op.  cU,,  p.  xlu-xlt. 
(2)  Binieri,  iV,  p.  136; 


Digitized  by 


Googk 


iiO  RiSyUB  DBS  DEUX    MONDES. 

les  teires  pontifieales  qu'il  détenait?  Malheur  aux  rois  qui 
prendraient  trop  généreusement  le  parti  du  Saint-Père;  leur 
cousin  Joachim,  en  cas  de  bagarre  européenne,  enrôlerait  sa 
vaillance  et  ses  troupes  au  service  de  leurs  ennemis.  Il  serait 
vaincu  peut-être,  mais  un  Murât  accepte-t-il  jamais  d'être 
vaincu?  Il  rebondirait,  plus  dangereux  encore,  s'ingénierait  à 
soulever  l'Italie  tout  entière,  à  unifier  sous  sa  royauté  ce  pays 
dont  on  lui  chicanerait  une  parcelle,  et  dérouterait  pour  long- 
temps les  cabinets  de  l'Europe  dans  leurs  savans  desseins  de 
reconstruction.  En  1814  on  n'avait  pas  encore  inventé,  pour 
évincer  Murât  de  la  place  trop  grande  qu'il  tenait  en  ce  monde, 
l'idée  du  guet-apens  qui  le  conduisit  au  Pizzo. 

Que  l'Europe,  au  contraire,  se  réorganisât  sans  faire  couler  de 
sang,  —  d'autre  sang  que  celui  de  Murât;  que  les  peuples 
étonnés  n'eussent  point  à  s'entre-tuer  pour  ménager  entre  les  rois 
le  baiser  Lamourette  qui  sanctionnerait  l'éqpiilibre  du  monde  : 
alors,  dans  cette  riante  hypothèse,  la  paix  européenne  résulterait 
d'une  ingénieuse  politique  de  compensations  qui  jetterait  sur  le 
marché  diplomatique  un  certain  nombre  de  lots  de  terre,  et  qui, 
les  distribuant  à  bon  escient,  apaiserait  les  convoitises  ou  rassé- 
rénerait les  jalousies  des  divers  souverains.  Raison  décisive,  si 
jamais  il  en  fut,  pour  laisser  en  déshérence,  provisoirement, 
quelques-unes  des  anciennes  provinces  pontificales!  On  pourrait 
en  avoir  besoin  au  dernier  moment,  comme  d'une  poire  pour  la 
soif,  et  contenter  ainsi  les  appétits  mal  satisfaits.  Si  d'ailleurs  on 
pouvait  s'en  passer,  et  qu'elles  ne  tentassent  aucun  larron,  s'il 
n'était  pas  nécessaire  à  la  paix  européenne  que  le  vicaire  du|Dieu 
de  paix  se  laissât  dépouiller,  alors,  tout  à  la  fin,  on  lui  rendrait 
son  bien,  sans  lui  demander  rien  de  plus  qu'une  bénédiction  pour 
l'honnête  et  loyale  Europe. 

Ainsi  raisonnaient  entre  eux  les  rois  et  leurs  ministres  ;  car 
des  peuples,  il  n'en  était  nullement  question.  Deux  Bolonais  de 
bonne  race  et  d'esprit  féal,  ayant  eu  Tidée  de  recueillir  des  signa- 
tures dans  les  Légations  pour  attester  l'attachement  du  peuple  à 
la  souveraineté  du  Saint-Siège,  furent  tout  de  suite  suspects  à  la 
police  autrichienne  et  passèrent  deux  mois  à  Gratz  avant  d'être 
autorisés  à  porter  jusqu'à  Vienne  leurs  liasses  de  paraphes  (1). 
De  quoi  se  mêlaient,  en  vérité,  ces  gens  des  LégationSy  de  vou- 

(1)  Rinieri,  IV,  p.  314  et  suiv. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN  DE  POLITIQUE   PONTIFICALE.  141 

loir  être  quelque  chose  de  plus  qu'un  pion  sur  Técliîquîer  des 
rois,  et  de  prétendre  intervenir  dans  ces  «  distributions  d'hommes 
et  de  pays  qui,  suivant  l'expression  de  Talleyrand,  dégradaient 
rhumanité?  » 

L'argent,  l'argent  tout  seul,  avait  le  droit  de  s'immiscer  en 
ces  affaires  sans  jamais  risquer  de  paraître  importun.  Lorsqu'en 
1802  il  s'était  agi  de  répartir  les  innombrables  terres  enlevées  à 
l'Eglise  d'Allemagne,  la  complaisance  de  certains  diplomates 
s'était  mise  à  très  haut  prix  :  dans  la  liquidation  du  butin  fait 
sur  Dieu,  Mammon  avait  joué  son  rôle  et  dit  son  mot.  Mammon 
continuait  en  1814  de  gouverner  les  diplomates,  de  les  apaiser 
iplacare),  comme  on  disait  alors  par  un  amusant  euphémisme. 
Mais  le  pape  Pie  VII  était  un  pau\Te,  qui  ne  savait  même  com- 
ment subvenir  à  l'entretien  des  couvens  dont  il  avait  la 
charge  (1)  ;  pauvre  sans  honte,  il  faisait  dire  au  tsar  que,  faute 
d'argent,  l'hospitalité  du  Vatican  serait  bien  frugale  et  bien  in- 
digne (2)  ;  il  en  venait  à  se  demander,  parfois,  avec  quelles  res- 
sources il  administrerait  ses  États  le  jour  où  il  en  serait  rede^ 
venu  le  maître.  Qu'importait  aux  diplomates  de  se  ménager  la 
gratitude  d'un  pareil  postulant,  gratitude  indigente,  insolvable! 
Lors  même  que  le  Pape  eût  voulu  faire  marché  avec  eux,  les 
moyens  lui  en  auraient  manqué. 

D'aucuns  peut-être,  pariai  les  souverains  d'alors,  se  fussent 
laissé  gagner  par  l'idée  d'un  autre  marché  et  n'eussent  pas  hésité 
à  faire  espérer  au  Pape  certains  avantages  temporels,  en  recon- 
naissance des  concessions  d'ordre  spirituel  qu'il  leur  aurait  ac- 
cordées. Entre  Pie  Vil  et  les  souverains  impatiens,  surgissaient 
des  questions  ecclésiastiques  passablement  litigieuses;  en  Au- 
triche, celle  du  patriarcat  de  Venise;  en  Russie,  celle  de  l'évéché 
de  Mohilew.  Pourvu  que  la  houlette  du  chef  de  l'Église  univer- 
selle consentit  à  devenir  plus  discrète,  le  joséphisme  et  le  tsa- 
risme auraient  volontiers  pris  en  pitié  le  sceptre  chancelant  du 
souverain  des  États  romains.  Mais  Pie  VII  n'admettait  pas  que 
les  questions  fussent  confondues.  «  Sa  Sainteté  peut-elle  assister 
indolente  à  de  pareils  attentats?  écrivait  Pacca  à  Gonsalvi  au 
lendemain  de  certaines  ingérences  de  l'Autriche  dans  l'admi- 
nistration patriarcale  de  Venise.  Le  Pape  ne  se  soucie  pas  de 
réacquérir  son  bien,  il  est  content  de  perdre  derechef  le  peu 

(1)  Rinieri,  V,  p.  498. 
(S)  /M.,  V,  p.  69. 


Digitized  by 


Googk 


tli  REVUE  DES   DEUX  HOIOJiES. 

qu'il  à  recouvré,  mais  de  ne  pas  se  taire  en  présence  d'une  tèUè 
impiété,  si  Ton  ne  la  répare  vite  (1).  »  Et  un  autre  jour,  parlant 
du  comte  de  Nesselrode,  Pacca  déclarait  au  même  Consalvi  : 
t<  Le  comte  manque  d'équité,  ou  bien  connaît  peu  nos  prin-^ 
çipes,  lorsqu'il  a  cru  que  le  Pape  est  capable  d'acheter  des  succès 
temporels  par  des  concessions  dans  ^les  choses  de  conscience  et 
de  religion.  Plût  à  Dieu  qu'on  pût  adhérer  sans  scrupule  et  sans 
remords  à  tout  ce  que  souhaite  la  Russie,  mais  presque  toutes 
les  demandes  sont  inadmissibles  (2).  »  Ces  phrases  fermes  et  tran^ 
Cruilles,  qu'aucun  geste  ne  souligne,  n'étaient  point  destinées  à 
donner  le  change  à  l'opinion  du  monde  et  à  la  convaincre  que 
le  ,Pape  mettait  au-dessus  des  ambitions  terrestres  la  dignité  de 
^n  Eglise.  Elles  sont  extraites  d'instructions  secrètes  et  for- 
melles, données  par  le  Saint-Siège  à  sa  diplomatie.  En  Tune 
des  heures  les  plus  tragiques  qu'ait  connues  l'Etat  pontifical,  elles 
définissent  l'esprit  véritable  et  les  vraies  maximes  du  Sainte 
Sièee,  et  font  d'autant  plus  d'honneur  au  Pape  qui  les  inspira 
qn  11  ne  songeait  aucunement  à  s'en  draper.  Au  moment  d'entrer 
en  tête  à  tète  avec  une  Europe  passablement  vénale,  qui  allait, 
au  Congrès  de  Vienne,  ériger  en  règle  quotidienne  la  maxime 
du  Do  ut  des,  le  pape  Pie  Vil,  lui,  consolé  de  l'épuisement  de  son 
trésor  par  l'intégrité  de  sa  conscience,  n'avait  rien  à  donner. 
Mftis  confiant  dans  ce  que  ses  souffrances  lui  avaient  rapporté  de 
gloire  auprès  des  hommes  et  de  mérites  auprès  de  Dieu,  il  expé- 
diait Hercule  Consalvi,  mains  vides  et  tête  haute,  pour  qu'il  se 
mesurât,  à  Vienne,  avec  les  roueries  combinées  de  l'Europe  de 
l'ancien  régime  et  de  l'Europe  de  la  Révolution. 

II 

C'étaient  bien  en  effet  deux  Europes  qui  allaient  essayer,  en  se 
combinant,  de  refaire  et  de  rasseoir  «  l'Europe,  »  et  si  le  repré- 
sentant du  roi  Louis  XVIII  eut,  à  certaines  heures,  l'inappré- 
ciable chance  de  pouvoir  parler  presque  en  vainqueur  au  nom 
d'une  nation  vaincue,  c'est  parce  que  Charles-Maurice  de  Talley- 
rand,  créature  du  vieux  monde  par  sa  naissance  et  du  monde 
nouveau  par  sa  destinée,  voisinait  sans  malaise  avec  les  survi- 
vances de  l'ancien  régime,  parmi  lesquelles  il  défendait  la  légi- 

(1)  Rlnieri.  V,  p.^8. 
(8)  Ibid.,  V,  p.  180. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE  POLITIQUE  PONTIPIGALE.  143 

timité  tout  en  incarnant  jla  Révolution.  Entre  ces  deux  mondes 
qui  se  rendaient  visite  et  dont  la  visite  risquait  de  dégénérer  en 
collision,  il  importait  de  régler,  sans  retard ,  ces  futiles  questions 
de  pré§é4nce  auxquelles  l'expérience  des  diplomates  donnait  une 
importance  quasi  symbolique,  et  de  codifier  à  l'usage  de  tous  les 
membres  du  corps  européen  des  lois  nouvelles  de  civilité. 

C'est  au  comte  de  la  Tour  du  Pin,  l'un  des  quatre  commis- 
saires français  au  Congrès,  que  fut  confiée  la  rédaction  d'un  projet 
susceptible  de  flatter  ou  d'assoupir  toutes  les  vanités  euro- 
péennes. Il  adopta  ce  principe,  de  ne  point  tenir  compte  des 
préséances  séculaires.  Même  en  matière  de  politesse  internatio* 
nale,  la  Révolution  était  un  fait  acquis,  et  les  grandes  puis- 
sances, spontanément,  sacrifiaient  leurs  prérogatives  tradition- 
nelles. Entre  les  souverains  quels  qu'ils  fussent,  empereurs,  rois 
et  roitelets,  l'égalité  devait  désormais  régner  :  la  préséance  «ntre 
leurs  représentans  serait  déterminée,  désormais,  par  l'ancieimeté 
des  lettres  de  créance.  La  Tour  du  Pin  prévint  Consalvi  que  le 
Pape  serait  classé  parmi  ces  souverains,  et  que  les  nonces 
auraient  à  l'avenir,  dans  le  corps  diplomatique,  le  rang  auquel 
leur  donnerait  droit  la  date  de  leur  nomination  à  leur  poste.  Cettq 
communication,  que  dictait  une  courtoise  déférence,  mit  Con- 
salvi dans  un  grand  embarras.  Le  Pape  devait-il  se  montrer  plus 
susceptible  que  l'empereur  d'Autriche  et  que  le  tsar,  que  le  roi 
de  France  et  que  le  roi  d'Espagne,  qui  acceptaient  qu'à  l'avenir 
leurs  diplomates  pussent  fermer  les  cortèges  et  occuper  le  bout 
de  la  table  lorsqu'ils  seraient,  dans  un  poste,  les  plus  récemment 
accrédités?  Consalvi  redoutait  qu'  «  avec  l'esprit  du  temps,  on 
ne  vît  avec  quelque  défaveur  qu'un  prêtre  voulût  primer  lorsque 
les  empereurs  eux-mêmes  y  renonçaient.  »  Alléguer  la  tradition, 
il  n'y  pouvait  songer,  puisque  les  autres  souverains  avaient  cessé 
d'en  invoquer  le  bénéfice  ;  et  lorsqu'il  mit  en  avant  la  dignité 
religieuse  du  Pape,  La  Tour  du  Pin  lui  fit  observer  que,  sur  les 
huit  puissances  qui  avaient  à  cet  égard  voix  délibérative,  quatre 
étaient  protestantes  ou  schismatiques.  Raison  de  plus  pour  elles, 
riposta  Consalvi,  d'user  de  délicatesse  à  l'endroit  du  Pape,  et  Je 
se  rendre  agréables,  du  même  coup,  à  leurs  sujets  catholiques  et 
aux  États  catholiques.  Consalvi  d'ailleurs  se  souvint  à  propos 
que  la  Russie  donnait  aux  nonces  la  préséance;  il  se  montra 
si  renseigné,  si  pressant,  si  incisif,  que  La  Tour  du  Pin  promit 
d'en  référer  à  Talleyrand.  Vingt-quatre  heures  après,  Talleyrand 


Digitized  by 


Googk 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  décidé  de  soumettre  au  comité  des  huit  puissances  la  for- 
mule suivante  :  «  Par  égard  aux  principes  religieux  et  aux  puis- 
sances catholiques,  les  plénipotentiaires  consentent  à  ce  qu'il  ne 
soit  rien  innové  quant  au  Pape;  »  et  Metternich  promettait  à 
Gonsalvi  d'opiner  dans  le  môme  sens  que  Talleyrand.  Â  la  date 
du  21  décembre,  le  cardinal  donnait  bon  espoir  à  Pacca,  dans 
une  allègre  dépêche. 

Mais  l'allégresse  fut  brève.  Au  comité,  l'Angleterre  s'insur- 
gea: elle  voulait  bien,  par  courtoisie,  accorder  aux  nonces  une 
préséance,  mais  elle  se  refusait  à  en  admettre  le  principe.  La 
Suède  parla  comme  l'Angleterre.  Le  représentant  du  tsar  et 
celui  du  roi  de  Prusse,  qui  n'avaient  pas  voulu,  tout  d'abord, 
avoir  moins  d'égards  pour  le  Pape  que  l'ancien  évoque  d'Autun, 
retirèrent  leur  assentiment;  et  le  comité  des  Huit,  finalement, 
supprima  toute  distinction,  en  fait  de  préséance,  entre  le  Pape  et 
le  commun  des  rois.  La  décision,  telle  quelle,  devait  être  trans- 
mise aux  ^dngt  ministres  des  huit  puissances,  réunis  en  session 
générale  :  ce  n'était  d'ailleurs  qu'une  simple  formalité;  naturelle- 
ment ils  diraient  Amen,  et  c'en  serait  fait  de  l'antique  marque 
d'honneur  dont  jouissaient  les  représentans  du  Saint-Siège. 

Cette  «  douleur  imprévue,  »  —  ce  sont  ses  propi;es  termes,  — 
secoua  fortement  Gonsalvi,  mais  il  ne  s'en  laissa  pas  opprimer. 
Des  Huit,  il  résolut  d'en  appeler  aux  Vingt  et  d'invoquer  l'atten- 
tion de  l'Europe  en  faveur  des  graves  réserves  que  devait  émfttre 
le  Saint-Siège.  11  vit  Humboldt,  qu'il  trouva  conciliant  ;  La  Tour 
du  Pin,  toujours  dévoué;  lord  Casllereagh,  poli  mais  tenace. 
L'Angleterre  comprenait  d  autant  moins  la  préoccupation  de 
faire  proclamer  le  droit  des  nonces,  qu'elle  admettait  leur  privi- 
lège comme  un  fait  usuel.  Une  formule  était  à  trouver,  qui  mé- 
nageât, tout  à  la  fois,  les  prérogatives  duSainl-Siège  elles  résis- 
tances anglaises.  Gonsalvi,  d'accord  avec  Humboldt,  la  proposa. 
Il  s'agissait  d'indiquer,  dans  un  post-scriptum,  que  les  articles 
votés  par  le  comité  des  Huit  au  sujet  des  préséances  ne  déter- 
minaient rien  en  ce  qui  regardait  les  représentans  du  Pape. 
Ainsi,  implicitement  et  sans  que  le  Congrès  en  fît  formellement 
l'aveu,  la  prérogative  historique  des  nonces  serait  maintenue, 
leur  rang  demeurerait  ce  qu'il  était  dans  le  passé,  c'est-à-dire  le 
premier.  Gonsalvi,  le  4  janvier  1815,  prévint  Pacca  de  la  suprême 
combinaison  qu'il  tentait,  et  sa  lettre  marque  assez  peu  de  con- 
fiance dans  l'issue  de  la  querelle. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN  DE   POLITIQUE   PONTIFICALE.  145 

Mais  un  message  nouveau,  le  9  février,  constatait  avec  joio 
la  plénitude  du  succès  ;  dans  le  comité  des  Vingt,  lord  Castle- 
reagh  lui-même  avait  fini  par  adhérer  à  la  formule  proposée  par 
Consalvi.  La  tradition  qui  concédait  aux  nonces  une  préséance 
survivait  intacte  aux  délibérations  du  Congrès. 

Je  me  réjouis  grandement,  écrivait  Consalvi,  que  le  Saint-Père  n'ait  pas 
eu  à  subir  le  douloureux  mécontentement  d'assister  sous  son  pontificat  à  un 
pareil  changement,  et  qu'au  contraire,  il  ait  eu  la  satisfaction  de  voir  les 
préséances^  sous  son  pontificat,  fixées  d'une  manière  aussi  honorable  par  la 
réunion  de  l'Europe  tout  entière  (1). 

Consalvi  pouvait  être  heureux,  il  avait  obtenu  beaucoup  plus 
et  beaucoup  mieux  qu'une  satisfaction  d'étiquette.  Le  Congrès 
assemblé  pour  donner  au  vieux  monde  une  assiette  nouvelle,  — 
le  Congrès  qui,  s'occupant  même  du  Nouveau  Monde,  allait 
abroger,  par  la  suppression  de  la  Traite,  l'ancien  absolutisme 
du  blanc  sur  le  noir,  —  stipulait  solennellement  qu'à  l'égard  du 
Pape  il  n'y  avait  rien  de  nouveau.  La  Révolution  par  ses  prin- 
cipes, l'Empire  par  ses  armées,  avaient  amené  des  bouleverse- 
mens  durables,  dont  les  plénipotentiaires  les  plus  conservateurs 
se  bornaient  à  prendre  acte  ;  mais  la  papauté  spoliée  par  la  Révo- 
lution, emprisonnée  par  l'Empire,  reprenait,  en  fait,  sa  place 
d'élite,  en  tête  de  la  foule  des  autres  souverainetés.  Cette  pré- 
séance était  un  fait  :  l'Europe  s'était  refusée  à  envisager  à  nou- 
veau la  question  de  droit.  Et  l'Europe,  peut-être,  sans  le  savoir, 
avait  ainsi  servi  la  papauté.  La  préséance  qu'on  lui  laissait 
n'était  point  issue  du  droit  humain,  toujours  muable,  mais  d'une 
accoutumance  historique  apparemment  immortelle,  puisque  la 
Révolution,  ennemie  de  toutes  les  accoutumances,  n'avait 
point  prévalu  contre  celle-là.  L'Europe  n'était  plus  l'Europe, 
l'axe  de  l'équilibre  s'était  déplacé,  les  fondemens  mêmes  du 
pouvoir  étaient  changés  ;  mais,  «  quant  au  Pape,  on  ne  ferait 
aucune  innovation  relativement  à  ses  représentans.  »  Le  droit 
international  modifiait  la  situation  sociale  des  rois,  le  droit 
civil,  celle  des  sujets  :  seule,  la  situation  prééminente  du  Pape 
dans  le  cercle  de  ses  collègues  en  souveraineté  continuait  d'être 
consacrée  par  une  intransigeante  étiquette.  Tous  les  rangs  étaient 
troublés,  sauf  celui  des  nonces,  comme  si  depuis  1789  la  terre, 


(!)  Rinieri,  V,  p.  266. 

TOME  XXXV.  —  1906.  iO 


Digitized  by 


Googk 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  ses  étranges  vertiges,  eût  tourné  pour  tout  le  monde,  mais 
non  point  pour  eux,  et  comme  s'ils  eussent  eu  le  droit  de  dire  à 
la  Révolution  qui  continuait  :  E  pur  non  si  muove. 

III 

Mais  Gonsalvi  n'était  pas  homme  à  s'arroger  un  pareil  droit  ; 
il  avait  un  sens  aigu  des  nouveautés  politiques  et  sociales,  une 
intelligence  très  sûre  des  changemens  de  Tesprit  public  ;  il  savait 
comprendre  et  faire  comprendre  à  Rome  que  la  terre  avait 
tourné.  Il  y  a  une  politique  qui  défie  l'histoire,  qui  se  met  elle- 
même  au  ban  des  réalités,  qui  galvanise  à  peine  ce  qu'elle  s'es- 
saie à  ressusciter,  qui  proteste  contre  la  mort  et  ne  parvient  pas 
à  créer  la  vie;  elle  se  croit  victorieuse  lorsqu'elle  a  souffleté  ce 
qui  la  gène,  et  elle  ne  soupçonne  pas,  elle  n'entend  pas  murmu- 
rer, elle  ne  voit  pas  grossir,  incoercible,  la  poussée  des  forces 
inconscientes,  insaisissables  mais  actives,  auxquelles  appartient 
Torientation  du  monde  ;  elle  dédaigne  deux  grands  facteurs  de 
l'histoire,  dont  l'un  s'appelle  le  mystère  et  Tautre  le  peuple,  et 
s'imagine  qu'en  les  dédaignant  elle  les  supprime.  Cette  politique 
sera  celle  de  la  Sainte-Alliance  ;  elle  sera  celle  de  la  bureaucratie 
autrichienne,  beaucoup  plus,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  que  celle  de 
Metternich;  mais  ce  qui  ressort  avec  une  évidence  aveuglante 
des  publications  récentes,  c'est  qu'elle  ne  fut  jamais  celle  de 
Gonsalvi.  Nous  en  avons  pour  preuve,  avant  toute  autre,  les 
vœux  pressans  que,  de  Vienne,  il  adressait  à  Pacca  au  sujet  de 
l'administration  des  pro\dnces  pontificales,  des  réformes  suscep- 
tibles d'y  être  introduites,  et  de  l'indulgence,  surtout,  qui  conve- 
nait au  gouvernement  restauré  (1).  La  maçonnerie  italienne 
avait  en  Europe  des  émissaires,  qui  imputaient  au  gouvernement 
pontifical  d'odieuses  représailles  (2).  L'écho  de  ces  rumeurs 
inquiétait  Gonsalvi.  Rencontrant  en  1814  l'ancien  procureur 
général  de  Rome,  Le  Gonidec,  il  lui  disait  en  étant  sa  calotte 
rouge  :  «  Sous  cette  calotte,  il  y  a  des  idées  libérales  (3);  »  et 

(1)  Rinicri,  TV,  p.  262-295. 

(2)  Jbid,,  IV,  p.  236-261. 

(3;  Le  mot  est  cité  par  M.  Madelin,  la  Borne  de  Napoléon,  p.  681,  et  c'est  le  cas 
de  redire  ici  quel  prix  s'attache  à  son  beau  livre,  où  l'érudite  accumulation  des 
trouvailles  d'archives  n'alourdit  jamais  le  captivant  entrain  du  récit,  et  où  se  pro- 
longe avec  tant  d'art  la  sensation  constante  de  l'absence  de  Napoléon  dans  la 
Rome  de  Napoléon» 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE  POLmQUt:   PONtinCALE.  147 

sans  cesse  en  effet,  il  prêchait  la  modération,  au  risque  d'aga^cer 
Pacca,  qui  sans  cesse  le  rassurait.  Il  est  à  croire  que»  si  la  man^ 
suétude  de  Pie  VII  enraya  tout  de  suite  les  aspirations  réaction* 
naires  de  certains  prélats  et  réduisit  au  silence  leurs  rancunes  et  ' 
leurs  désirs  de  vengeance  (1),  les  lointaines  instances  de  Consalvi 
dictèrent  en  qudique  mesure  cette  charitable  conduite. 

Le  même  esprit  dVpropos  et  d'opportunité  dont  il  souhai- 
tait que  l'administration  pontificale  s'inspirât,  conseillait  et 
dirigeait,  à  Vienne,  sa  propre  attitude  et  ses  propres  démarches. 
«  Les  pensers  et  les  maximes  des  temps  présens  sont  changés, 
écrirait-il  àPacca  dès  le  16  novembre  1814,  et  dans  certaines 
affaires  (je  ne  parle  pas  de  celles  qui  touchent  immédiatement 
la  religion)  on  ne  saurait  sans  un  grand  préjudice  parler  et  agir 
comme  on  l'eût  fait  avant  un  tel  changement.  J'aurais  voulu,  au 
sujet  de  la  restitution  des  biens  appartenant  à  TÉglise  germa- 
nique, faire,  dans  ma  note,  une  demande  plus  modeste,  mais  je 
n'y  étais  pas  autorisé.  J'ai  donc  serré  les .  dents,  et  j'ai  fait  la 
demande  dans  toute  son  extension  ;  mais  je  confesse  que,  dans 
la  certitude  de  l'impossibilité  de  la  réussite  et  du  mauvais  effet 
qpoi  en  peut  résulter,  j'ai  fait  cette  demande  à  contre-cœur,  me 
souvenant  du  fameux  adage  :  Frustra  niti,  neque  aHud  sese  fitil- 
ijando  ntsi  odium  gusererCy  extremm  dementiœ  est.  » 

Une  autre  fois,  le  4  mars  1815,  il  disait  encore  :  «  Contre  de 
pareilles  sécularisations.  Ton  a  protesté  dans  les  temps  an* 
tiques;  mais  entre  les  temps  présens  et  les  temps  antiques,  il  y 
a  plus  de  différence  qu'entre  l'époque  qui  suivit  le  déluge  et 
l'âge  antédiluvien  ;  et  non  seulement,  en  protestant,  nous  tom- 
berons dans  le  plus  grand  ridicule,  mais,  ce  qui  est  pis,  nous 
indisposerons  hautement,  pour  des  choses  impossibles  et  qui  ne 
donnent  lieu  à  aucun  espoir,  tous  les  princes  que  les  intérêts  de 
la  religion  nous  invitent  impérieusement  à  gagner  à  notre 
cause.  » 

On  aime  ici  la  franchise  de  la  pensée,  la  courageuse  fermeté 
de  ces  leçons  de  souplesse,  l'exactitude  avec  laquelle  Consalvi 
savait  mettre  sa  montre  à  Theure  universelle,  le  tact  éclairé  qui 
lui  faisait  sentir  que  la  justice,  pour  avoir  raison,  a  besoin  d'une 
certaine  justesse  d'accent,  la  perspicacité  politique  qui  lui  faisait 

(1)  Sur  le  rétablissement  de  la  domination  pontificale  à  Rome  et  sur  la  ^mnâe 
modération  dont  fit  preuve  le  gouvernement  restauré,  voyez  Madelin,  la  Rome  de 
Napoléon,  p.  676-t>8i. 


Digitized  by 


Googk 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES.        , 

comprendre  que  les  meilleurs  avocats  des  causes  les  plus  saintes 
sont  ceux  qui  savent  graduer  et  nuancer  leurs  protestations,  et 
parfois  même  les  assourdir.  Si  rigoureusement  immuables  que 
soient  les  thèses,  Tusage  constant  de  la  grosse  voix  dans  les 
concerts  diplomatiques  deviendrait  aussi  fastidieux  que  le  serait, 
en  musique,  Tébranlement  perpétuel  de  la  pédale.  Consalvi 
voulait  que  la  papauté  ne  grossît  la  voix  qu'à  bon  escient. 

Sincère  avec  lui-même,  avec  autrui  et  avec  l'histoire,  il  était 

naturel  que,  dans  les  débats  épineux  auxquels  allait  donner  lieu, 

à  Vienne,  la  destinée  des  provinces  pontificales,  les  mots  qu'il 

dirait,  plus  ou  moins  fermes,  d'une  voix  plus  ou  moins  haute, 

"fussent  recueillis,  étudiés  et  appréciés. 

I.V 

Pas  une  seule  minute,  les  destinées  d*Âvignon  et  de  Carpen- 
tras  ne  furent  remises  en  litige  :  le  roi  de  France,  à  Paris 
même,  avait  laissé  comprendre  au  cardinal  que  son  peuple,  pour 
l'instant,  n'accepterait  pas  la  rétrocession  de  ces  deux  villes.  En 
félicitant  Consalvi  de  savoir  manier  le  coloris  de  Raphaël, 
Pacca,  dès  le  13  octobre  1814,  lui  donnait  à  entendre  avec  quelle 
douceur  de  teintes,  avec  quel  art  des  pénombres,  pouvaient  être 
dessinées  les  phrases  de  réserve  auxquelles  devait  donner  lieu 
l'occupation  d'Avignon  (1).  De  même  que  la  France  tenait  à 
garder  Avignon,  ainsi  l'Autriche,  au  nom  de  certaines  suscepti- 
bilités stratégiques,  voulait  être  maîtresse  de  la  parcelle  des 
Légations  s'étendant  sur  la  rive  gauche  du  Pô  :  ce  fut  sans  grande 
ténacité  que  Consalvi  combattit  ce  désir.  Satisfait  à  l'avance  si 
l'Autriche,  à  la  fin  du  Congrès,  lui  permettait  de  protester  contre 
cette  spoliation,  il  en  obtint  la  permission,  et,  platoniquement, 
il  en  profita.  L'affectation  des  Marches,  celle  des  Légations,  celle 
de  Bénévent,  étaient  singulièrement  plus  ardues. 

Au  regard  du  Saint-Siège,  un  principe  d'équité  suffisait  à  en 
décider  :  il  fallait  rendre  au  vicaire  de  Dieu  ce  qui  était  au  vi- 
caire de  Dieu.  Mais  la  diplomatie  européenne  détestait  ces  con- 
clusions trop  simples  :  elle  considérait  l'affaire  des  Marches 
comme  une  question  napolitaine,  l'affaire  des  Légations  comme 
une  question  européenne,  et  l'affaire  de  Bénévent  comme  inté- 

(i)  Rinieri,  V,  p.  33. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE   POLITIQUE   PONTIFICALE.  149 

ressant  M.  de  Talleyrand,  qui  avait,  ou  peu  s'en  fallait,  Timpor- 
tance  d'un  souverain. 

On  avait  décidé,  entre  diplomates,  que,  pour  l'attribution  des 
territoires,  on  distinguerait  entre  ceux  qui  avaient  été  dûment 
conquis  par  Napoléon  et  ceux  qui  avaient  été  incorporés  via 
facti  :  les  premiers  seraient  à  la  libre  disposition  de  la  diploma- 
tie, qui  les  attribuerait  au  mieux  des  intérêts  de  l'Europe  ;  les 
seconds  devaient  retourner,  de  droit,  à  leurs  anciens  posses- 
seurs (1).  Ce  dernier  cas  était  celui  des  Marches;  des  troupes 
étrangères  les  occupaient,  mais  le  Pape  n'en  avait  fait  abandon 
par  aucun  traité.  Le  principe  môme  qui  servait  d'assise  aux  déli- 
bérations de  Vienne  exigeait,  sans  plus  longs  débats,  que 
Pie  VII  les  recouvrât  sur  l'heure.  Mais  le  roi  Murât  les  déte- 
nait; le  droit  du  Pape,  reconnu  par  Metternich  et  ses  collègues, 
se  heurtait  à  ce  fait  ;  et  la  discussion  qui  s'engageait  entre  eux  et 
Consalvi  portait,  en  définitive,  sur  le  moyen  le  plus  sûr  et  le  ♦ 
plus  prompt  d'en  finir,  dans  les  Marches,  avec  un  fait  contraire 
au  droit.  L'Europe  entière  était  lasse  de  Murât;  Metternich  tout 
le  premier,  malgré  le  traité  qui  liait  l'Autriche  à  Murât,  ou  plu- 
tôt, peut-être,  à  cause  de  ce  traité,  inclinait  à  trouver  qu'en 
Europe  il  n'y  avait  plus  de  place  pour  cette  créature  de  Napo- 
léon. Mais  toucher  à  Murât,  personne  ne  l'osait;  c'est  pourquoi 
Consalvi,  dès  le  début  du  Congrès,  croyait  devoir  conseiller  au 
Saint-Siège  de  négocier  spontanément  avec  ce  prince  l'évacua- 
tion des  Marches.  La  négociation  marcha  très  mal  :  Murât  vou- 
lait que  le  Saint-Siège  le  reconnût,  et  le  Saint-Siège,  estimant 
que  c'était  déjà  très  beau  de  consentir  à  le  connaître,  finit  au 
contraire  par  accroître  ses  exigences  et  par  lui  redemander 
Bénévent  en  même  temps  que  les  Marches;  sur  ce,  tous  pour- 
parlers furent  rompus. 

Rome  ne  comptait  plus  que  sur  l'Europe  pour  obtenir  justice 
dans  les  Marches,  et  l'Europe,  qui  reprochait  surtout  à  Murât 
la  peur  qu'elle  avait  de  lui,  était  à  son  endroit  de  plus  en  plus 
haineuse,  mais  tout  ensemble  de  plus  en  plus  inactive.  Un  jour 
vint,  même,  où  cette  craintive  Europe  fit  mine  de  se  fâcher 
parce  que  le  Pape  ne  la  débarrassait  pas  de  Murât.  Pie  VII 
n'avait  pas  d'armée,  c'est  vrai,  ni  de  canons,  ni  de  trésor  de 
guerre,  mais  il  avait  des  anathèmes...  Et  l'on  vit,  en  février  1813, 

(1)  Rinieri.  IV,  p.  38^^39. 


Digitized  by 


Googk 


450  KG7US  DES  DEUX  H0NDB8. 

tin  diplomate  infliger  une  scène  à  Consalvi,  parce  que  les  armes 
spirituelles  dont  Sa  Sainteté  disposait  n'avaient  pas  encore  fou- 
droyé Muret.  Ce  diplomate  éteit  un  ancien  évéque,  il  s'appelait 
Talleyrand.  Le  prêtre  jureur  qui  avait  essayé  de  sacrer  la  Révo^ 
iution  faisait  grief  au  Pape  de  Tinertie  dans  laquelle  restaient 
ses  foudres. 

Il  me  soutint,  raconte  Gonsalvi»  que  le  Pape  parce  que  pape,  et  comme 
défenseur,  par  essence,  du  juste,  du  vrai,  et  de  la  légitimité  des  principes, 
devait  lever  l'étendard,  qu'aucuae  considération,  aucun  égard,  aucun  res- 
pect humain,  ne  devait  le  retenir;  qu'en  lerant  Tétendard,  le  Pape  rendrait 
un  service  immense  à  la  France,  et  môme  à  l'Europe  entière;  que  ne  .pas 
reconnaître  Murât  ne  suffit  point,  parce  que  le  Pape,  en  le  reconnaissant, 
aurait  commis  une  infamie  si  peu  supposable,  qu'il  n'a  eu  aucun  mérite 
à  ne  le  reconnaître  point;  que  le  public  doit  savoir  quelle  est  l'opinion  du 
Pape  sur  le  compte  de  cet  usurpateur;  que  môme  en  ne  considérant  que 
l'affaire  des  Marches,  le  Pape  avait  une  raison  pour  appliquer  à  Murât  les 
#  mesures  que  prend  l'Église  en  pareil  cas;  qu'on  avait  eu  le  courage  d'agir 
ainsi  avec  Napoléon,  et  qu'on  ne  savait  pas  avoir  ce  courage  avec  Murât; 
que  llnaction  du  Pape  contre  l'illégitimité  de  Murât  faisait  à  la  bonne  cause 
un  incalculable  dommage  (1). 

Talleyrand  parlait  avec  une  «  véhémence  incroyable;  »  et 
Français,  Siciliens,  un  ministre  russe  aussi,  «  plus  Français  que 
les  Français  eux-mêmes,  »  opinaient  comme  lui.  Cinq  cents  ans 
après  Boniface  VIII,  et  trois  cents  ans  après  la  Réforme,  Tun  des 
maîtres  du  chœur  de  la  diplomatie  européenne  prétendait  exi^ 
ger  du  pape  Pie  VII  qu'il  devînt,  tout  conamc  un  Grégoire  VII, 
tout  comme  un  Innocent  III,  juge  de  la  légitimité  des  trônes;  et 
si  Pie  Vil  se  fût  laissé  faire,  s'il  eût,  à  la  voix  de  Talleyrand, 
restauré  l'appareil  théocratique  d'autrefois,  cet  appareil  aurait 
servi  d'instrument  pour  les  calculs  de  l'Europe. 

Gonsalvi  raconte  que  cette  interpellation  le  mit  à  la  «  tor- 
ture ;  »  gardant  néanmoins  quelque  modération,  il  répondit  que, 
depuis  huit  mois,  le  Pape,  s'il  avait  voulu  reconnaître  Murât, 
aurait  pu  recouvrer  les  Marches  et  même  Bénévent,  c'est-à-dire 
800000  sujets;  que  les  égards  dus  aux  habitans  du  Latium  ne 
permettaient  pas  de  les  exposer  au  péril  qui  résulterait,  pour 
eux,  d'un  acte  d'hostilité  décisive  contre  le  roi  de  Naples;  et  que 
le  reproche  de  n'avoir  rien  tenté  contre  l'usurpateur  était  sin-> 
gulier  sur  les  lèvres  de  Talleyrand,  dont  certaines  démarches 

(1)  Rinieri.  V,  p.  284  et  suiv. 


Digitized  by 


Googk 


UN    AK    DE  POLITIQUB  PONTIFICALE.  ISI 

étaient  connues.  Gonsalvi,  en  termeB  très  voilés,  faisait  allusion 
à  l'initiative  à  peine  oubliée  qu'avait  pi*ise  Talleyrand  d'envoyer 
à  Fontainebleau,  près  du  Pape  captif,  la  marquise  de  Brignole 
pour  ménager  un  accord  entre  Pie  VU  et  un  autre  «  usurpa^ 
teur,  »  Napoléon. 

Cependant,  le  pape  Pie  VII,  n'ayant  consenti  ni  à  reconnaître 
Murât  comme  souverain,  ni  à  le  rayer  du  nombre  des  iils  de 
l'Église,  continua  d'attendre  la  restitution  des  Marches,  et  Con- 
salvi,  à  certaines  heures,  commença  d'en  désespérer. 


Les  Légations  avaient  été  données  à  la  France  par  le  traité 
de  Tolentino  :  elles  rentraient  dans  la  catégorie  des  pays  conquis  ; 
elles  étaient  sol  français  au  moment  où  les  armées  autrichiennes, 
profitant  de  nos  désastres,  les  avaient  occupées  ;  et  l'Europe,  qui 
admettait  que  le  Pape  devait  naturellement  rentrer  en  posses- 
sion des  Marches,  professait  au  contraire  que  c'était  son  affaire, 
à  elle,  de  disposer  des  Légations.  La  question  qui  s'agitait  entre 
Consalvi  et  les  plénipotentiaires  de  Vienne  pouvait  se  formuler 
ainsi  :  Oui  ou  non,  Pie  VI  avait-il,  à  Tolentino,  perdu  les 
Légations? —  Oui,  répondait  l'Europe,  le  traité  garde  sa  valeur, 
et  les  Légations,  données  à  la  France  par  l'acte  de  Tolentino, 
enlevées  à  la  France  par  la  récente  guerre,  ne  sont  qu'une  sorte 
de  res  nullius,  provisoirement  déposée  entre  les  mains  de  l'Au- 
triche, et  que  l'Europe  attribuera.  —  Non,  ripostait  le  Saint- 
Siège,  l'acte  de  Tolentino  fut  nul  et  demeure  nul  ;  de  droit,  les 
Légations  appartiennent  au  Pape  ;  de  droit,  elles  doivent  lui  être 
rendues. 

Dès  le  20  mai  1814,  Pie  VII  écrivait  à  l'empereur  François  I''' 
pour  lui  remontrer  que  ce  traité,  vicié  dèb  le  début  parce  qu'il 
avait  été  extorqué  au  Pape  par  la  violence,  avait  en  outre  été 
abrogé  par  le  fait  même  des  nouveaux  actes  d'hostilité  de  la 
France  napoléonienne  contre  le  reste  des  États  pontificaux  (1). 
Ainsi,  à  l'origine,  la  cession  des  Légations  avait  été  nulle;  et  si 
même  on  soutenait  le  contraire,  la  France,  en  se  déclarant,  dans 
la  suite,  l'ennemie  du  Pape,  avait  d'elle-même  rompu  le  traité 
et  annulé  cette  cession  :  telle  était  la  thèse  pontificale.  Consalvi 

(1)  Van  Duenn,  op,  oit,,  p.  zxxxv-xxzvi. 


Digitized  by 


Googk 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  soutint  avec  une  inlassable  bonne  volonté,  et  non  sans  pres- 
sentir, ce  semble,  la  gravité  des  objections  qu'on  y  pouvait  faire. 
Il  adressait  une  lettre  particulière  à  Pacca,  pour  lui  faire  obser- 
ver que,  dans  toute  paix,  la  partie  qui  fait  des  sacrifices  est  en 
quelque  mesure  contrainte  par  la  force,  et  qu'aucun  décret  for- 
mel de  la  France  n'avait  déclaré  nul  Tacte  de  Tolentino  (1).  «  Ce 
traité,  disait-il  un  autre  jour,  est  la  tète  de  Méduse,  qu'à  tout 
moment  on  vous  présente  pour  vous  pétrifier  (2).  » 

«  .Les  Légations  sont  à  donner,  non  à  rendre  :  â  telle  était  au 
contraire  la  thèse  de  l'Europe,  soutenue  par  Metternich  aussi  bien 
que  par  Talleyrand.  Metternich,  d'ailleurs,  promit  à  Consalvi,  dès 
l'origine,  qu'elles  seraient  données  au  Pape  ;  mais  à  peu  prèe  au 
même  moment,  François  I*'  ne  cachait  pas  son  idée  d  y  installer 
Marie-Louise  ;  et  cette  contradiction  entre  l'Empereur  et  le  mi- 
nistre n'avait  rien  de  rassurant  pour  Pie  VIL  Nombreux  étaient 
les  mendians  et  mendiantes,  de  race  royale  ou  princière,  qui 
avaient  besoin  d'un  peu  de  terre  italienne  pour  se  refaire  un 
train  de  vie.  Il  y  avait  Marie-Louise,  fille  de  François  I®',  et  que 
l'on  commençait  à  traiter  en  veuve,  puisque  l'on  cherchait  pour 
son  impérial  mari  un  coin  de  terre  qui  appartint  à  peine  à  la 
terre!  Il  y  avait  une  autre  Marie-Louise,  fille  de  Charles  IV 
d'Espagne,  ancienne  reine  d'Étrurie.  Il  y  avait  Eugène  de  Beau- 
harnais,  le  moins  exigeant  parmi  ces  faméliques  couronnés.  Il  y 
avait  un  enfant  qui  n'était  pas  encore  en  âge  de  réclamer,  et  qui, 
roi  de  Rome  la  veille,  avait  même  cessé  d'avoir  un  nom  ;  on 
l'appelait,  lorsqu'on  parlait  de  lui,  le  Napoleonido,  leragazzo  (3), 
et  le  pharisaïsme  de  la  réaction  européenne  ne  pouvait  pardon- 
ner à  l'infortuné  bambin  d'être  fils  d'un  adultère  —  de  l'adul- 
tère entre  les  Habsbourg  et  la  Révolution;  mais  de  temps  à 
autre,  la  romanesque  générosité  du  tsar  sollicitait  un  tout  petit 
nid  pocir  l'aiglon.  A  côté  des  mendians  qui  veillaient  sur  F  Italie 
comme  sur  une  proie,  d'autres  quémandeurs  plus  opulens  se 
tenaient  aux  aguets.  Si  le  tsar  s'agrandissait  en  Pologne,  si  la 
Prusse  s'agrandissait  en  Saxe,  l'Autriche  voulait  s'agrandir  en 
Italie  :  ce  serait  tant  pis  pour  le  Pape,  si  les  rois  en  exil  que  les 
circonstances  avaient  faits  pauvres,  si  les  rois  en  place  qui  ne  vou- 
laient point  laisser  le  voisin  s'enrichir  sans  devenir  plus  riches 


(i)  Rinieri,  V,  p.  360-871. 
(2)  Ilnd.,  V,  p.  692. 
(S)  Ibid.,  p.  143. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE   POLITIQUE  PONTIFICALE.  t53 

eux-mêmes,  avaient  besoin  de  Bologne  et  des  Légations  pour 
remettre  l'Europe  sur  ses  bases. 

«  Je  crains,  écrivait  le  28  décembre  1814  M.  de  Saint-Mar- 
san, plénipotentiaire  du  roi  de  Sardaigne,  que  la  discussion  sur 
les  deux  Marie-Louise  ne  finisse  par  ramener  un  projet  de  dé- 
pouiller le  Pape(l).  »  Et,  le  31  décembret,  une  lettre  du  cardinal 
Fesch,  adressée  de  Home  au  général  Bertrand,  avisîiit  la  petite 
cour  de  Tîle  d'Elbe  que  les  Légations  reviendraient  probable- 
ment à  Tancieniie  impératrice  Marie-Louise  (2)  :  le  gouverne- 
ment pontifical,  qui  fit  saisir  la  lettre,  fut  médiocrement  rassuré; 
c'était  une  terrible  et  renne  qu'un  pareil  pronostic.  Gentz,  fami- 
lier à  tous  les  arcanes  du  Congrès,  n'était  pas  beaucoup  plus  opti- 
miste, le  12  février  1815,  lorsqu'il  écrivait  à  l'hospodar  de 
Valachie  :  «  Les  limites  du  territoire  du  Pape  sont  sujettes 
encore  à  plusieurs  chances  incertaines  (3).  » 

C'est  dans  la  semaine  même  où  Gentz  éprouvait  cette  im- 
pression, que  s'engagea  par  surprise  entre  Consalvi  et  Talieyrand 
un  dialogue  des  plus  animés  (4).  M.  de  Labrador,  représentant 
de  l'Espagne,  avait  reçu  ses  collègues  à  dîner.  On  sortait  de 
table  ;  M.  de  Noailles  (5),  qui  faisait  partie  de  l'ambassade  fran- 
çaise, se  mit  à  dire  en  riant  :  «  Voilà  notre  cardinal  qui  veut  avoir 
encore  Bénévent  et  Ponte  Corvo;  il  voudra  aussi  avoir  Avignon 
et  Carpentras;  il  est  insatiable,  mais  il  ne  les  aura  pas.  Il  aura 
bien  ses  trois  Légations,  et  il  nous  fera  quittance  pour  le  reste.  » 

Consalvi  feignit  de  n'entendre  point,  M.  de  Noailles  insistait; 
le  cardinal,  alors,  de  répondre  :  «  Je  recevrai  avec  reconnais- 
sance ce  que  vous  me  donnerez,  mais  je  ne  vous  ferai  pas  quit- 
tance pour  le  reste.  » 

Que  le  Pape  se  refusât,  quoi  qu'il  advînt,  à  donner  quittance 
pour  Bénévent  et  Ponte  Corvo,  cela  ne  faisait  pas  l'affaire  de 
M.  de  Talieyrand  ;  et,  sur  un  signe  de  M.  de  Noailles,  M.  de 
Talieyrand  intervint. 

Il  entra  dans  notre  cercle,  raconte  Consalvi,  et  commença  avec  un  rire 
sardonique  à  parler  des  Légations,  disant  :  «  Voilà  le  cardinal  qui  aura  fait 

(!)  Van  Duerm,  op.  cil.,  p.  l. 
(2)  Hinieri,  V,  p.  211. 
(3;  Metternich,  Mémoires,  U,  p.  499. 
(A)  Rinieri,  V,  p.  276  et  suiv. 

(5)  Le  comte  Alexis  de  Noailles  était  le  môme  qui,  en  1809,  avait  répandu  dans 
tout  Tempire  la  bulla  d'excommunication  contre  Napoléon. 


Digitized  by 


Googk 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  belle  affaire  au  Congrès.  Les  Légations  lui  seront  données;  je  dis  don- 
nées, et  non  pas  rendues.  Il  y  a  une  différence  de  grande  conséquence  dans 
cela.  )>  Comprenant  que  le  propos  tendait  à  nous  contester  tout  droit,  et 
qu'on  visait  à  pouvoir  nous  dire  :  «  Remerciez-nous  de  ce  cadeau-ci,  et  puis 
de  celui-là  et  n'en  cherchez  pas  d'autre,  car  en  somme  rien  ne  vous  re- 
vient ;  »  je  déclinai,  tant  que  je  pus,  d'entrer  en  discussion  publique,  et  je 
répondis  toujours  que  nous  recevrions  les  Légations  avec  reconnaissance. 
Lui,  insistant  d'autant  plus,  redisait  :  «  Nous  déclarerons  expressément  que 
nous  les  donnerons,  et  non  pas  que  nous  les  rendrons.  »  Je  répondis  :  «  Vous 
direz  ce  que  vous  voudrez.  )>  Mais,  répliqua-t-il,  vous  les  recevrez  comme 
données  et  non  pas  comme  rendues.  »  Je  répondis  simplement  :  «  Nous  les 
recevrons.  »  Et  il  reprenait  :  a  Mais  vous  les  considérerez  comme  données.  » 

Pour  tâcher  de  détourner  le  discours,  je  dis  :  «  Oh  bien  I  ce  serait  une 
tyrannie  de  nouvelle  espèce  que  de  vouloir  forcer  nos  pensées.  »  Tous  se 
mirent  à  rire.  M.  de  Talleyrand  continua  et  me  dit  :  «  Vous  aurez  les  Léga- 
tions et  vous  signerez  le  traité  de  Paris.  » 

Ne  pouvant,  en  ne  répondant  point,  lui  faire  croire  que  je  l'aurais  signé, 
je  répondis  :  «  Est-ce  que  nous  sommes  en  guerre  avec  la  France?  Si  nous 
sommes  en  guerre,  faisons  notre  traité  de  paix,  comme  il  a  été  fait  avec  tous 
les  autres.  Si  nous  ne  sommes  pas  en  guerre,  nous  n'avons  pas  de  traité  à 
signer.  »  Contraint  par  l'argument,  il  riposta  :  «  Eh  bien,  ne  signez  pas  le 
traité  de  Paris,  mais  alors  le  traité  de  Tolentino  restera  dans  toute  sa  vali- 
dité, et  ce  ne  sera  plus  le  seul  Avignon  que  vous  n'aurez  pas,  car  le  traité  de 
Tolentino  vous  ôte  aussi  les  trois  Légations  (1)«  » 

Séance  tenante,  Gonsalvi  développa  la  thèse  pontificale  au 
sujet  de  la  nullité  du  traité  de  Tolentino  :  il  sentit  ses  argu- 
mens  sans  prise,  et  finit  par  dire  à  Talleyrand  qu'il  ne  compre- 
nait pas  comment  on  pouvait  invoquer  un  traité  conclu  avec  une 
autorité  que  le  roi  de  France  considérait  conmie  illégitime. 
Louis  XVIll,en  effet,  comptait  Tannée  1814  comme  la  vingtième 
de  son  règne  :  pourquoi  la  France  prenait-elle  au  'sérieux  le 
traité  de  Tolentino,  signé  par  un  intrus  en  l'absence  de  son 
roi?  C'était  une  jolie  façon  de  faire  dévier  Tentretien  :  on  était 
tout  oreilles  dans  le  salon  :  que  pensait  M.  de  Talleyrand  de  la 
légitimité  de  la  Révolution,  de  celle  de  Napoléon?  Les  témoins 
s'apprêtaient  à  être  des  rieurs,  et  Consalvî  les  aurait  peut-être 
pour  lui.  Mais  l'expert  interlocuteur  éluda  l'obstacle. 

M.  de  Talleyrand,  allant  de  l'avant,  me  dit  brusquement,  d'un  verbe 
haut  :  ((  On  prendra  bien  des  précautions  pour  s'assurer  de  la  chose.  La 
question  d'Avignon  et  de  Garpentras  est  enclose  dans  celle  des  trois  Léga- 
tions. Vous  ii*aurez  jamais  ces  deux  pays-là  ;  et  si  vous  ne  signes  pas  le  traité 

(Ij  Rinieri,  V,  p.  276. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE  POUTIQUE   PONTIFICALE.  155 

de  Paris,  OU  si  vous  ne  faites  dans  quelque  autre  manière  ce  que^ous  devez 
faire  à  cet  égard»  vous  n'aurez  pas  les  trois  Légations.  »  Je  me  faisais  la 
plus  grande  Tiolence  pour  ne  pas  répondre  tout  ce  que  compoi^tait  une  som- 
mation pareille,  et  je  répliquai  froidement  :  «  Ce  sera  comme  vous  voudrez, 
vous  êtes  les  plus  forts.  Je  suis  venu  ici  nu,  et  je  m'en  retournerai  à 
Rome  nu,  c'est-à-dire  sans  les  Légations.  Mais  je  ne  signerai  pas;  nous  ne 
porterons  pas  d'atteinte  à  nos  principes.  »  —  k  Vous  n'aurez  donc  pas  les 
Légations,  »  répéta-t-il  plusieurs  fois...  Et  je  répétai  toujours  très  froide- 
ment :  «  On  fera  ce  qu'on  voudra,  mais  je  ne  signerai  point...  »  M.  de 
Talleyrand,  quand  il  en  eut  assez,  se  mit  tout  d'un  coup,  avec  son  astuce 
ordinaire,  à  prendre  la  chose  en  plaisantant  ;  il  dit  en  riant  :  «  Lorsque  le 
cardinal  se  fâche,  il  est  encore  plus  aimable,  »  et  faisant  on  tour  de 
pirouette,  il  s'éloigna  (1). 

On  était  au  sixième  mois  du  Congrès  ;  et  sur  la  question  ca- 
pitale dont  s'occupait  Consalvi,  la  discussion  n'aboutissait  qu'à 
une  pirouette  de  M.  de  Talleyrand. 

VI 

«  Les  grandes  phrases  de  reconstruction  de  l'ordre  social,  de 
régénération  du  système  politique  de  l'Europe,  de  paix  durable 
fondée  sur  une  juste  répartition  de  forces,  écrivait  Gentz  à 
cette  époque,  se  débitaient  pour  tranquilliser  les  peuples,  et 
pour  donner  à  cette  réunion  solennelle  un  air  de  dignité  et  de 
grandeur  ;  mais  le  véritable  but  du  Congrès  était  le  partage  entre 
les  vainqueurs  des  dépouilles  enlevées  au  vaincu  (2).  »  Le  Congrès 
de  Vienne  n'avait  rien  d'un  tribunal  international  :  si  Ton  y  par- 
lait de  droit,  c'était  pour  la  façade.  Le  Congrès  de  Vienne  était 
ime  Bourse,  où  des  quittances  s'échangeaient.  On  continuait  d'y 
trafiquer  des  lots  de  terre,  avec  pompe  et  désinvolture,  lorsqu'une 
subite  nouvelle  vint  troubler  le  marché  :  Tile  d'Elbe  n'était 
qu'une  geôlière  infidèle,  l'île  d'Elbe  avait  trahi  l'Europe.  Il  faut 
lire  les  rares  dépêches  écrites  par  Consalvi  dans  les  semaines  qui 
suivirent  :  on  y  perçoit  les  chuchotemens  alarmés  de  l'Europe, 
on  la  voit  tendre  l'oreille  vers  le  point  du  monde  où  elle  croit 
saisir  Napoléon.  Où  courait-il,  sur  mer  ou  sur  terre?  On 
l'ignorait  encore.  «  Savez-vous  où  va  Napoléon  ?  »  demandait 
Talleyrand  h,  Melternich.  —  «  Le  rapport  n'en  dit  rien,  »  répon- 
dait le  chancelier.  —  «  Il  débarquera  sur  quelque  côte  d'Italie 

(ï)Rinieri,  V,  p.  281-282. 

(S)  Mettemich,  Mémoires^  II,  p.  474 


Digitized  by 


Googk 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  se  jettera  en  Suisse,  »  reprenait  Talleyrand.  —  «  Il  ira  droit 
à  Paris,  »  ripostait  Metternich  (1).  Napoléon  par  son  audace,  la 
France  par  son  accueil,  justifiaient  Metternich. 

Lorsqu'on  sut  à  Vienne  qu'il  marchait  sur  Paris,  qu'il  y 
rentrait  comme  chez  lui,  on  regarda  la  France  comme  perdue 
pour  les  Bourbons;  M.  de  Talleyrand,  qu'on  observait  beaucoup, 
semblait  plus  froid  pour  eux...  Gonsalvi  se  demandait  si  tout 
cela  ne  finirait  point  par  le  règne  du  roi  de  Rome...  On  installe- 
rait le  fils  sur  les  ruines  du  père  ;  quant  au  père,  môme  au  risque 
d'une  guerre  universelle,  on  ne  voulait  plus  qu'il  régnât.  Il 
semblait  même  que  le  Congrès  consacrât  à  sa  façon  la  déchéance 
du  revenant  de  l'île  d'Elbe,  en  jetant  le  duché  de  Parme  à  sa 
femme,  à  la  fin  de  mars;  on  pourvoyait  également  la  reine 
d'Étrurie;  les  Légations  restaient  vacantes  pour  le  Pape.  Mais 
voici  qu'au  moment  où,  du  côté  de  Bologne,  Gonsalvi  trouvait 
le  ciel  plus  serein,  le  courrier  de  Pacca  lui  apportait  la  nou- 
velle de  l'invasion  des  États  romains  par  Murât.  Il  s'agissait  bien, 
désormais,  de  la  reddition  des  Marches!  Murât,  de  nouveau, 
s'approchait  de  Rome;  et  le  24  mars  au  soir,  Pie  VII  alarmé 
s'enfuyait  vers  le  Nord.  Après  tant  de  protocoles  succédant  à  tant 
de  batailles,  il  semblait  qu'il  en  fût  des  destinées  de  l'Europe 
comme  de  la  tapisserie  de  Pénélope  :  de  nouveau,  comme  treize 
mois  auparavant,  Rome  était  veuve  de  son  pape  et  Paris  possé- 
dait son  Napoléon. 

Seul  à  peu  près  dans  cette  bagarre  d'anxiétés,  M.  de  Talley- 
rand restait  calme  :  le  12  avril,  on  avisait  Gonsalvi  qu'il  venait 
de  se  faire  éclroyer  Bénévent  (2).  Pour  le  Pape,  rien  encore 
n'était  fait;  mais  M.  de  Talleyrand  était  pourvu.  Metternich  insi- 
nuait à  Gonsalvi  que  le  Pape  devrait,  coûte  que  coûte,  renoncer 
à  parler  de  son  droit,  accepter  avec  soumission  le  point  de  vue 
qu'avait  adopté  le  Gongrès,  et  saisir  avec  gratitude,  bien  vite,  les 
cadeaux  de  terres  qui  lui  seraient  proposés. 

J'ai  toujours  prévu,  écrivait  le  cardinal,  qu'un  jour  ou  l*aulre  viendrait 
le  moment  où  je  me  romprais  le  cou  :  mais  testis  est  mihi  Deus,  peu  m'im- 
porte, pourvu  que  j'accomplisse  mon  devoir  et  que  le  Saint-Père  soit  servi. 
Il  faut  encore  remarquer  qu'il  est  encore  impossible  de  savoir  comment  fini- 
ront les  choses,  et  il  se  pourrait  que  les  alliés  nous  donnassent  ce  qu'ils 
n'ont  pas,  ou  ce  qu'ils  n'auront  pas  longtemps,  et  que  nous  ayons  affaire 

(1)  Metternich,  Mémoires  ,  I,  p.  206.  • 

(2)  Rinieri,  V,  p.  473. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE  POUTIQUE   PONTIFICALE.  151 

ayec  d'aatree  détenteurs;  aussi  céder  sans  protester  ni  réclamer  pourrait 
nous  être  très  nuisible.  Et  maintenant,  si  Ton  ne  veut  rien  nous  donner 
parce  que  nous  ne  voulons  pas  faire  de  cessions,  je  n'ai  rien  à  dire  sinon 
que  Dieu  nous  viendra  en  aide,  et,  s'il  lui  plaît,  nous  pourrons  reprendre  ce 
qui  nous  appartient  (i). 


C'est  à  la  clarté  même  de  son  devoir  que  le  cardinal  Consalvi 
perçait  Tobscurité  des  faits,  et  voyait  scintiller,  au  travers,  je  ne 
sais  quels  espoirs  imprévus.  Talleyrand  était  nanti,  mais  Tal- 
leyrand  ne  consentirait-il  pas  un  échange?  Qu'était-ce  que  Béné- 
vent,  sinon  un  gage  susceptible  d'être  négocié?  L'Europe,  de  son 
côté,  ne  tenait  pas  à  ce  que  le  Pape  se  fâchât;  on  prit  le  parti, 
au  début  de  mai,  de  considérer  Bénévent  comme  une  enclave  du 
royaume  de  Naples,  et  de  décider  qu'à  ce  titre,  Bénévent  serait 
donné  au  roi  Ferdinand  de  Bourbon,  rétabli  dans  ses  États.  Si 
le  roi  de  Naples  en  voulait  faire  présent  à  Talleyrand,  c'était 
affaire  à  lui,  et  cela  ne  regardait  plus  le  Congrès.  Consalvi 
devina  l'intrigue  :  «  J'ai  la  certitude,  disait-il  à  Pacca  le  9  mai, 
que  depuis  le  commencement  du  Congrès  il  a  été  convenu  que 
Bénévent  serait  VHctceldama  hoc  est  ager  sanguinis  du  vicaire  de 
Jésus-Christ,  pour  prix  des  services  rendus  par  M.  de  Talleyrand 
au  roi  Ferdinand  (2).  »  Mais  tandis  que,  dans  l'affaire'des  Marches 
et  dans  l'affaire  des  Légations,  Consalvi  avait  toujours  conseillé 
au  Saint-Siège  la  patience,  il  estimait  au  contraire  que,  pour 
cette  question  de  Bénévent,  le  Pape  devait  parler  haut;  il  alla 
jusqu'à  dire  à  Metternich  que  si  Ferdinand  violait  les  droits  du 
Pape  sur  Bénévent,  les  propres  droits  de  Ferdinand  sur  Naples 
pourraient  être  frappés  de  caducité  par  le  Saint-Siège.  Les  ex- 
communications pontificales,  on  l'avait  vu  quelques  semaines 
plus  tôt,  n'étaient  pas  au  service  de  l'Europe,  mais  l'Europe,  peut- 
être,  allait  brusquement  en  percevoir  l'écho. 

Consalvi  croyait  l'heure  venue  .d'élever  la  voix.  Murât  n'était 
plus  qu'un  vaincu;  pourquoi  faisait-on  attendre  au  Vatican  la 
restitution  des  Marches?  L'Autriche  percevait  à  son  propre  profit 
les  impôts  dans  les  Légations;  pourquoi  prolonger  la  fiction  en 
vertu  de  laquelle  les  Légations  n'étaient  encore  à  personne? 
M.  de  Talleyrand  avait  droit  à  la  gratitude  du  Bourbon  de  Naples, 
mais  pourquoi  le  Bourbon  de  Naples  acquitterait-il  cette  grali- 

(1)  Rinieri,  V,  p.  483. 

(2)  Ibid.,  V,  p,  574. 


Digitized  by 


Googk 


158  RBVUB  DES  DEUX  MONDES» 

tude  aux  dépens  du  Pape?  Consalvi  craignait  encore,  le  15  mai» 
que  les  diplomates  ne  s'éloignassent  de  Vienne  sans  avoir  dit 
leur  mot  sur  ces  diverses  questions,  et  qu'en  Europe  la  situation 
de  tous  ne  fût  réglée,  sauf  celle  du  Pape. 

Il  s'en  fut  voir  Metternich,  à  plusieurs  reprises,  et  parla  ferme. 
Un  des  entretiens  dura  de\ix  heures,  et  lui  occasionna  <<  une 
sueur  de  sang;  »*mais  chaque  visite  de  Gonsalvi  à  Metternich 
gagnait  au  Pape  un  peu  de  terrain.  «  Nisi  Deus  adjuverit,  éoriy^xi* 
il  à  Paeca,  le  9  mai,  Votre  Éminence  peut  être  assurée  que  je 
donnerai  un  coup  d'épée  dans  l'eau  (1).  »  Mais  le  pessimisme 
de  Gonsalvi  laissait  son  courage  intact,  et  les  coups  d'épée  qu'il 
donnait  déchiraient  sans  pitié  la  trame  d'argumens  dilatoires 
qu'on  s'essayait  à  lui  opposer.  Pour  laisser  au  Pape,  à  des  titres 
divers,  les  Marches  et  les  Légations,  Metternich  n'avait  qu'à  de- 
meurer  fidèle  à  ses  promesses  de  naguère;  il  était  trop  soucieux 
d'une  exacte  harmonie,  en  Italie,  entre  l'Autriche  et  le  Saint* 
Siège,  pour  que  cette  fidélité  lui  coûtftt  beaucoup.  En  ce  qui  con- 
cernait Bénévent,  c'est  Gonsalvi  lui-même  qui  donna  l'idée  d'une 
combinaison.  «  J'ai  proposé  un  accommodement,  raconte-t^il  : 
le  Roi  donnerait  en  argent  à  M.  de  Talleyrand  l'équivalent  de 
Bénévent,  qui  serait  rendu  au  Pape,  ou  à  tout  le  moins 
trouverait-on  pour  le  Pape,  sur  la  frontière,  une  compensation 
éqpiivalente...  Le  grand  tapage  que  j'ai  fait  et  que  je  continue  à 
faire  sans  respect  humain  et  avec  les  expressions  de  la  réproba-» 
tion  la  plus  grande,  ne  sera  pas,  je  l'espère,  sans  utilité  (2).  » 
Peu  de  jours  après,  Metternich  expliquait  à  Gonsalvi  :  «  M.  de 
Talleyrand  réclamait  six  millions  pour  Bénévent,  mais  nous  les 
réduirons  à  deux,  le  roi  de  Naples  ne  peut  assumer  la  charge  de 
toute  cette  somme,  et  nous  ne  pouvons  pas  la  lui  imposer,  car 
pour  donner  au  Pape  Ponte  Gorvo,  il  nous  a  fallu  amener  la 
Russie,  qui  voulait  à  tout  prix  attribuer  ce  territoire  au  prince 
Eugène,  à  se  contenter  qu'on  donnftt  de  l'argent  à  celui-ci,  et  cet 
argent,  nous  le  mettons  à  la  charge  du  roi  Ferdinand.  Le  Roi, 
donc,  veut  être  soulagé  d'une  partie  de  cette  somme  de  deux 
millions,  qu'il  devra  payer  à  M.  de  Talleyrand,  et  il  a  été  convenu 
que  le  Roi  donnerait  un  million  et  demi,  et  le  Pape  cinq  cent 
mille  francs  (3).  »  Ainsi  fut  dénoué  l'incident  qui  avait  failli 

(1)  Rinieri,  V,  p.  575. 

(2)  Ibid.,  p.  609. 

(3)  Ibid.,  p.  116. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN  DE  POLITIQUE  PONTIFICALE.  159 

mettre  aux  prises  le  Pape  et  le  Bourbon  de  Naples  :  Gonsalvi 
consentit  à  ce  sacrifice  pécuniaire,  et  un  article  secret  stipulait 
que  le  Pape  se  prêterait  à  rechange  de  Bénévent  contre  un 
morceau  de  terre  limitrophe  des  États  romains,  si  le  Bourbon 
de  Naples  le  désirait. 

Le  12  juin  1815,  Gonsalvi  pouvait  écrire  à  Pacca  :  «  Le 
Seigneur  a  enfin  couronné  d'un  heureux  succès  les  efforts  du 
Saint-Père.  Huit  provinces  et  une  principauté  reviennent  sous  le 
domaine  du  Saint-Siège.  Le  pontificat  de  Pie  VII  comptera 
parmi  ses  gloires  celle  d'avoir  recouvré  ces  provinces  en  un 
temps  où  tout  semblait  rendre  la  chose  impossible  (1).  » 

Les  historiens,  jusqu'ici,  imputaient  au  bon  vouloir  de  la 
Russie  et  de  la  Prusse  le  rétablissement  du  pape  Pie  VII  dans 
sed  États  (2).  La  publication  du  P.  Rinieri  témoigne,  d'une  façon 
décisive,  qu'en  dépit  des  bourrasques  qui  parfois  s'élevèrent 
entre  Mettemich  et  Gonsalvi,^  le  meilleur  auxiliaire  du  cardinal 
dans  son  difficile  labeur  fut  le  chancelier  d'Autriche  (3).  Il  y  eut 
des  heures  où  Gonsalvi  et  Pacca  sg  défièrent  de  Mettemich  :  leurs 
défiances  furent  toujours  d'assez  brève  durée.  Mais  quelque  grati- 
tude qu'il  ressentît  pour  l'aide  de  Mettemich,  Gonsalvi  s'attachait 
toujours,  dans  ses  lettres,  à  ne  jamais  exagérer  la  portée  du  lien 
qui  devait  unir  l'Autriche  et  le  Saint-Siège;  et  l'on  admire  avec; 
quel  tact  avisé  le  pouvoir  pontifical,  même  favorisé  des  bienfaits 
de  l'Autriche,  préserva  son  autonomie  contre  les  indiscrètes  ten- 
tatives dont  la  Monarchie  apostolique,  tout  près  de  nous  encore, 
a  paru  garder  l'habitude.  Dans  quelle  mesure  le  Saint-Siège 
devait-il  adhérer  à  la  Ligue  italique  que  projetait  Mettemich 
dès  le  début  du  Gongrès  de  Vienne?  DansquçUe  mesure  devait-il 
ac<;epter,  dans  quelle^  mesure  décliner,  cette  sorte  de  connubio 
politique  auquel  Mettemich  invitait  Gonsalvi  lorsqu'il  lui  disait 

(1)  Rinieri,  V,  p.  704-705. 

(2)  /Wd.,  V,  p.  xLvi. 

(S)  Dans  le  Tolome  où  il  a  commenté  cette  passionnante  correspondance  des 
denx  princes  de  FÉ^lise,  le  P.  Rinieri  nous  semble  avoir  pour  l'Autriche,  même 
lorsque  d'aventore  il  est  contraint  de  lui  donner  tort,  des  trésors  d'indulgence. 
Lorsqne  Gonsalvi,  constatant  en  Autriche  la  survivance  des  vexations  joséphistes 
contre  l'Ëglise,  écrit  à  Rome  :  «  Les  choses  ici  sont  cent  mille  fois  pires  que  dans 
les  pins  mauvais  temps  en  France  ;  »  lorsque  Severoli,  lorsque  Pacca,  blâment 
dans  lenrs  lettres  l'Autriche  pour  telles  démarches  de  politique  religieuse  «  dont 
on  ne  vit  pas  même  l'analogue  sous  le  règne  de  Napoléon,  »  le  P.  Rinieri  semble 
gêné  :  «  Il  faut  naturellement  admettre,  dit-il  en  note,  que  dans  toutes  ces  lamen- 
tations, il  y  a  quelque  exagération  ;  le  fond  cependant  était  incontesté  (rV,p.  349).  » 
L'historiographie  ecclésiastique  doit  compter,  plus  que  toute  autre,  avec  les  cri- 


Digitized  by 


Googk 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  riant:  «  Nous  sommes  mari  et  femme  (1)  ?  »  Les  dépèches 
où  Consaivi  et  Pacca  discutent  ces  questions  sont  un  témoignage 
instructif  dé  Tindépendance  et  de  la  dignité  du  Saint-Siège;  les 
deux  cardinaux  sont  d'accord  que  le  Pape,  qui  se  laissa  traîner 
en  prison  plutôt  qu'englober  dans  le  système  napoléonien,  ne 
doit  accepter  Tenrôlement  dans  aucun  autre  système  politique. 
La  correspondance  entre  Metternich  et  Consaivi,  publiée  il  y  a 
quelques  années  par  le  P.  Van  Duerm,  atteste  que  ces  prin- 
cipes, énoncés  par  le  cardinal  dès  Taurore  de  la  Sainte  Alliance, 
inspirèrent  constamment  la  politique  dé  Consaivi  :  qu'on  en  juge, 
par  exemple,  par  certaine  lettre  de  1820  dans  laquelle  Consaivi 
refusa  d'aider  l'Autriche  contre  la  révolution  de  Naples. 

Si  Votre  Altesse,  disait-il  à  Metternich,  veut  bien  fixer  son  attention  «ur 
la  double  qualité  du  Saint-Père  comme  chef  de  FÉglise  et  comme  souverain 
d*un  État  qui,  en  môme  temps  qu'il  se  trouve  par  une  ligne  très  étendue  au 
contact  du  royaume  de  Naples,  est  aussi  entièrement  dépourvu  de  tout 
moyen  de  défense.  Elle  sentira  sans  doute  la  nécessité  indéclinable  où  est 
le  Saint-Père  de  garder  de  certain^  mesures  dans  Vactivité  de  son  union 
avec  Sa  Majesté  Impériale  et  Royale,  s*il  s'agissait  de  prendre  une  attitude 
ennemie  vis-à-vis  du  gouvernement  de  Naples. 

Pour  ce  qui  regarde  sa  qualité  de  chef  de  l'Église,  Votre  Altesse  connatt 
déjà  trop  bien  que  si  le  Saint-Père  n'a  pu,  môme  au  prix  de  sauver  son  exis- 
tence politique,  agir  en  ennemi  contre  les  nations  non  catholiques  pour 
ne  pas  nuire  à  ses  rapports  religieux  avec  leurs  sujets  catholiques,  il  le 
peut  beaucoup  moins  epvers  un  État  tout  entier  catholique  et  beaucoup 
moins  encore  au  détriment  le  plus  sûr  de  l'exécution  d'un  concordat  tout 
récent  et  qui  est  d'une  si  haute  importance  pour  la  religion. 

Et  après  avoir  dit  que  Pie  VII  continuerait  de  combattre  les 
sectes,  Consaivi  poursuivait: 

Les  rapports  religieux  que  le  Saint-Siège  doit  conserver  avec  tous  les 
gouverneraens,  rapports  dont  la  conservation  est  intimement  liée  avec  la 

tiques  malveillans  ;  et  certes,  il  s'en  trouverait,  si  cette  tendance  s^accentuait,  pour 
dire  que  le  souvenir  des  services  temporels  rendus  par  l'Autriche  au  Saint-Siè^^^ 
est  comme  un  voile  dont  on  se  plairait  à  couvrir  les  ridicules  et  les  méfaits  de 
l'esprit  joséphiste,  et  les  ruines  qu'un  tel  esprit  entraîna  pour  l'Église.  En  quoi  ces 
critiques  se  tromperaient;  car,  à  notre  sens,  l'attitude  du  P.Rinieri  s'explique 
beaucoup  plus  simplement  par  un  instinct  naturel  de  réaction  contre  les  habitudes 
de  certains  historiens  italiens  dont  l'équité  envers  rAutriche  est  en  général  le 
moindre  souci.  Mais  pourquoi  le  P.  Rinieri,  si  expert  souvent  à  plaider  les  cir- 
constances atténuantes  pour  l'Autriche,  n'en  fait-il  jamais  bénéficier  la  France  de 
la  Révolution,  de  l'Empire  et  môme  de  la  Restauration  1 
(1)  Rinieri.  V,  p.  223. 


Digitized  by 


Googk 


Ff*^ 


UN  AN   DE  POLITIQUE  J^ONtlflCALE.  161 

nature  et  les  devoirs  du  Saint-Siège,  lui  défendent  de  prendre  vis-à-vis  d'un 
gouvernement  quelconque  une  attitude  hostile  et  lui  prescrivent  d'en  éviter 
jusqu'à  la  moindre  apparence.  Ces  considérations  se  rattachent  si  stricte- 
ment à  la  nature  du  gouvernement  pontifical,  que  le  Pape,  dans  les  relations 
mômes  où  il  peut  se  trouver  comme  prince  souverain,  ne  peut  jamais  les 
oublier  ni  leur  préférer  un  avantage  temporel  quelconque  (1). 

Cette  lettre,  qui  marquait  à  Metternîch  une  fin  de  non  rece- 
voir, emporta  pourtant  Tadliésion  du  chancelier.  «  J'ai  retrouvé 
et  reconnu,  répondit-il,  la  touche  de  Votre  Éminence  dans  la 
réplique  pleine  de  dignité  et  de  correction  que  sa  Cour  vient  de 
faire  à  notre  mémoire  (2).  » 

Et  Metternich,  sans  doute,  auarait  moins  estimé  Consalvi  si 
Consalvi  avait  autorisé  Metternich,  parce  qu'à  certaines  heures 
le  cabinet  de  Vienne  avait  servi  la  Curie,  à  se  servir  d'elle  à  son 
tour  et  à  mettre  la  diplomatie  pontificale  à  la  remorque  de  la 
diplomatie  apostolique. 

VII 

A  Fissue  du  £ongrès  de  Vienne,  le  Pape  était  redevenu  roi 
et  le  Pape  restait  libre;  et  si  Consalvi  n'avait  préféré  en  reporter 
l'honneur  à  l'admiration  qu'avait  le  monde  pour  la  personnalité 
de  Pie  VII,  il  aurait  pu,    personnellement,  en  tirer  quelque 
orgueil.  Il  avait  trouvé  le  moyen  de  traiter  avec  grandeur  des 
affaires  dont  l'apparente  petitesse  était  parfois  gênante  ;  entouré 
de  diplomates  dont  beaucoup  ressemblaient  à  des  commerçans, 
ce  prêtre  avait  maintenu  dans  toute  sa  pureté  l'honneur  diplo- 
matique. Mais  on  mesurerait  mal  l'élévation  de  son  rôle,  si  l'on 
taisait  les  heures  fécondes  durant  lesquelles  il  débattait   avec 
quelques-uns  de  ses  collègues  certaines  questions  d'ordre  pure- 
ment religieux.  L'histoire  dira,  désormais,  grâce  aux  décou- 
vertes du  P.  Rinieri,  que  le  voyage  de  Consalvi  à  Londres  dans 
l'été  de  1814  et  son  long  séjour  au  Congrès  de  Vienne,  profitèrent 
singulièrement  à  l'émancipation  des  catholiques  d'Angleterre; 
^pie  le  cardinal  avait  vu  clair  dans  les  luttes  qui  divisaient  les 
catholiques  de  Grande-Bretagne  ;  qu'il  avait  témoigné  aux  intran- 
^^geans  d'Irlande  une  froideur  avisée,  et  fait  acte  perspicace  en 
^sayant  d'attirer  le   Saint-Siège,  comme  lord    Castlereagh  le 

W)  Van  Duerm,  op.  ct7.,  p  264. 
P)  Ihid.,  p.  274. 

TOMB  XXXV.  —  1006.  -1.  11 


Digitized  by 


Googk 


162 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


dédirait,  sur  le  terrain  des  concessions;  et  que,  Topiûlon  de 
Consalvi  ayant  tardé  à  prévaloir,  il  fallut  moins  de  cinq  ans  pour 
que  Rome  eût  à  prendre  des  mesures  contre  le  vicaire  Milner, 
chef  de  ces  intransigeans  qu'un  instant  elle  avait  paru  encoura- 
ger (1).  Lorsque  Consalvi  souhaitait  pour  TÉglise  britannique  le 
triomphe  de  certaines  solutions  modérées,  ce  n'était  point  le 
politique,  mais  bien  plutôt  le  prêtre,  qui  parlait  {et  qui  insistait 
«  Il  est  des  gens  en  Irlande,  écrivait-il,  qui,  d'une  façon  médiocre- 
ment innocente,  se  servent  du  prétexte  de  la  religion  pour  leurs 
desseins  et  pour  leurs  fins  politiques...  Les  Irlandais  sont  natu« 
rellement  très  ennemis  de  l'Angleterre,  et  quelques-uns,  môme 
sans  le  vouloir,  voient  en  noir  tout  ce  qui  vient  de  l'Angle- 
terre. » 

L'œil  aiguisé  de  Gonsahn  discernait  le  point  précis  où  finis- 
sait  la  vraie  sollicitude  pour  les  intérêts  religieux  et  où  com- 
mençait, au  contraire,  l'exploitation  politique  de  ces  intérêts; 
et  sa  conscience  d'homme  d'Église  avait  l'inflexibilité  nécessaire 
pour  dissiper  toute  confusion,  dire  halte  à  toute  ingérence,  et 
dégager  l'Eglise  de  toute  compromission.  L'ère  du  parlementa- 
risme commençait;  les  formes  nouvelles  de  la  vie  civique  dans 
les  divers  pays  exposaient  TEglise  à  certains  périls  en  même 
temps  qu'elles  lui  ménageaient  certains  avantages;  la  politique 
suivie  par  Consalvi  à  Tendroit  de  l'Angleterre  montra  qu'il  pres- 
sentait, avec  une  admirable  équité  d'intelligence,  et  ces  périls  et 
ces  avantages.  Il  entrait  dans  l'esprit  de  cette  politique  que 
l'Église  ne  fût  liée  à  aucun  parti  non  plus  qu'à  aucune  com- 
binaison d'intérêts  internationaux.  Pie  Vil  avait  mieux  aimé 
subir  l'infortime  que  d'adhérer  aux  décisions  commerciales  aux- 
quelles Napoléon  soumettait  l'Europe  ;  la  fin  de  son  pontificat 
fut  k  l'avenant  du  début;  et  le  secrétaire  d'État  Consalvi  fut 
aussi  libre  à  l'endroit  des  vainqueurs  de  Napoléon  qu'il  l'avait 
été  à  l'endroit  de  Napoléon. 

L'avènement  du  cardinal  délia  Genga,  devenu  Pape  sous  le 
nom  de  Léon  XII,  renvoya  Consalvi  à  l'horticulture  qu'il  aimait. 
Une  leltre  de  Louis-Philippe  existe,  dans  laquelle  le  futur  roi 
des  Français  dit  au  cardinal  :   «  Le  prince  de  Talleyrand,  qui 

(1)  L'ouyrage  capital  sur  la  question  est  celui  du  P.  Amherst,  S.  J.  :  Thê  History 
ofCatholic  émancipation  and  the  progress  of  the  eatholic  Church  in  the  British 
IsUs  from  1771  to  ISiO,  IJ,  p.  141  et  suiv.  (Londres,  Hegan,  i8S6)  :  U  a  désormais 
besoin  d'être  complété  à  l'aide  des  documens  que  publie  le  P.  Binicri. 


Digitized  by 


Googk 


UN   AN   DE  POLITIQUE   PONTIFICALE.  163 

garde  de  vous  le  plus  tendre  souvenir,  me  disait  dernièrement 
que  votre  seul  plaisir  était  la  culture  des  fleurs  (1).  »  Un  jour  il 
fut  tiré  de  ce  plaisir  par  un  appel  du ,  pontife  nouveau  qui  le 
conviait  à  venir  causer;  Gonsalvi,  malade,  se  fit  porter  auprès 
du  Pape.  C'est  un  vaste  sujet  de  causerie  que  TUnivers  :  Consalvi 
se  complut  à  parler  des  germes  qu'il  avait  semés  en  vue  du 
rapprochement  de  l'Angleterre  avec  le  Saint-Siège.  On  vendait 
toujours,  dans  Rome,  la  gravure  sur  laquelle  Pie  VII,  entouré  de 
la  Force,  de  la  Mansuétude  et  de  la  Gloire,  se  faisait  présenter 
par  Consalvi  quatre  belles  effigies  de  femmes  agenouillées,  qui 
représentaient  Rome,  Ravenne,  Bologne  et  Ferrare;  mais  la 
pensée  de  Consalvi,  toujours  portée  vers  l'avenir,  aspirait  à 
d'autres  conquêtes.  Les  efforts  qu'il  avait  faits  à  Vienne  pour 
mettre  d'accord  le  Saint-Siège  et  lord  Castlereagh  n'avaient  pas 
été  des  victoires,  et  pourtant  on  eût  dit  qu'entre  tous  les  souve- 
nirs que  gardait  Consalvi  du  Congrès  de  Vienne,  celui-là  lui  était 
le  plus  précieux.  Il  souhaita  à  Léon  XII  de  moissonner,  en  Angle- 
terre, ce  que  lui-même  avait  semé.  Léon  XII  écoutait;  il 
regretta  peut-être  que  Consalvi,  à  qui  ses  forces  interdisaient 
d'accepter  la  préfecture  de  la  Propagande,  ne  fût  plus  qu'horti- 
culteur, et  Consalvi  s'en  retourna  vers  ses  fleurs,  destinées  à  lui 
survivre...  Bientôt  après,  Consalvi  n'était  plus  :  les  dernières 
paroles  qu'avait  prononcées  ce  grand  homme  faisaient  augurer 
le  réveil  du  catholicisme  anglais  ;  et  le  chroniqueur  qui  en  prit 
note  et  qui  pour  toujours  en  fixa  l'expression  était  dès  lors  en 
passe  de  devenir  célèbre:  il  devait  être  le  cardinal  Wiseman. 

Georges  Goyau. 

(1)  Crétineau-Joly,  Mémoireê  du  cardinal  Consalvi,  I,  p.  137. 


Digitized  by 


Googk 


LES  RESULTATS 


PS  YCHO  -  PHYSIOLOGIE 


I 

D'abord,  en  quoi  consiste,  au  juste/  cette  conception  d'une 
psycho-physiologie  ? 

Aux  alentours  de  1830,  la  haute  Université  avait  donné  de 
la  psychologie  une  idée  très  simple  :  «  La  psychologie  est  la 
science  du  principe  intelligent,  de  Thomme,  du  mot.  »  Ou  encore  : 
«  La  psychologie  est  cette  partie  de  la  philosophie  qui  a  pour 
objet  la  connaissance  de  Tâme  et  de  ses  facultés  étudiées  par  le 
seul  moyen  de  la  conscience.  »  D'ailleurs,  rien  ne  semblait  plus 
facile  que  cette  étude  ni  plus  certain  :  A  la  Sorbonne  et  au 
Collège  de  France,  Victor  Cousin,  Roy er-Col lard,  Jouifroy,  la 
menaient  de  concert.  «  L'âme  se  connaît,  se  saisit  immédiate* 
meftt,  »  affirmaient-ils. 

Seulement  ces  grands  professeurs  étaient  romantiques;  à 
côté  de  la  littérature  du  «  moi,  »  qui  représente  l'expansion  sen- 
timentale de  l'individu,  ils  entreprenaient  la  psychologie  du  moi, 
qui  représente  son  expansion  intellectuelle.  Dans  l'un  et  Tautre 
cas,  en  effet,  le  principe  est  le  même,  c'est  le  subjectivisme.  Or, 
s'il  est  açlmissible  que  le  suhjectivisme  soit  la  source  même  du 
lyrisme,  il  est  contradictoire  de  le  supposer  principe  de  science. 
Le  poète  et  l'observateur  ne  suivent  point  les  mêmes  voies. 

C'est  ce  qui  frappa  Auguste  Comte  :  «  L'observation  inté- 
rieure, dit-il,  engendre  presque  autant  d'opinions  divergentes  qu'il 
y  a  d'individus  croyant  s'y  livrer.  »  Et  puis,  à  supposer  qu'il  y 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LÀ  PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  165 

ait  accord  entre  ces  diverses  observations  intérieures,  en  serions- 
nous  bien  avancés?  Quels  résultats  précis  obtiendrions-nous 
ainsi  ?  Nous  décrivons  ce  que  nous  constatons  dans  notre  con- 
science ;  nous  ne  l'expliquons  pas.  «  Contempler  l'esprit  en  lui- 
même,  dit  toujours  Auguste  Comte,  c'est  faire  abstraction  des 
causes  et  des  effets,  c'est  regarder  de  loin  des  résultats  dont  les 
conditions  échappent  nécessairement.  »  Et,  à  la  vérité,  quand  on 
examine  le  principe  d'une  méthode  introspective,  on  ne  peut 
guère  ajouter  à  la  critique  positiviste. 

C'est  que,  à  côté  de  cette  psychologie  inexistante,  Auguste 
Comte  avait  trouvé  de  son  temps  une  physiologie  constituée  : 
les  médecins,  déjà  ambitieux,  s'étaient  eux-mêmes  préoccupés 
des  (c  rapports  du  physique  et  du  moral.  »  Cabanis  avait  mis  en 
lumière  l'influence  du  sexe,  de  l'âge,  du  milieu,  du  régime,  de 
l'état  de  santé,  sur  les  fonctions  mentales.  Bichat  avait  été  jus- 
qu'à dire  que  les  passions  avaient  leurs  causes  uniquement  dans 
les  viscères.  Surtout  Gall  régnait.  Auguste  Comte  suivit  les  phy- 
siologistes, et  non  les  psychologues.  Il  réduisit  la  psychologie  des 
uns  à  la  physiologie  des  autres  :  «  La  théorie  positive  des 
fonctions  affectives  et  intellectuelles  est  donc  irrévocablement 
eonçne  conmie  devant  désormais  consister  dans  Tétude,  à  la  fois 
expérimentale  et  rati<mnelle,des  différens  phénomènes  de  sensi- 
bilité intérieure  propres  aux  ganglions  cérébraux  dépourvus  de 
tout  appareil  extérieur  immédiat,  ce  qui  ne  constitue  qu'un 
simple  prolongement  général  de  la  physiologie  animale  propre- 
ment dite,  ainsi  étendue  jusqu'à  ses  dernières  attributions  fon- 
damentales. » 

Auguste  Comte  exagérait,  évidemment.  »  Les  successions  des 
phénomènes  mentaux,  objectait  déjà  Stuart  Mill,  ne  peuvent 
être  déduites  des  lois  physiologiques  de  notie  organisme  ner- 
veux. »  La  physiologie  pure  ne  vaut  donc  guère  mieux  que  la 
psychologie  pure;  mais  la  conception  des  Cousiniens  et  celle 
de  Comte  s'éclairent  mutuellement  et  se  font  pendant.  Ce  sont 
deux  extrêmes  logiques  entre  lesquels  la  psychologie  n'a  cessé 
d'osciller,  au  cou^-s  de  son  histoire,  pour  se  trouver  un  point 
d'équilibre.  Si  elle  reste  cousinienne,  en  effet,  elle  ne  peut 
«devenir  positive  ;  si  elle  continue  d'être  comtiste,  elle  cesse  d'être 
psychologique.  Comment  lever  cette  difficulté? 

Or,  je  trouve  en  moi  cife« événemens, tels  qu'il  non  existe  pas 
de  Semblables  dans  l'univers  *  ce  sont  mes  seul  imens  mes  id^ies, 


Digitized  by 


Googk 


166  BEVUE   DES  DEUX   MOHDEfi. 

mes  décisions.  Ces  évënemens  ont  pour  caractéristique  qu'ils  ne 
sont  connus  que  de  moi  ;  ils  n'existent  que  si  je  les  connais. 
Il  me  suffira  de  donner  à  cette  conscience  spontanée  que  j'ai  de 
moi-même  la  rigueur  de  la  réflexion  pour  constituer  une  expé- 
rience utile.  Appelons  psychologique  la  connaissance  que  j'ai, 
moi,  de  ces  événemens  qui  me  sont  propres. 

D'autre  part,  si  j'ai  la  sensation  de  lumière,  par  exemple, 
c'est  qu'un  excitant  mécanique  :  un  mouvement  vibratoire,  a  agi 
sur  mon  œil,  c'est  qu'une  impression  physiologique,  dans  mon 
organe  sensoriel  et  dana  mon  cerveau,  a  suivi  cette  excitation. 
Supprimer  ces  antécédens  objectifs  serait  supprimer  ma  sensation 
subjective.  Mes  états  intérieurs  ont  des  antécédens  ou  des  con* 
séquens  dans  mon  organisme.  Ils  suivent  ou  précèdent  des  mo- 
difications de  mon  système  nerveux.  Ils  viennent  s'insérer  dans 
une  série  matérielle,  et  leur  liaison  avec  tous  les  termes  de  cette 
série  est  telle  que  leurs  variations  sont  concomitantes  des  varia- 
tions de  ces  termes.  Pour  les  connaître,  il  faut  donc  connaître 
leurs  conditions,  leurs  résultats.  Appelons  physiologique  cette 
seconde  connaissance,  et  nous  donnerons  le  nom  de  psycho^ 
physiologie  à  l'étude  parallèle  de  ce  qui  se  passe  dans  ma 
conscience,  de  ce  qui  se  passe  dans  mon  organisme.  L'une  sera 
le  complément  de  Tautre. 

Bien  plus,  l'étude  physiologique  sera  le  moyen,  la  méthode 
de  l'étude  psychologique.  Car  n'est-il  pas  plus  facile  d'observer 
exactement  les  contractions  de  mes  muscles,  les  impressions  de 
mes  organes  sensoriels,  les  variations  de  ma  respiration  et  de 
ma  circulation  que  mes  pensées,  mes  perceptions  et  mes  émo- 
tions, ce  qui  tombe  sous  les  sens  de  tout  le  monde  que  les  mou- 
vemens  d'une  conscience,  qui  seule  peut  se  saisir  elle-même? 
«  L'âme,  disait  le  métaphysicien  Descartes,  est  plus  aisée  à  con- 
naître que  le  corps.  »  C'est  le  contraire  pour  le  psycho-physio- 
logue. 

Ainsi,  la  perpétuelle  tendance  de  la  psychologie,  durant  un 
demi-siècle,  à  se  rapprocher  de  la  physiologie  révèle  seulement 
son  effort  pour  devenir  positive.  Ayant  aperçu  la  contrariété  de 
ces  deux  mots  :  science  et  conscience,  elle  a  supposé  cette  syno- 
nymie :  psychologie  scientifique,  psychologie  physiologiqpie. 

Est-ce  là  un  rapprochement  légitime  ou  illusoire?  La  psycho- 
logie ne  dispose-t-elle  vraiment  que  de  la  physioloirie  pour  de* 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS    DE   LA   PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  167 

venir  scientifique?  c'est  ce  que  nous  découvrirons  sans  doute, 
en  examinant  successivement  quelques-uns  des  résultats  obtenus 
par  les  trois  tentatives  où  s'est  accusé  le  plus  vivement  ce  besoin 
de  précision  expérimentale,  —  la  psycho-physique,  la  physio- 
psychologie,  la  psycho-pathologie. 

II 

La  psycho-physique  prétend  se  modeler,  ainsi  que  son  nom 
rindique,  sur  les  sciences  de  la  nature  les  plus  exactes.  Elle  vise 
à  expérimenter  comme  en  physique.  Substituer  à  Tétude  inté- 
rieure du  fait  psychologique  Tétude  objective  du  fait  physiolo- 
gique, c'est  bien,  parce  que  les  sens  sont  plus  exacts  que  la  con- 
science. Mais  ce  n'est  pas  assez.  N'est-il  pas  possible  de  remplacer 
à  leur  tour  les  sens  par  des  appareils,  des  instrumens  enregis- 
treurs ? 

En  d'autres  termes,  parmi  les  antécédens  d'une  sensation,  il 
y  a  un  fait  physiologique,  l'impression,  c'est-à-dire  tous  les  chan- 
gemens  survenus  dans  les  organes,  les  nerfs  et  les  centres  sen^ 
soriels  :  on  ne  peut  guère  que  l'observer.  Et  il  y  a  un  fait  phy- 
sique, l'excitation  :  c'est  une  force  qui  agit  du  dehors  sur  l'organe, 
une  vibration  lumineuse,  par  exemple,  un  mouvement.  Or  cette 
excitation  est  mesurable  :  mesurons-la...  Nous  ferons  ainsi  péné- 
trer dans  la  psychologie  la  précision  même  des  mathématiques. 
Nous  formulerons  algébriquement,  comme  la  loi  de  la  chute  des 
corps,  celle  qui  régit  les  rapports  de  l'univers  mécanique  et  de  la 
conscience  sensible.  Ainsi  deux  bougies  ne  nous  procurent  pas 
une  sensation  de  lumière  qui,  par  sa  vivacité,  soit  le  double  de 
l'éclairage  fourni  par  une  jjougie.  Un  orchestre  de  cent  violons 
ne  fait  pas  cent  fois  plus  de  bruit  qu'un  violon  :  il  s'en  faut  de 
beaucoup.  De  combien  s'en  faut-il?  La  sensation  et  Texcitation  ne 
croissent  pas  proportionnellement.  L'œuvre  de  la  science  psycho*- 
physique  sera  de  donner  à  cette  observation  grossière  une  expres- 
sion rigoureuse.  Toute  science  n'est  que  mesure  de  la  quantité. 

Cette  conception  est  d'origine  surtout  allemande,  on  le  pense 
bien,  et  n*est  pas  toute  neuve.  C'est  en  1860  que  Pechner,  le 
plus  éminent  des  psycho-physiciens,  a  défini  son  dessein  :. 

«  J'entends,  par  psycho-physique,  une  théorie  exacte  des 
rapports  entre  Tâme  et  le  corps,  et,  d'une  manière  générale, 
entre  le  monde  physique  et  le  monde  psychioue.  » 


Digitized  by 


Googk 


168 


REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 


Ce  n'est  pas  que  Fechner  prétende  absorber  toute  la  psycho- 
logie, ou  môme  la  psycho-physiologie,  dans  la  psycho-physique  : 
il  est  un  large  esprit.  Il  songe  plutôt  à  fonder  une  sorte  de 
science  intermédiaire,  celle  des  rapports  de  la  sensation  et  de 
l'excitation,  caractérisée  par  Temploi  de  Texpérimentation  véri- 
table, de  la  mesure,  et  du  calcul. 

Les  expériences  auxquelles  il  s'est  livré,  lui  et  ses  disciples, 
sont  en  nombre  inQni.  Mais  il  est  aisé  de  les  ramener  à  deux 
types  élémentaires,  puisqu'elles  ne  peuvent  porter  que  sur  les 
sensations. 

Nos  organes  sensoriels,  en  effet,  ne  recueillent  pas  toutes  les 
excitations  :  les  unes  n'atteignent  pas,  les  autres  dépassent  la 
limite  de  leur  capacité.  Un  son  trop  léger  n'est  pas  perçu  non  plu^ 
qu'une  lumière  trop  pâle  ;  quel  est  donc  le  point  précis  où  l'excir 
tation  devient  perceptible,  c'est-à-dire  capable  de  produire  dans 
la  conscience  la  plus  petite  sensation,  la  sensation  initiale?  Il  y 
a  un  <i  seuil  »  que  l'excitation  doit  franchir  pour  devenir- une 
sensation  :  où  est  ce  seuil  de  la  conscience?...  Supposons  un 
appareil  qui  puisse  mesurer  l'intensité  de  l'excitation,  un  autre 
appareil  qui  puisse  fixer  le  moment  de  la  sensation,  on  obtien- 
drait ainsi  le  mifiimum  sensible.  Or,  on  a  construit  ces  appareils, 
déterminé  ce  minimum  :  pour  la  température,  par  exemple,  celle 
de  la  peau  étant  IS"",!,  ce  sera  une  augmentation  de  1/8  de  degré, 
centigrade  ;  pour  la  lumière,  l'éclairage  d'un  velours  noir  par  une 
bougie  située  à  8  pieds  7  pouces;  pour  le  son,  une  boule  de  liège 
de  0^^,001  tombant  de  0,001  sur  une  plaque  de  verre,  l'oreille 
étant  à  91  millimètres. 

Mais,  —  et  c'est  là  le  second  type  d'expériences,  —  l'excita- 
tion varie  :  elle  peut  s'accroître.  Si  elle  s'accroît  d'une  quantité 
trop  petite,  nous  n'avons  pas  la  sensation  d'une  différence.  Si, 
par  exemple,  l'on  exerce  une  pression  de  1  gramme  sur  les  doigts 
d'un  sujet,  il  faut  augmenter  la  pression  d'un  tiers  de  gramme, 
pour  que  cette  augmentation  soit  perçue.  Cette  sensation  de  la 
plus  petite  différence  possible  constitue  ce  qu'on  pourrait  appeler,' 
par  rapport  au  minimum  sensible  du  seuil  de  la  conscience,  un 
minimum  différentiel,  le  minimum  sensible  relatif.  La  détermi- 
nation de  ce  minimum  différentiel  est  d'autant  plus  utile  qu'il 
est  constant  :  quelle  que  soit  son  intensité,  il  est  nécessaire  que 
l'excitation  croisse  toujours  dans  une  même  proportion  par  rap- 
port à  elle-même  pour  c[ue  cet  accroissement  soit  perçu  sous  la 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LA   PSTCHO-PIfCTSIOLOGlE.  169 

forme  d'un  accroissement  dans  Tîntensité  de  la  sensation.  Si  pour 
une  pression  de  1  gramme,  il  faut  un  tiers  de  gramme,  pour  une 
pression  ae  10  grammes,  il  faudra  une  augmentation  de  un  tiers 
de  10  grammes.  La  proportion  est  la  même  pour  la  tempéra- 
ture, pour  le  son.  Pour  la  lumière,  un  accroissement  de  1  pour  100 
suffit.  Il  est  donc  possible  de  résumer  toutes  ces  expériences  par 
une  loi ,  exprimant  la  constance  de  l'excitation ,  dans  tous  ses 
^ccroissomens,  pour  tous  les  sens.  Un  autre  psycho-physicien^ 
Weber,  est  devenu  célèbre  pour  avoir  tenté  de  donner  à  cette  loi 
une  formule  absolument  mathématique  : 

La  sensation  croit  comme  le  logarithme  de  F  excitation. 

Ceux  qui  savent  ce  que  c'est  qu'un  logarithme  admireront 
sans  doute  cette  extrême  précision  des  résultats  psycho-phy- 
siques. Ceux  qui  l'ignorent  n'admireront  pas  moins. 

Mais,  si  pour  les  sensations  on  a  dû  s'en  tenir  surtout  à  leur 
intensité,  il  est  un  autre  caractère  par  où  les  phénomènes  de  la 
conscience  semblent  encore  offrir  une  prise  à  la  mesure,  c'est 
leur  durée. 

Le  plus  éminent  représentant  de  la  psychologie  allemande, 
son  véritable  chef  et  initiateur,  celui  qui  fut  le  premier  à  for- 
muler les  principes  de  la  liaison  psycho-physiologique  en  géné- 
ral, Wundt,  a  institué,  dans  son  laboratoire  de  Leipzig,  des  expé- 
riences de  cette  espèce. 

L'opération  est  très  simple  :  on  soumet  le  sujet  à  une  excita- 
tion, une  piqûre  à  la  main,  par  exemple,  et  on  le  prie  d'accuser 
sa  sensation  par  une  réaction,  en  pressant  le  bouton  d'un  appa- 
reil, par  exemple.  L'intervalle  qui  sépare  l'instant  enregistré  par 
les  deux  appareils  mesure  le  «  temps  de  réaction.  » 

Ce  temps  de  réaction  est  infiniment  complexe.  Il  comprend 
tout  au  moins  :  le  temps  physiologique  représenté  par  la  marche 
de  l'excitation  de  la  périphérie  au  centre;  le  temps  psycholo- 
gique de  la  sensation  ;  le  temps  psychologique  de  la  décision  4 
prendre  pour  .réagir  ;  le  temps  physiologique  que  constitue  le 
trajet  de  l'influx  nerveux  du  centre  à  la  périphérie,  vers  les 
muscles. 

Dans  cet  ensemble,  comme  on  le  voit,  les  deux  temps  psycho- 
logiques qu'il  s'agit  de  mesurer  sont  pris  entre  deux  temps  phy- 
siologiques, dont  nous  ne  savons  pas  quand  Tun  finit  ni  f|Tiand 
l'autre  commence.  Pour  les  atteindre,  il  suffira  sans  doute  ilé 


Digitized  by 


Googk 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compliquer  l'opération  mentale  :  par  exemple,  on  imposera  au 
sujet  de  réagir  avec  la  main  gauche  s'il  voit  une  lumière,  et  avec 
la  main  droite  s'il  ressent  ime  piqûre,  ou  bien  on  lui  prescrira  de 
réagir  avec  le  petit  doigt,  s'il  est  piqué  au  pouce  et  avec  le  pouce 
sïl  est  piqué  au  petit  doigt.  La  réaction  devient  ainsi  beaucoup 
plus  difficile,  par  le  double  fait  d'une  attente,  puisque  le  sujet 
ne  sait  pas  ce  qui  va  se  passer,  et  d'une  attention,  puisqu'il  devra, 
selon  le  cas,  faire  un  choix.  C'est-à-dire  que  la  série  psycholo-. 
gique  se  trouve  considérablement  renforcée  par  rapport  à  la  série 
physiologique  pure  :  le  retard  de  la  réaction  mesurera  la  rapi- 
dité de  la  pensée.  Or,  ce  retard  est  très  appréciable.  La  pensée 
n'a  rien  de  l'éclair  :  elle  est  môme  très  lente  :  sa  vitesse  varie 
avec  les  individus,  les  dispositions  des  individus,  et  l'on  a  pu 
espérer  trouver  une  formule  mathématique,  d'après  les  temps  de 
réaction,  pour  évaluer  l'intelligence  des  hommes.  L'influx  ner- 
veux lui-môme  ne  circule  que  fort  doucement  dans  les  voies  qui 
le  conduisent  de  la  périphérie  au  centre,  du  centre  à  la  péri- 
phérie. Si  je  ne  me  trompe,  Wundt  estime  sa  vitesse  à  33  mètres 
par  seconde. 

En  vérité,  ne  sont-ce  pas  là  des  résultats?...  Ils  ont  été  telle- 
ment discutés,  dans  toutes  les  écoles,  qu'il  n'est  pas  possible  d'en 
ignorer  l'existence,  au  moins  historique.  Ces  quelques  détails 
suffisent  sans  doute  à  en  montrer  la  minutie,  l'apparence  posi- 
tive, et  l'on  comprend  que,  lancée  par  un  esprit  aussi  vigoureux 
que  Fechner,  appuyée  par  l'autorité  de  Wundt,  la  pscho-phy- 
sique  ait  eu  d'abord  une  fortune  éclatante.  Depuis  vingt-cinq  ans, 
non  seulement  en  Allemagne,  mais  en  France,  en  Italie,  en 
Amérique,  les  laboratoires  n'ont  cessé  de  se  multiplier  et  de 
s'enrichir,  les  appareils  de  se  perfectionner  et  de  se  diversifier. 
Bientôt,  on  ne  s'en  tint  plus  à  la  mesure  des  «  temps  de  réac- 
tion, »  et  l'on  s'appliqua  à  saisir  des  phénomènes  plus  délicats 
et  plus  profonds.  De  l'étude  des  sensations,  on  s'éleva  à  celle  des 
émotions,  où  l'on  voulut  déterminer  toutes  les  modifications 
qu'elles  peuvent  entraîner,  dans  la  circulation,  la  respiration,  la 
tension  musculaire.  On  accumula  le  plétysmographe,  le  sphyg- 
mographe,  les  esthésiomètres,  les  dynamomètres,  les  appareils 
graphiques  de  tout  genre.  On  a  mesuré,  grâce  à  des  accidens 
favorables,  jusqu'aux  variations  caloriméiriques  du  cerveau 
et  je  connais  de  jeunes  passionnés  qui  n'accomplissent  aucun 
acte  de  leur  vie  humaine  sans  un  outillage  scientifique.  Dans 


Digitized  by 


Googk 


WW^'-^ 


LES   RÉSULTATS   DE   LA   PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  171 

cette  universelle  fièvre  psychométrique,  TAllemagne,  est-il  besoin 
de  le  dire,  resta  la  plus  ardente.  Ses  représentans  furent  honoréjs 
dans  les  Congrès  et  il  sembla  un  moment  que  la  psychologie  ne 
pouvait  avoir  d'autre  forme  que  ce  travail  de  laboratoire,  qui,  de 
Leipzig,  avait  rayonné  dans  le  monde. 

Pourtant,  Téclat  même  de  ce  succès  devint  bien  vite  dange- 
reux. On  exagéra.  En  France,  notamment,  la  psychométrie,  qui 
ne  fut  qu'une  imitation,  se  défendit  mal  de  la  puérilité.  Son 
principal  représentant,  à  peine  officiel,  M.  Alfred  Binet,  après 
avoir  tenté  de  réunir  quelques  élèves  dans  un  laboratoire  annexé 
à  la  Sorbonne,  ne  parvint  guère  à  y  maintenir  que  des  secré- 
taires. Il  s'adonne  aujourd'hui  à  des  travaux  de  société,  comme 
la  graphologie,  et  même  à  des  essais  de  philosophie  générale  sur 
«  l'âme  et  le  corps.  »  VAnnée  psychologique,  où  il  avait  eu 
l'heureuse  idée  de  résumer  régulièrement  l'ensemble  des  travaux 
de  ce  genre,  n'offre  plus  .l'intérêt  d'autrefois,  indiquant  par  là 
même  la  généralité  de  ce  recul.  L'Allemagne  elle-même  est  au- 
jourd'hui frappée,  semble-i-il,  de  découragement.  Les  derniers 
ouvrages  de  Wundt  révèlent  des  préoccupations  plus  larges  où 
Ton  voit  bien  que,  d'instinct,  il  fut  toujours  un  philosophe  et  un 
logicien  :  il  s'intéresse  à  la  psychologie  des  peuples.  Son  pério- 
dique, les  Philosophische  Siudien^  n'a  pas,  lui  non  plus,  gardé 
le  prestige  de  ces  débuts.  Déjà  au  Congrès  de  Paris,  en  1900, 
l'école  allemande  avait  cessé  d'absorber  toute  l'attention  des 
psychologues.  Elle  avait  paru  effacée.  Au  congrès  de  Rome,  en 
1905,  elle  ne  parut  même  pas.  On  put  croire  qu'elle  avait  cessé 
d'exister. 

D'une  destinée  tout  à  la  fois  si  brillante  et  si  courte,  quelles 
furent  donc  les  causes?  Il  serait  intéressant  de  les  dégager  au- 
jourd'hui. Ce  serait  sans  doute  marquer  du  même  coup  la  valeur 
de  la  tentative. 

D'abord,  la  seule  idée  d'une  psychométrie  est  d'un  attrait 
presque  irrésistible,  il  faut  bien  le  reconnaître.  Dans  une  science 
comme  la  psychologie  où  tout  est  fuyant,  mystérieux,  insaisis- 
sable, on  avait  cru  découvrir  de  suite  un  élément  de  précision 
définitif.  Spinoza  avait  tenté  autrefois,  avec  les  passions,  une 
psychologie  géométrique,  où  l'on  voyait  les  mystères  du  cœur 
définis  et  enchaînés  par  théorèmes,  more  geometrico  :  qu'était-ce 
que  cela?  On  entrevoyait  maintenant  une  psychologie  mimé* 


Digitized  by 


Googk 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rique,  algébrique,  avec  des  chiffres!...  Faut-il  s'étonner  qu'on 
ait  subi  là  plus  qu'ailleurs  Téblouissement  mathématique,  TiATesse 
de  la  mesure  et  du  calcul?  L'appareil  enregistreur  enthousiasma 
les  esprits  positifs.  La  psychologie  qui,  hier,  n'existait  point, 
dépassait  d'un  seul  coup  les  sciences  mêmes  de  la  vie  et,  d'em- 
blée, s'égalait  en  rigueur  à  la  physique  mécanique... 

Mais.,  si  l'idée  fut  séduisante,  combien  en  devaient  être  rapi- 
dement décevantes  l'exécution  et  la  pratique!...  Sans  doute  la 
forme  parfaite  de  la  science  est  la  forme  mathématique  ;  il  est 
même  admissible  que  toutes  les  sciences  doivent  revêtir  quelque 
jour  cette  forme  parfaite.  Qui  ne  voit  pourtant  qu'elles  ne  peu- 
vent commencer  par  là,  et  la  psychologie  moins  que  toute  autre? 
La  moindre  faute  de  la  psycho-physique  serait  donc  d'avoir  brûlé 
toutes  les  étapes  d'un  progrès  avenir  et  peut-être  séculaire. 

Mais  il  y  a  plus,  et  je  me  demande  si,  de  toutes  les  sciences,  la 
psychologie  n'est  pas  la  seule  qui,  pan  définition,  doive  échapper 
à  l'usage  de  toute  mesure  et  de  tout  calcul. 

Car  enfin  que  voulez-vous  mesurer?  Sur  quoi  voulez- vous 
calculer?  Je  vois  bien  qu'à  l'aide  de  vos  appareils  compliqués 
vous  déterminez  assez  exactement  l'excitation  qui  précède  ma 
sensation.  Mais  ma  sensation  même,  c'est  ma  conscience  qui  la 
mesure  et  qui  prononce  qu'une  surface  est  plus  ou  moins 
éclairée.  Une  sensation  produite  en  moi  par  une  bougie  n'est 
pas  la  même  qu'une  sensation  produite  par  deux  bougies. 
J'accuse  cette  diflférence  dans  mon  langage  et  vous  l'interprétez 
dans  le  vôtre  en  disant  qu'il  y  a  de  l'une  à  l'autre  sensation 
une  différence  cT intensité ?Wous  entendez  par  là  qu'une  sensa- 
tion de  son  et  une  sensation  de  lumière  diffèrent  pour  moi  par 
leur  qualité,  mais  qu'une  sensation  de  lumière  moindre  ne 
diffère  d'une  sensation  de  lumière  plus  vive  que'  par  le  degré, 
non  par  la  nature.  En  ê tes- vous  sûr  ?  Ne  faudrait-il  pas  d'abord 
avoir  défini  du  dedanSy  par  la  conscience,  cette  intensité  dont 
vous  supposez  seulement  la  signification?  Au  fond,  les  sensa- 
tions qui  me  semblent  d'une  même  espèce,  une  lumière  et  une 
lumière,  ne  se  distingueut-elles  pas  pour  ma  conscience  comme 
deux  individus,  comme  un  homme  d'un  autre  homme,  et  pas 
seulement  par  leur  taille?  Votre  mesure  ne  saisit  pas,  ne  saisira 
jamais  en  elles  ce  qu'elles  ont  de  proprement  psychologique, 
par  opposition  à  cet  excitant  dont  vous  jouez  si  bien  parce 
qu'il  est  physique,  je  veux  dire  ce  qu'elles  ont  d'essentiel  et  de 


Digitized  by 


Googk 


LES  RÉSUITATS   DE  LA   PSYCHO -PHYSIOLOGIE'  t'l73 

caractëristique,  et  qui  fait  quelles  sont  des  sensations  de  ma 
conscience,  non  des  \ibrations  du  milieu  extérieur  des  meuve- 
mens  lumineux  ou  sonores.  Vous  commettez  même  une  erreur 
plus  grossière  :  vous  oubliez  mon  opgane  sensoriel,  mon  système 
nerveux.  Car  cette  excitation,  que  vous  enregistrez  si  scïnpu- 
leusement,  n  a  pas  de  réalité,  de  grandeur  par  elle-môûie  Son 
action  dépend  de  mes  dispositions  physiologiques,  «t  elle  varie 
d'après  Tétai  de  l'appareil  sensoriel  qui  va  la  recueillir  Dans 
les  fameuses  expériences  sur  la  durée  des  réactions,  combien 
de  fois  enregistre-t-on  la  réponse  avant  que  la  question  ait  été 
posée,  par  l'effet  de  cette  même  hâte  nerveuse  qui  presse  la 
détente  sans  que  l'œil  ait  visé?  Je  ire  suis  pas  une  macliim, 
et  voici  qu'après  avoir  négligé  la  conscience,  vous  omettez 
la  vie. 

111 

La  psychométrie,  en  France,  avait  été  le  prolongement  de  la 
psycho -physique  allemande  :  nous  venons  de  le  voir.  D'une  ma- 
nière plus  générale,  l'influence  étrangère  fut  considérable  sur 
notre  psychologie  :  elle  s'est  exercée  par  l'intermédiaire  d'un 
homme,  sans  lequel  tout  le  mouvement  que  nous  étudions 
serait  absolument  incompréhensible  chez  nous,  M.  Th.  Ribot. 

Il  était  professeur  en  province,  lorsque,  pour  occuper  ses  loi- 
sirs, il  entreprit  de  vulgariser  en  France  les  travaux  du  dehors. 
Dans  les  préfaces  retentissantes  de  ses  deux  ouvrages,  La 
Psychologie  anglaise  et  La  Psychologie  allemande^  c'est  lui 
qui,  après  Auguste  Comte,  avec  des  faits  à  l'appui,  a  revisé  le 
procès  de  la  psychologie  introspective  et  l'a  condamnée,  cette 
fois-ci,  sans  appel.  De  là  il  retira  naturellement  le  désir  de  faire 
pour  son  propre  compte  l'essai  des  méthodes  nouvelles. 

Doué  de  cet  esprit  critique,  propre  à  ceux  qui  ont  reçu  la 
culture  de  l'Université,  sympathique  à  la  psycho-physique, 
M.  Ribot  ne  se  laissa  pourtant  point  griser  par  elle.  «  Nous  avons 
exposé  ces  faits,  dit-il  avec  une  méritoire  réserve,  sans  en  exa- 
gérer l'importance  définitive,  mais  en  les  considérant  comme 
une  pierre  d'attente,  et  la  méthode  employée  comme  une  solide 
promesse  de  succès...  »  Personnellement,  il  s'en  est  tenu  d'abord, 
en  dehors  de  toute  mesure,  au  point  de  vue  d'un  parallélisme 
physio-psychologique.  C'est  l'idée  même  des  Anglais  qu'il  n'avait 


Digitized  by 


Googk 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  moins  étudiés  que  les  Allemands,  lïdée  d'Herbert  Spencer, 
celle  de  TÉvolutionnisme. 

La  psychologie  se  rapproche  alors  non  plus  des  mathé- 
matiques ou  de  la  physique,  mais  des  sciences  naturelles.  Car 
évolution  implique  continuité  :  «  La  vie  du  corps  et  la  vie 
mentale  sont  des  espèces  dont  la  vie  proprement  dite  est  le 
genre.  »  Entre  les  faits  physiologiques  et  les  faits  psycholo- 
giques, quelle  démarcation  précise  tracer?  Pour  Spencer,  Taete 
réQexe  esquisse  Tinstinct,  la  mémoire,  la  volonté.  Sous  toutes 
ses  formes,  à  tous  ses  degrés,  la  vie  est  un  système  de  «  corres- 
pondances, »  une  adaptation  du  dedans  au  dehors.  L'être  vivant, 
même  doué  de  conscience,  entretient  des  relations  avec  son 
milieu.  Sa  conscience  reflète  ces  relations,  rien  de  plus  :  elle  les 
signifie  et  les  figure  dans  un  langage  particulier.  Elle  est  la  face 
éclairée  d'un  phénomène  dont  l'autre  plonge  dans  Tombre.  «  Les 
changemens  dans  les  cellules  nerveuses  sont  les  corrélatifs 
de  ce  que  nous  connaissons  subjectivement  comme  des  faits  de 
conscience.  »  Les  données  psychologiques  doivent  être  ainsi 
fournies  surtout  par  Thistologie,  Tanatomie  descriptive,  toute  la 
physiologie.  Car,  conotme  le  dit  cet  autre  psychologue  de  l'Ecole 
anglaise,  Alexandre  Bain  :  «  Nous  avons  toutes  raisons  de  croire 
que  toutes  nos  actions  mentales  sont  accompagnées  d'une  suite 
non  interrompue  d'actes  matériels.  Depuis  l'entrée  d'une  sensa- 
tion jusqu'à  la  production  au  dehors  de  l'action  qui  y  répond, 
la  série  mentale  n'est  pas  un  instant  séparée  d'une  série  d'ac- 
tions physiques.  » 

Donc,  à  la  suite  des  Anglais,  il  s'agissait  simplement  d'appli- 
quer la  méthode  scientifique,  «  des  variations  concomitantes  »  & 
deux  ordres  de  phénomènes.  Obseïvons  en  même  temps  com« 
ment  se  modifie  l'organisme,  quand  se  modifie  la  conscience. 
Si  nous  parvenons  à  constater  des  successions  régulières  entre 
les  changemens  matériels  et  les  changemens  moraux,  nous 
pourrons  formuler  comme  une  loi  physio-psychologique  la  dé- 
pendance des  uns  par  rapport  amx  autres. 

Soit  l'attention  :  on  l'avait  toujours  considérée  par  la  con- 
science seule.  Elle  apparaissait  alors  comme  une  sorte  d'  «  acte 
pur  »  de  l'esprit,  une  opération  de  la  .^pensée  mystérieuse  et 
insaisissable.  En  réalité,  pour  peu  qu'où  examine  Tattention  du 
dehors,  on  s'aperçoit  qu'il  n'en  est  rien.  «  L'attention,  dit 
M.  Ribot,  n'est  pas  une  activité  indéterminée...  Son  mécanisme 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LA   PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  175 

est  essentiellement  moteuVy  c'est-à-dire  qu'elle  agit  toujours  par 
des  muscles  et  sur  des  muscles,  principalement  sous  la  forme 
d'un  arrêt;  et  l'on  pourrait  choisir  comme  épigraphe  de  cette 
étude  la  phrase  de  Maudsley  :  «  Celui  qui  est  incapable  de  gou- 
verner ses  muscles,  est  incapable  d'attention.  »  L'attitude  cor- 
porelle d'un  homme  attentif  n'est  pas  la  même  que  l'attitude  d'un 
homme  distrait.  Comparez  un  auditoire  qui  s'ennuie  à  un  audi- 
toire captivé,  un  élève  dissipé  à  un  élève  recueilli,  un  auimal 
qui  guette  sa  proie  à  un  animal  qui  joue.  La  différence  de  ces 
deux  états  de  la  conscience,  attention  et  distraction,  s'accom- 
pagne et  se  traduit  par  des  modifications  physiologiques,  prin- 
cipalement musculaires.  Quel  est  donc  ce  mécanisme  et  à  quoi 
$ert-il?  La  recherche  se  trouve  ainsi  bien  facilitée. 

Dans  l'état  ordinaire,  en  effet,  c'est-à-dire  dans  l'état  de  dis- 
traction, les  sens  continuent  de  fournir  un  grand  nombre  de 
sensations,  la  mémoire  d'images  et  de  souvenirs;  c'est  un  papil- 
lonnement  perpétuel,  une  roue  qui  tourne  indéfiniment.  Dans 
l'état  d'attention,  au  contraire,  les  sens  sont  fermés,  la  mémoire 
arrêtée,  l'esprit  fixé  :  le  frein  a  été  serré  et  la  roue  ne  tourne 
plus.  Le  papillon  s'est  posé.  Nous  avons  im  état  de  «  mono- 
idéisme.  »  Or,  toute  l'attitude  de  l'homme  attentif  correspond  à 
ces  mouvemens  d'arrêt,  d'inhibition  musculaire.  «  Elle  dénote 
un  état  de  convergence  de  l'organisme  et  de  concentration  du 
travail,  »  car,  «  la  concentration  do  la  conscience  et  celle  des 
mouvemens,  la  diffusion  des  idées  et  ccUq  des  mouvemens  vont 
de  pair.  » 

Mais  chaque  genre  a  sa  réalisation  parfaite.  Le  chef-d'œuvre 
des  explications  physiologiques  est  la  théorie  célèbre  des  émo- 
tions, telle  qu'elle  a  été  proposée,  presque  simultanément,  par  le 
médecin  danois  Lange  et  par  le  psychologue  américain,  William 
James. 

Jusqu'au  petit  livre  de  Lange  et  à  l'article  de  James,  dans  le 
Mindy  on  avait  toujours  considéré  que  l'émotion,  étant  un  état 
violent,  s'accompagnait  naturellement  de  manifestations  corpo- 
relles, telles  que  des  gestes,  des  mouvemens,  des  jeux  de  phy- 
sionomie, de  la  rougeur  ou  de  la  pâleur,  de  l'essoufflement,  du 
rire  ou  des  larmes,  etc.  Dans  ces  divers  phénomènes,  on  voyait 
la  conséquence  et  le  résultat  de  l'émotion.  On  disait  :  J'aperçois 
]in  pistolet  braqué  sur  moi;  j'ai  peur  :  je  pâlis  et  je  me  sauve. 


Digitized  by 


Googk 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  supposons  que,  dans  une  émotion  violente,  on  supprime 
tous  ces  phénomènes  qui  ont  Tair  de  raccompagner,  que  reste- 
rait-il, au  juste,  dans  ma  conscience?  Une  représentation,  une 
froide  idée,  la  vue  d'un  pistolet  qui  me  laisserait  impassible.  Dès 
lors,  ces  moiivemens,  la  pâleur  et  la  fuite,  au  lieu  d'être  les 
effets  de  ma  peur,  n'en  seraient-ils  point  la  cause?  Ce  que  j'ap- 
pelle émotion,  ce  serait  simplement  la  conscience  de  toutes  ces 
manifestations  spontanées,  instinctives  de  mon  organisme.  Il 
faudrait  dire  :  «  Je  vois  un  pistolet  braqué  sur  moi  :  je  pâlis,  je 
me  sauve;  j'ai  peur.  »  En  d'autres  termes  encore,  il  n'y  a  pas 
de  différence  de  nature,  ni  de  mécanisme,  entre  une  sensation 
de  mes  sens  et  une  émotion.  Pour  que  j'aie  une  sensation  de 
lumière,  il  faut  que,  en  conséquence  d'une  excitation  extérieure, 
une  impression  soit  transmise  de  mon  organe  perceptif  à  mes 
centres  cérébraux.  De  même,  pour  que  j'éprouve  ce  trouble  que 
l'on  appelle  une  émotion,  il  est  nécessaire  que,  dans  mon  orga- 
nisme, se  soient  produits  des  changemens  de  circulation,  de 
respiration,  de  motricité,  qui  agissent  alors  sur  mes  centres  cé- 
rébraux et  y  déterminent  l'apparition,  dans  ma  conscience,  du 
sentiment  correspondant.  Chaque  émotion  élémentaire,  telle 
que  la  joie  ou  la  tristesse,  la  colère  ou  la  peur,  a  sa  physio- 
nomie corporelle,  qui  est  primordiale,  et  dont  la  physionomie 
morale  n'est  que  l'expression  secondaire.  L'homme  joyeux 
s'agite,  sent  le  besoin  de  se  mouvoir;  son  visage  s'arrondit,  il  a 
les  muscles  tendus,  le  teint  chaud  :  le  mélancolique,  au  con- 
traire, a  la  physionomie  molle,  allongée,  les  traits  pendans.  Les 
enfans  trépignent,  battent  des  mains.  Le  furieux  crispe  les 
poings,  se  mord  les  lèvres. 

William  James  avait  fait  une  analyse  toute  semblable  du 
sentiment  de  l'effort  où  il  ne  voyait  que  la  résultante  des  sen- 
sations musculaires  et  autres,  accompagnant  le  mouvement 
exécuté.  On  avait  admis  longtemps  l'existence  d'un  sens  de 
r innervation,  comme  si,  à  sa  sortie  du  cerveau,  la  conscience 
percevait  la  décharge.  Mais  il  n'en  est  rien.  La  conscience  res- 
semble à  un  employé  de  douane  qui  n'enregistre  que  l'impor- 
tation, non  l'exportation.  L'effort  et  l'émotion  s'expliquent  par 
un  môme  mécanisme,  uniquement  centripète. 

L'hypothèse  ainsi  généralisée  paraissait  tout  à  la  fois  para- 
doxale et  précise.  Elle  plut  aux  psychologues,  parce  que  son 
auteur  en  était  un,  qui  y  avait  été  conduit  psychologiquement 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LA   PSYCHO-PHYSIOLOGIE.     _  177 

et  elle  séduisit  les  expérimentateurs,  parce  que  son  second  au- 
teur avait  particulièrement  insisté  sur  les  phénomènes  de  cir* 
culation  et  de  vaso-motricité.  On  entreprit  de  la  vérifier  par  tous 
les  moyens  possibles,  depuis  la  vivisection  jusqu'à  la  sugges- 
tion. On  ne  cesse  pas  depuis  vingt  ans  et  quelques  médecins  sont 
tombés  dans  le  ridicule.  Elle  est  encore  à  la  mode,  mais  elle  perd' 
du  terrain. 

Si  on  la  tient  pour  une  simple  description  du  mécanisme  de 
l'émotion,  analogue  à  celle  que  M.  Ribot  a  donnée  de  l'atten- 
tion, elle  est  en  effet  une  précieuse  contribution  à  l'étude  de  la  sen- 
sibilité, où  l'on  n'avait  point  fait  assez  de  place  aux  sen^tions 
«  coenesthésiques,  »  lesquelles  résultent  précisément  des  mo- 
difications organiques.  Mais  si  on  prétend  en  faire  une  explica- 
tion de  la  nature  de  l'émotion,  cette  explication  ne  devient-elle 
pa?  trop  simpliste?  Dans  l'émotion,  c'est  entendu,  il  y  a  des 
troubles  respiratoires,  circulatoires,  musculaires.  Mais  il  y  a  aussi 
des  troubles  psychologiques  proprement  dits,  des  pertes  de  mé- 
moire, des  aphasies,  des  angoisses,  des  défaillances  morales  de 
toute  sorte,  et  qui  ne  sont  pas  le  seul  retentissement  des  sensa-^ 
tions  oi^aniques.  Un  timide  rougit:  est-ce  pour  cela  qu'il  ne' 
trouve  plus  ses  mots?  Un  homme  en  colère  rougit  également  :  il 
parle  avec  volubilité.  L'insuffisance  de  l'un,  l'abondance  de 
l'autre  ont-elles  la  môme  cause  superficielle?  De  même  l'atten- 
tion comprend  bien  plus  d'élémens  que  les  phénomènes  d'inhi- 
bition musculaire  qui  en  composent  l'attitude.  Le  sentiment  de 
fatigue,  après  le  travail,  est  autre  chose  que  le  besoin  de  se 
«  dégourdir  les  jambes.  » 

D'une  manière  générale,  toutes  les  recherches  de  cet  ordre, 
—  et  elles  sont  innombrables,  —  reposent  sur  une  analyse  trop 
élémentaire.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'elles  soient  inutiles.  Leur 
action,  au  contraire,  a  été  bienfaisante  et  un  résultat  est  acquis 
définitivement  :  il  est  impossible  d'établir,  par  la  seule  con- 
science, qu'il  y  a  entre  les  états  de  l'esprit  «  des  uniformités  de 
succession,  »  parce  que,  dans  ces  successions,  on  ne  parvient 
jamais  à  saisir  tous  les  intermédiaires,  qui  sont  des  représen- 
tations inconscientes.  Mais,  instinctivement,  on  a  conclu  de  là 
qu'il  fallait  réduire  un  phénomène  inconscient  à  n'être  qu'un 
phénomène  physiologique.  Ainsi  la  conscience  n'a  plus  d'impor- 
tance :  elle  est,  elle  pourrait  ne  pas  être.  Le  mécanisme  corporel 
étant  donné,  le  résultat  final  resterait  le  môme,  avec  ou  sans 

TftMF  XXXV.  —  1906.  .i% 


Digitized  by 


Googk 


178  AEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conscience.  C'est  possible,  mais  qu'en  savons-nous?  Au  fond, 
sans  nous  en  rendre  compte,  nous  retombons  simplement  dans 
la  méprise  d'Auguste  Comte.  D'une  part,  en  effet,  la  psycho- 
logie cesse  d'être  psychologique,  c'est-à-dire  qu'elle  renonce  à 
trouver  les  véritables  lois  des  phénomènes  spirituels.  D'autre 
part,  la  physiologie  constate  seulement  des  coïncidences  «ntre  tel 
fait  moral  et  tel  fait  physique  :  elle  n'explique  pas  leurs  lois  de 
succession. 

IV 

Aussi  la  psychologie  française  ne  devait  pas  en  rester  là. 
C'est  encore  M.  Th.  Ribot,  qui,  l'ayant  initiée  au  mouvement  de 
l'étranger,  lui  communiqua  son  élan  original. 

Depuis  Claude  Bernard,  il  était  entendu  pour  le  physique  que 
les  lois  de  la  maladie  sont  les  mômes  que  celles  de  la  santé  : 
pourquoi  n'en  serait-il  pas  ainsi  au  moral?  En  poursuivant 
ses  études  physiologiques  des  phénomènes  mentaux,  M.  Ribot 
s'avisa  donc  de  recourir  aux  médecins.  Il  consulta  leurs  rap- 
ports, rédigea  ses  travaux  sur  leurs  a  observations.  »  Par-dessus 
l'Allemagne  et  l'Angleterre,  par  delà  Auguste  Comte,  il  renoua 
la  grande  tradition  française  des  aliénistes  :  «  L'homme  n'est  connu 
qu'à  moitié,  avait  dit  Broussais,  s'il  n'est  connu  qu'à  l'état  sain 
L'état  de  maladie  fait  aussi  bien  partie  de  son  existence  morale 
que  de  son  existence  physique.  »  Et  c'est  pourquoi  des  livres, 
conmie  les  Maladies  de  la  Mémoire^  les  Maladies  de  la  Personna- 
lité, les  Maladies  de  la  Volonté,  ont  une  importance  historique 
qui  ne  peut  être  méconnue. 

Sans  doute,  M.  Ribot  reste  fidèle  ici  à  son  premier  point  de 
vue;  il  considère  d'abord  la  mémoire  comme  «  un  fait  biolo- 
gique. »  «  La  mémoire,  dit-il,  est  une  fonction  générale  du  sys- 
tème nerveux.  Elle  a  pour  base  la  propriété  qu'ont  les  élé- 
mens  de  conserver  une  modification  reçue  et  de  former  des 
associations.  »  Or,  pour  la  conscience,  la  mémoire  joue  un 
double  rôle;  elle  conserve,  elle  reproduit.  Ces  deux  opérations 
sont  surtout  physiologiques  :  la  conservation  dépend  de  la  nu- 
trition :  dans  un  cerveau  fatigué,  aux  élémens  pauvres,  rien  ne  se 
fixe,  ces  élémens  se  trouvant  dans  l'incapacité  d'organiser  entre 
eux  des  associations  nouvelles;  la  reproduction  est  un  effet  de  la 
circulation  générale  ou  locale  :  un  cerveau  où  le  sang  circule  mal 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LA    PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  179 

est  impuissant  à  réveiller  le  passé  ;  la  mémoire  s'appauvrit  avec 
Tauémie.  C'est  que  la  mémoire  «  consiste  en  un  processus  d'or- 
ganisation à  degrés  variables  compris  entre  deux  limites  ex- 
trêmes, l'état  nouveau  y  l'enregistrement  organique.  » 

Seulement  la  méthode  Q%i  pathologique  :  c'est  là  sa  nouveauté. 
Ces  associations  pbysiologicpies,  en  effet,  on  ne  prétend  plus  les 
saisir  directement,  ni  surtout  partir  d'elles  pour  expliquer  le  fait 
psychologique  du  souvenir.  On  fait  un  détour»  par  la 'maladie. 
On  recueille  des  faits  saillans»  privilégiés,  qui  sont  les  altéra- 
tions de  la  mémoire,  amnésies  ou  hypermnésies,  pertes  totales, 
partielles, progressives;  on  observe  aussi  les  guérisons,la  marche 
de  Toubli,  le  retour  des  souvenirs.  On  compare  et  on  interprète; 
la  conclusion  s'impose  d'elle-même,  comme  une  simple  généra- 
lisation : 

<<  Dans  le  cas  de  dissolution  générale  de  la  mémoire,  la  perte 
dés  souvenirs  suit  une  marche  invariable  :  les  faits  récens,  les 
idées  en  général,  les  sentimens,  les  actes.  Dans  le  cas  de  dis- 
solution partielle  le  mieux  connu  (l'oubli  des  signes),  la  perte 
des  souvenirs  suit  une  marche  invariable  :  les  noms  propres, 
les  noms  communs,  les  adjectifs  et  les  verbes,  les  interjections, 
les  gestes.  Dans  les  deux  cas,  la  marche  est  identique.  C'est  une 
régression  du  plus  nouveau  au  plus  ancien,  du  complexe  au 
simple,  du  volontaire  à  l'automatique,  du  moins  organisé  au 
mieux  organisé. 

«  L'exactitude  de  cette  loi  de  régression  est  vérifiée  par  les 
cas  assez  rares  où  la  dissolution  progressive  de  la  mémoire  est 
suivie  d'une  guérison  ;  les  souvenirs  reviennent  dans  l'ordre  in- 
verse de  leur  perte.  » 

Pareillement,  notre  personnalité  repose  uniquement  sur  une 
base  physiologique  :  le  sentiment  du  moi  est  le  sentiment  du 
corps;  l'unité  psychologique  exprime  simplement  l'unité  orga- 
nique, la  coordination  des  actions  nerveuses  qui  constituent  la 
vie  du  corps.  Aussi  notre  personnalité  consciente  est-elle  bien 
étroite  par  rapport  à  notre  personnalité  véritable  :  elle  n'en  est 
qu'un  extrait,  une  réduction. 

«  C'est  l'organisme  et  le  cerveau,  sa  représentation  suprême, 
qui  est  la  personnalité  réelle,  contenant  en  lui  les  restes  de  tout 
ce  que  nous  avons  été,  et  fes  possibilités  de  tout  ee  que  nous 
serons.  Le  caractère  individuel  tout  entier  est  inscrit  là  avec  ses 
aptitudes  actives  et  passives,  ses  sympathies  et  antipalhics,  son 


Digitized  by 


Googk 


J 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

génie,  son  talent  ou  sa  sottise,  ses  vertus  et  ses  vices,  sa  torpeur 
ou  son  activité.  Ce  qui  en  émerge  jusqu'à  la  conscience  est  peu 
au  prix  de  ce  qui  reste  enseveli,  quoique  agissant.  La  personna- 
lité consciente  n'est  jamais  qu'une  faible  partie  de  la  personna- 
lité physique.  » 

Le  problème  de  la  personnalité,  comme  celui  de  la  mémoire, 
se  trouve  en  dernière  analyse  réduit  à  un  problème  biolo- 
gique. Mais  c'est  là  encore  un  point  d'arrivée,  non  un  point  de 
départ,  une  conclusion,  non  un  postulat.  Cette  vue  résume 
simplement  les  faits,  toutes  les  déformations  morbides  de  la 
personnalité,  ses  troubles  organiques,  ses  troubles  affectifs  et 
intellectuels,  ses  dissolutions  et  dédoublemens,  ses  aliénationSi 
alternances  et  substitutions. 

Cette  psychologie  morbide  est-elle  la  forme  définitive  de  la 
psycho-physiologie?  Il  serait  prématuré  de  l'affirmer.  Seule- 
ment, alors  que  toutes  les  autres  déclinaient,  celle-ci  a  triomphé  : 
ce  même  congrès  de  Rome,  qui  consacra  la  chute  de  la  psycho- 
métrie,  mit  en  lumière  l'activité  de  la  pathologie  mentale,  sa 
fécondité,  et  aussi  le  renom  de  l'Ecole  française,  dont  elle  est  la 
forme  la  plus  spontanée  et  la  plus  neuve. 

Car  les  disciples  de  M.  Ribot  font  chaque  jour  un  pas  de  plus 
dans  la  voie  qu'il  avait  ouverte.  Formé  à  l'ancienne  mode,  uni- 
quement psychologue,  il  avait  été  obligé  le  plus  souvent,  dans 
ses  recherches  pathologiques,  de  s'en  tenir  à  des  renseigne- 
mens  de  seconde  main  :  il  n'était  pas  jnédecin.  Ses  continua- 
teurs le  sont  devenus.  Us  se  sont  installés  dans  les  asiles. 
Quelques-uns  même  s'exercent  à  la  thérapeutique,  par  scrupule 
de  savaiis,  essayant  de  vérifier  leurs  conceptions  théoriques  par 
le  contrôle  immédiat  et  bienfaisant  de  la  guérison  :  ce  sont  des 
cliniciens.  Quand  ils  enseignent,  ils  présentent  dans  leurs  cours 
les  malades  qu'ils  ont  étudiés  à  l'hôpital.  Le  public  les  écoute 
avidement,  rien  ne  paraissant  à  la  foule  bourgeoise  plus  roma- 
nesque, pliis  fantastique,  plus  égrillard  parfois  que  les  pertur- 
bations mentales.  Quelques-uns  même  se  spécialisent  dans  les 
maladies  pittoresques,  grivoises,  et  la  pathologie  a  pénétré  dans 
les  «  salons  parisiens.  »  Elle  a  ses  revues  à  elle  et  elle  ne  dé- 
daigne pas  les  autres.  Elle  règne  également  parmi  les  savans  et 
les  badauds. 

Ce  succès  ne  lui  a  pas  été  nuisible;  au  contraire.  Il  l'a  aidée 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS  DE   LA  PSYCHO-PHTSIOLOGIE.  181 

à  prendre  conscience  d'elle-même.  Instruite  parle  passé,  formée 
à  ses  disciplines  précises,  elle  en  a  mis  au  point  tous  les  procé- 
dés utiles  pour  le  contrôle  de  ses  propres  recherches.  Elle  est 
aujourd'hui  en  pleine  activité. 

Pour  nous  en  rendre  compte,  pénétrons  dans  un  de  ses  labo- 
ratoires, à  la  Salpêtrière  ou  à  Sainte-Anne. 


D'abord,  le  malade  est  traité  médicalement  :  la  vie  du  corps, 
dans  toutes  ses  fonctions,  de  toutes  les  manières,  est  étudiée, 
analysée,  décrite.  Les  altérations  ou  modifications  fonctionnelles, 
les  changemens  mécaniques,  chimiques,  toutes  les  variations 
organiques  sont  notées,  classées,  constituant  comme  autant  de 
petites  monographies.  Les  antécédens,  les  hérédités,  les  événe- 
mens  biographiques  qui  ont  précédé  les  crises  sont  recherchés 
et  contrôlés.  Dans  !'«  observation  »  qui  compose  le  dossier  du 
sujet,  vous  trouverez  un  paragraphe  ou  un  chapitre  consacré  à 
la  nutrition,  un  autre  à  la  circulation,  un  troisième  à  la  tonicité 
musculaire  ou  aux  phénomènes  d'exèrétîon  et  de  sécrétion. 

Ensuite,  le  malade  est  étudié  psychométriquement  :  nous 
pouvons  nous  croire  ici  dans  un  de  ces  «  cabinets  de  physique  » 
que  nous  avons  vus  en  Allemagne.  Nous  retrouvons,  perfec- 
tionnés et  multipliés,  tous  les  appareils  qui  avaient  ébloui  les 
néophytes  :  il  ne  manque  que  des  crédits  pour  en  faire  construire 
davantage.  Sur  des  cylindres  noircis  à  la  fumée  nous  voyons  se 
tracer  des  graphiques  innombrables,  dessinant  les  battemens  du 
cœur,  du  pouls,  les  accélérations  ou  ralentissemens  des  poumons, 
la  fatigue  ou  l'excitation  des  muscles,  la  sensibilité  de  la  peau, 
l'acuité  ou  l'obtusion  du  toucher,  de  l'œil,  de  tous  les  organes 
perceptifs,  la  rapidité  ou  la  lenteur  des  «  temps  de  réaction.  » 

Ces  menus  renseignemens  vont  se  joindre  à  tous  les  autres, 
dans  le  dossier  grossissant. 

Puis,  le  malade  est  observé  psychologiquement  :  le  voici  en 
face  du  médecin,  tout  seul,  et  vous  pouvez  vous  supposer  mainte- 
nant dans  le  cabinet  d'un  Royer-Collard  qui  ferait  une  interview. 
Tout  le  rôle  du  praticien  est  alors  d'interroger  son  sujet  :  il 
dirige  les  recherches  de  sa  mémoire,  réveille  sa  conscience,  ses 
phobies,  ses  obsessions,  ses  angoisses  et,  curieusement,  avide- 
ment, passionnément,  tandis  que  cet  aliéné  se  raconte,  il  écrit  au 


Digitized  by 


Googk 


■i 


182  RETUB  DBS   DEUX  MOIVDES. 

stylographe  toute  la  pauvre  confidence,  tachant  de  fixer  au  vol 
le  désordre  même  de  cette  pensée  élémentaire. 

Ces  feuilles  éparses,  à  leur  tour,  vont  s'entasser  sur  les  gra- 
phiques. 

Car  vous  pensez  bien  qu'il  ne  suffit  pas  d'étudier  ces  névro- 
pathes un  instant  :  il  faut  suivre  toutes  les  phases  de  leurs  mala- 
dies. Il  faut  surtout  tenir  compte  de  leur  extrême  mobilité.  Ils 
subissent  toutes  les  influences,  toutes  les  suggestions.  La  moindre 
présence  les  trouble,  fausse  leurs  réponses.  Il  est  nécessaire  de 
contrôler  ce  qu'ils  disent  aujourd'hui  par  ce  qu'ils  ont  dit  hier,  de 
les  comparer  sans  cesse  à  eux-niômes.  L'essentiel  est  de  les 
mettre  en  confiance.  Presque  toutes  ces  consciences  incertaines 
ne  demandent  qu'un  appui  :  elles  sentent  leur  faiblesse ,  leur 
pauvreté  psychologique  :  elles  ont  besoin  de  direction ,.d'autorité, 
cherchent  à  s'abandonner.  Pour  une  tâche  aussi  délicate,  la  ri- 
gueur de  la  méthode,  la  patience  même  ne  suffisent  pas  tou- 
jours au  médecin.  Il  y  faut  un  peu  plus,  un  élément  moral,  une 
sympathie,  quelque  chose  de  pitoyable  et  de  fraternel. 

Enfin,  une  fois  close  cette  immense  et  longue  enquête,  il  reste 
à  interpréter  la  liasse  des  documens.  L'avantage  de  la  maladie 
est  de  présaoàter  au  médecin  des  phénomènes  mentaux  grossis 
ou  simplifiés  :  elle  est  une  expérience  toute  faite.  Mais  conçoit-on 
l'extrême  délicatesse  du  sens  psychologique  que  doit  posséder 
l'aliéniste?  Les  diagnostics  de  médecins  se  font,  en  réalité, 
d'instinct,  d'impression,  au  moins  autant  que  par  raisonnement 
ou  méthode.  D'après  les  gestes,  les  actes,  le  langage,  tous  les 
renseignemens  qu'il  a  recueillis,  celui-ci  induit  les  faits  psycho- 
logiques, M  de  même  que  le  chimiste  détermine  les  élémens  des 
astres,  d'après  les  raies  du  spectre.  » 

Ainsi,  la  méthode  actuelle  semble  très  complète  :  elle  con- 
siste «  à  unir  la  médecine  mentale  à  la  psychologie,  à  tirer  de  la 
psychologie  tous  les  éclaircissemens  qu'elle  peut  apporter  pour 
la  classification  et  l'interprétation  des  faits  que  nous  présente  la 
pathologie  mentale  et  réciproquement  à  chercher  dans  les  alté- 
rations morbides  de  l'esprit  des  observations  et  des  expériences 
naturelles  qui  permettent  d'analyser  la  pensée  humaine.  » 

C'est  cette  brillante  discipline  qui  a  fait  le  succès  du  doc- 
teur Pierre  Janet,  successeur  de  M.  Uibot  dans  l'enseignement 
ofliciel.  C'est  lui  qui  en  a  donné  la  formule  que  je  viens  de 


Digitized  by 


Googk 


LES    RÉSULTATS   DE   LA    PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  183 

citer.  Il  la  pratique  lui-même  depuis  plus  de  vingt  ans  et  son 
œuvre  est  le  plus  important  magasin  de  documens  pathologiques 
que  nous  ayons  aujourd'hui.  Il  est  pourtant  assez  aisé  de  s'y 
reconnaître,  parmi  de  si  gros  volumes,  car  ce  neurologiste  est 
un  philosophe.  Il  a  eu  de  bonne  heure  une  idée  directrice,  qui 
ressemble  maintenant  à  une  théorie. 

Il  y  est  arrivé  par  une  série  d'étapes  dont  les  plus  impor- 
tantes furent  Tétude  du  somnambulisme  naturel  ou  provoqué, 
celle  de  l'hystérie,  et  enfin  celle  d'ime  maladie  psychologique 
dont  il  a  tracé  le  premier  le  tableau,  la  psychasthénie,  avec 
toutes  ses  obsessions. 

Par  le  somnambulisme,  Pierre  Janet  avait  été  conduit  d'abord 
à  faire  ime  distinction  entre  deux  formes  de  l'actixdté  psycholo- 
gique, l'activité  créatrice,  l'activité  reproductrice.  Dans  la  vie, 
nous  sommes  sans  cesse  obligés  de  nous  «  adapter,  n  Cette 
adaptation  se  compose  d'actes  nouveaux  qu'il  nous  faut  impro- 
viser. Ce  sont  des  «  synthèses,  »  car  ces  actes  sont  surtout  des 
combinaisons  originales  de  mouvemens  anciens  :  c'est  ainsi  que 
la  danse  est  une  nouvelle  organisation  de  la  marche.  D'autre 
part,  les  opérations  anciennes  se  reproduisent  d'ellesrmômes, 
par  habitude.  Elles  deviennent  automatiques  :  c^est  ainsi  que 
nous  écrivons  sans  effort  après  avoir  tant  peiné  pour  apprendre. 
Dans  l'état  normal,  l'activité^  synthétique  et  l'activité  automa- 
tique s'harmonisent,  l'une  soutenant  l'autre,  l'une  limitant  l'autre 
et  la  disciplinant  :  ainsi  nous  écrivons  automatiquement  ce  que 
nous  voulons.  Mais,  dans  l'état  pathologique,  tout  change.  L'ac- 
tivité créatrice  est  plus  difficile  que  l'autre.  La  maladie  la  sup- 
prime, et  c'est  l'autre  qui  prend  le  dessus,  devient  indépendante, 
travaille  pour  son  propre  compte  et  sans  contrôle  :  ainsi,  dans 
récriture  automatique  des  hystériques,  la  main  écrit  indépen- 
damment et  à  l'insu  de  la  malade.  Il  y  a  comme  un  dédouble- 
ment de  la  personnalité.  «  La  plupart  de  ces  faits  se  dévelop-. 
peut  par  un  mécanisme  analogue  à  celui  de  la  suggestion.  Ce 
sont  des  phénomènes  psychologiques  qui  se  développent  Com- 
plètement et  isolément  en  dehors  de  la  volonté  et  souvent  de  la 
conscience  personnelle  du  malade.  L'idée  suggérée  peut  se  déve- 
lopper de  cette  manière  parce  qu'elle  ne  rencontre  pas  dans  l'es- 
prit ces  idées  antagonistes  qui  d'ordinaire  restreignent  les  pen- 
sées, parce  qu'elle  demeure  isolée  dans  Tesprit  comme  un  tableau 
qui  n'a  pas  de  cadre.  » 


Digitized  by 


Googk 


185-  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Par  rhystérîe  proprement  dite,  Pierre  Janet  a  précisé  ce  qiie 
Charcot  appelait  «  une  maladie  psychique,  »  c'est-à-dire  une 
maladie  dont  les  symptômes  sont  uniquement  psychologiques, 
dont  les  troubles  ne  peuvent  être  rapportés  à  une  lésion  orga- 
nique. L'hystérique  en  effet  ne  présente  aucune  tare  physiolo- 
gique :  les  organes  sensoriels  fonctionnent  normalement,  et 
cependant .  les  sens  ne  fournissent  pas  toujours  des  sensations. 
Ce  n'est  donc  pas  physiologiquement  que  se  peuvent  expliquer 
les  «  stigmates  hystériques,  »  amnésies,  anesthésies,  contrac- 
tures, suggestibilité.  C'est  bien  la  conscience  elle-même  qui  est 
atteinte,  dans  laquelle  il  y  a  trouble,  dédoublement,  éparpil- 
^ement.  C'est  comme  si  la  clarté  qui  Téclaire  s'obscurcissait, 
éclairait  moins  loin.  C'est  un  rétrécissement  du  champ  où  se 
porte  la  vue  intérieure.  «  L'esprit  ne  semble  plus  capable 
d'opérer  une  réunion,  une  fusion  simultanée  de  toutes  les  im- 
pressions qui  lui  viennent  de  la  périphérie  et  qui  sont  groupées 
simultanément  dans  un  esprit  normal.  » 

Enfin,  par  la  psychasthénie,  Pierre  Janet  a  achevé  de  dégager 
sa  conception  de  la  vie  psychologique.  Les  névropathes  qu'il 
appelle  psychasthéniques  sont,  à  la  lettre,  des  &mes  faibles,  des 
consciences  titubantes  :  ce  sont  des  inquiets,  des  scrupuleux,  des 
douteurs,  des  abouliques,  des  angoissés.  A  la  différence  des  hysté- 
riques, toutes  les  fonctions  psychologiques  continuent  de  s'ac- 
complir chez  eux  et  ils  continuent  d'en  avoir  conscience,  mais 
ces  fonctions  s'accomplissent  mal,  et  ils  en  ont  We  conscience 
pénible,  vague.  Ils  ne  souffrent^  pas  d'hallucinations,  mais  d'obses- 
sions. Ils  n'ont  pas  davantage  d'anesthésies  ou  d'amnésies,  mais 
des  ruminations,  de  l'inertie,  de  l'indifférence.  Ils  s'en  rendent 
compte.  Leur  maladie  est  une  insuffisance  générale,  comme  si 
toute  leur  existence  avait  perdu  le  relief  et  la  couleur.  Ils 
n'éprouvent  que  des  «  sentimens  d'incomplétude.  »  La  vie  leur 
parait  lointaine,  dénuée  d'intérêt,  irréelle.  Ils  vivent  en  rêve.  On 
dirait  que  la  mélodie  qui  constitue  la  vie  de  conscience  a  été 
chez  eux  transposée  en  mineur.  C'est  un  violon  qui  joue  en 
sourdine.  Ou,  si  vous  préférez,  il  y  a  eu  abaissement  de  leur 
niveau  mental.  Si  bien  que,  en  définitive,  il  faut  nous  figurei 
la  vie  psychologique  comme  capable  d'une  certaine  tension  (le» 
stoïciens  parlaient  déjà  du  tovo;,  Teffort),  et  cette  tension  peut 
présenter  une  infinité  de  degrés.  Lorsqu'elle  diminue,  il  arrive 
qu'elle  ne  soit  plus  suffisante  pour  assurer  certaines  fonctions. 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LA   PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  185 

pour  répondre  aux  exigences  de  la  vie  :  ainsi  le  moteur  d'une 
automobile  qui  travaille  fructueusement  en  palier  saffole  vaine- 
ment à  la  rampe.  Les  psychasthéniques  sont  des  malades  qpi 
ne  peuvent  plus  monter  la  côte.  Tous  les  troubles  qu'ils  res- 
sentent/ les  obsessions,  les  tics,  Tangoisse,  constituent  seule- 
ment une  dérivation  de  Ténergie  qui  ne  parvenant,  par  suite  de 
sa  pauvreté  même,  à  s'employer  utilement,  se  gaspille  et  se  dis- 
sipe en  automatisme  stérile.  Guérir  ces  malades,  ce  serait  sim- 
plement, en  les  stimulant,  rehausser  leur  niveau,  rétablir  leur 
tension  psychologique  normale. 

Aussi  ces  psychasthéniques  sont-ils  les  plus  instructifs  pour 
le  psychologue.  Puisque  ce  sont  des  pauvres,  en  effet,  les  dé- 
penses qu'ils  suppriment  de  leur  budget  psychologique  sont  évi- 
demment les  plus  coûteuses.  Dès  lors,  les  opérations  intellec- 
tuelles et  morales  qui  leur  manquent  étant  les  plus  difficiles,  il 
suffira  de  noter  dans  quel  ordre  les  fonctions  psychologiques 
disparaissent  chez  eux  pour  hiérarchiser  du  même  coup  ces 
fonctions,  selon  leur  rang  de  difficulté. 

Or,  ces  malades  mènent  une  existence  pâle»  effacée,  lointaine. 
Ce  qui  d'abord  s'est  affaibli  chez  eux,  c'est  le  sentiment  même 
de  la  vie  :  il  n'y  a  donc  rien  de  plus  difficile  que  de  vivre,  de 
vivre  avec  relief  et  intensité,  car  vivre,  c'est  agir  et  improviser. 
Rien  n'est  plus  compliqué  que  de  percevoir  la  réalité  présente, 
la  réalité  sociale  surtout,  le  milieu  où  nous  sommes,  les  gens 
qui  nous  entourent,  et  ces  indigens  d'esprit  sont  comme  dis- 
traits :  ils  sont  isolés,  flottans.  Tous  les  liens,  qui  à  chaque  mo- 
ment nous  rattachent  aux  choses  et  aux  êtres,  sont  distendus 
ou  brisés  chez  eux  :  ils  ont  perdu  «  la  fonction  du  réel.  »  Ils 
Pont  perdue,  parce  que  leur  niveau  mental  s'est  abaissé  et  que 
leur  conscience,  comme  un  flot  qui  recule,  n'atteint  plus  à  cette 
cime.  <c  Donc,  conclut  l'aliéniste,  deux  phénomènes  essentiels 
caractérisent  les  premiers  degrés  de  cette  hiérarchie  psycho- 
logique :  1®  l'unification,  la  concentration,  surtout  importante 
lorsqu'elle  est  nouvelle  et  qu'elle  constitue  la  synthèse  mentale; 
2®  le  nombre,  la  masse  des  phénomènes  psychologiques  qui 
doivent  faire  partie  de  cette  synthèse.  »  Au  plus  bas  degré,  na- 
turellement, se  trouveront  les  phénomènes  d'automatisme;  au 
plus  élevé,  les  fonctions  créatrices,  la  perception  du  «  moi,  »  la 
représentation  du  «  monde.  » 

Et  ainsi  la  pathologie  mentale,  au  terme  de  ses  généralisa- 


Digitized  by 


Googk 


"  ^  ■'"'^^^'^^ 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  les  plus  simples,  rejoint,  à  sa  manière,  la  tradition  de  la 
philosophie  la  plus  abstraite,  celle  de  l'idéalisme.  L^  réalité,  ce 
ne  sont  pas  nos  idées,  c'est  Torganisation  de  nos  idées,  nos  idées 
agissantes.  Le  réel  est  plus  et  moins  qu'une  idée;  il  est  une 
fonction.  Et  c'est  dans  le  môme  sens  qu'un  véritable  métaphysi- 
cien, M.  Bergson,  reprenant  en  style  nouveau  le  vieux  problème 
de  la  matière  et  de  l'esprit,  a  pu  dire  :  «  L'actualité  de  notre  per- 
ception consiste  dans  son  activité,  dans  les  mouvemens  qui  la  pro- 
longent et  non  dans  sa  plus  grande  intensité;  le  passé  n'est  qu'idée, 
le  présent  est  idéo-moteur...  C'est  justement  parce  que  j'aurai 
rendu  un  souvenir  actif  qu'il  sera  devenu  actuel,  c'est-à-dire  une 
sensation  capable  de  provoquer  des  mouvemens...  Le  sentiment 
concret  que  nous  avons  de  la  réalité  présente  consisterait  donc 
dans  la  conscience  que  nous  prenons  des  mouvemens  effectifs 
par  lesquels  notre  organisme  répond  naturellement  aux  excita'- 
tions,  de  sorte  que  là  où  ces  relations  se  détendent  ou  se  gâtent 
entre  sensations  et  mouvemens,  le  sens  du  réel  s'affaiblit  en  nous.  » 

Si  j'ai  insisté  sur  ces  analyses,  c'est  qu'elles  présentent  un 
caractère  assez  inattendu:  peut-on  considérer  la  pathologie  men- 
tale comme  une  psycho-physiologie  ? 

Sans  doute,  comme  par  le  passé,  mieux  que  par  le  passé,  on  y 
décrit  les  phénomènes  physiologiques  apparens.  On  tâche  même, 
ainsi  que  dans  les  premiers  laboratoires,  de  leur  appliquer  les 
procédés  perfectionnés  de  la  psychométrie.  Mais  on  se  rend 
compte  que  ce  sont  là  des  accessoires,  des  détails,  dont  l'exacti- 
tude même  doit  mettre  en  défiance  :  on  ne  connaît  pas  les  ma- 
lades avec  des  instrumens.  Tout  ce  qu'on  peut  espérer,  c'est 
caractériser  par  quelques  faits  précis  les  différens  degrés  de  la 
dépression  mentale.  En  réalité,  toutes  les  mesures  prises  jus- 
qu'ici sont  fausses  ou  inutiles,  comme  celles  des  «  temps  de  réac- 
tion »  qui  ne  prouvent  jamais  rien.  Il  faudrait  atteindre  des  phé- 
nomènes plus  simples,  plus  constans.  Par  exemple,  quand  le 
fonctionnement  cérébral  est  compromis,  si  la  vie  psychologique 
s'appauvrit,  n'est-ce  pas  qu'elle  se  ralentit?  Les  sensations  élémen- 
taires des  différens  sens  n'y  conservent  sans  doute  pas  la  même 
durée  que  dans  l'état  normal.  La  vitesse  de  la  conscience  change* 
Voilà  quelle  serait  une  mesure  utile.  On  a  tenté  l'expérience 
pour  la  vue  par  la  rapidité  de  la  fusion  des  couleurs  du  prisme* 
Mais  ce  n'est  encore  là  qu'une  indication. 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE  LA  P8TCH0-PHTSI0L06IE.  187 

On  se  rend  compte  aussi  qu'il  ne  suffit  pas,  pour  expliquer 
des  agitations  d'esprit,  des  délires,  des  obsessions,  de  faire  appel 
à  des  altérations  viscérales,  telles  qu'il  s'en  produit  dans  n'im-' 
porte  quelle  maladie  du  cœur  ou  du  poumon.  Tous  les  change- 
mens  vasculaires  ou  respiratoires  que  l'on  peut  observer  se  re- 
trouvent identiques  dans  des  états  bien  différens  :  que  d'émotions 
s'accompagnent  d'accélérations  cardiaques  :  la  timidité  et  la  colère 
font  également  rougir  le  visage.  Ces  phénomènes  sont  des  élé- 
mens  dans  des  ensembles  infiniment  complexes.  Ils  ne  peuvent 
renseigner  en  aucune  manière  sur  les  états  de  conscience  ou  les 
maladies  mentales  qu'ib  accompagnent  :  c'est  tout  au  plus  s'ils 
les  révèlent  I 

En  réalité,  l'aliéniste  n'a  qu'ime  ressource,  une  ressource 
psychologique.  Il  fait  parler  le  malade,  consigne  ses  réponses, 
s'en  remet  à  son  témoignage.  Mais  ce  témoignage,  c'est  la  con-* 
naissance  que  le  malade  a  acquise  de  lui-même  par  lui-même, 
subjectivement,  à  l'aide  de  sa  conscience.  Il  dit  ce  qu'il  se^t.  Il 
le  dit  comme  il  veut,  comme  il  peut.  Ce  névropathe  fait  de 
l'introspection,  rien  de  plus.  Il  recommence  pour  son  compte 
la  psychologie  de  1827  :  il  est  supposé  un  Garnier  ou  un  Victor 
Cousin.  Aussi,  quelle  rencontre  heureuse,  quel  fait  privilégié, 
lorsqu'un  aliéné  est  instruit,  curieux,  doué  d'esprit  de  finesse  et 
d'analyse.  La  merveille  des  merveilles,  le  miracle  scientifique, 
c'est  un  psychologue  qui  deviendrait  fou.  11  y  en  a.  Dieu  merci! 

De  plus,  ces  données  de  la  médecine  mentale,  nous  dit-on, 
doivent  être  «  classées,  interprétées  par  la  psychologie  ».-,  Le 
médecin  est  donc  un  psychologue,  lui  aussi,  c'est-à-dire  qu'il  est 
capable  d'utiliser  avec  sa  conscience,  à  lui,  le  témoignage  de  là 
conscience  des  autres.  L'habileté  professionnelle  est  ici  l'aptitude 
instinctive  et  acquise  à  se  confondre  avec  le  sujet,  à  imaginer, 
d'après  soi-même,  le  désordre  de  sa  pensée.  J'ai  déjà  signalé  la 
sympathie,  l'intimité,  l'abandon  et  la  confiance  d'une  part,  l'auto- 
rité et  la  bienveillance  d'autre  part,  qui  donnent  à  ces  rapports 
d'aliéné  et  d'aliéniste  un  caractère  sentimental  si  troublant  :  en 
voilà  la  raison  profonde.  Le  médecin  aussi,  en  vérité,  ne  pra- 
tique que  l'introspection,  Tauto^observation.  Il  vaudra  selon  la 
souplesse  et  le  goût  qu'il  aura  de  s'identifier  momentanément 
h  ses  «  toqués.  »  Il  les  jugera  d'après  lui-même.  Leur  histoire 
sera  la  sienne.  Son  vrai  mérite,  en  les  observant,  aura  été  de 
rendre  objective  la  vieille  méthode  subjective^  en  la  doublant, 


Digitized  by 


Googk 


188  TCEYUE   DES    DEUX   MONDES. 

pour  ainsi  dire,  par  une  comparaison.  Étant  donné  le  témoignage 
de  la  conscience  de  ce  malade,  étant  donné  aussi  le  témoignage 
de  ma  conscience,  quelle  différence  y  a-t-il  etitre  lui  et  moi  et 
quelles  sont  les  différences  simultanées?  L'aliéniste  ne  se  pose 
pas  d'autre  question.  Sa  personnalité  est  la  mesure  de  celle  de 
son  malade.  Et',  à  vrai  dire,  il  n'est  rien  qui  ait  plus  contribué 
que  notre  actuelle  pathologie  à  dissiper  Tancienne  conception 
d'une  psycho-physiologie. 

VI 

Nous  aboutissons  donc,  avec  les  travaux  les  plus  récens,  à 
une  sorte  dlntrospection  comparée,  —  c'est-à-dire  que  nous 
voilà,  après  trois  quarts  de  siècle,  plus  rapprochés  de  JoufFroy 
que  de  Comte.  Au  cours  de  cette  histoire  que  nous  venons  de 
retracer,  tous  les  efforts  de  la  psychologie  ont  été  de  se  rappro- 
cher de  la  physiologie  ;  tous  ses  progrès  ont  eu  pour  effet  de 
l'en  éloigner. 

C'est  qu'il  y  a  physiologie  et  physiologie. 

Dans  l'organisme,  en  effet,  nous  pouvons  considérer  les  chan- 
gemens  de  la  circulation,  de  la  respiration,  les  altérations  viscé- 
rales, les  contractions  musculaires,  les  impressions  sensorielles 
sur  les  appareils  terminaux  des  nerfs,  les  contacts  de  l'air  et  de 
la  peau,  des  parois  artérielles  et  du  sang,  les  changemens  inter- 
stitiels des  tissus,  etc.  Ces  phénomènes  se  passent  à  la  surface 
de  l'organisme.  Leur  connaissance  constituera  une  physiologie 
périphérique. 

Nous  pouvons  au  contraire  considérer  les  changemens  qui 
surviennent  dans  les  centres  eux-mêmes,  dans  les  cellules  de  la 
masse  cérébrale,  dans  leur  état  dynamique  et  trophique,  dans 
les  relations  qu'elles  soutiennent  entre  elles,  dans  leurs  associa- 
tions. Comment  les  centres  du  bulbe  et  de  la  moelle,  par  exemple, 
influencent-ils  les  centres  du  cerveau  et  en  sont-ils  influencés? 
Quelles  modifications  se  produisent  dans  les  couches  corticales 
sous  Taction  des  stimulans  périphériques  et  comment  s'y  trans- 
forment les  énergies  recueillies  avant  de  repartir,  sous  forme 
d'excitation,  vers  les  muscles  ?  Ces  phénomènes  divers  ont  pour 
siège  les  profondeurs  mêmes  du  système  nerveux.  Leur  étude 
et  leur  connaissance  composeront  une  physiologie  centrale  ou 
cérébrale. 


Digitized  by 


Googk 


rfiif5»y^^f^.:j';;;v''>ti.'y*'i^,';j^j>j>!*  i  f 


LES  RÉSUtTATS  DE   LA   PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  1S9 

Or  les  phénomènes  périphériques  sont  accessibles,  obser- 
vables :  ils  nous  sont  assez  connus.  Nous  les  avons  vus  s'inscrire 
en  graphiques  sur  les  cylindres  des  laboratoires. 

De  la  physiologie  cérébrale,  au  contraire,  que  savons-nous? 
L'élément  nerveux  lui-même  échappe  à  Thistologie  :  est-ce  Tan- 
cien  neurone,  là  cellule  avec  ses  prolongemens  divers  ?  Est-ce  la 
cellule  toute  seule?  Ou  quelque  partie  de  la  cellule?  Le  seul  fait 
certain,  c'est  que,  anatomiquement,  sur  toute  l'écorce  du  cerveau, 
nous  ne  saisissons  aucune  différence  de  structure  entre  les 
élémens  et  que,  physiologiquement,  à  travers  cet  inextricable 
réseau  de  fibrilles  et  de  prolongemens,  chemine  dans  un  sens  dé- 
fini un  fluide  inconnu.  En  dehors  de  là,  nous  ne  formons  que  des 
hypothèses.  Avons-nous  même  le  droit  de  parler  de  (c  centres,  » 
puisque,  sur  Técorce  cérébrale,  il  n'y  a  point  de  régions  diffé- 
renciées: une  zone  motrice  est  absolument  indiscernable  d'une 
zone  sensitive.  Et  pourtant  il  faut  bien  qu'il  y  ait  des  localisa- 
tions, puisque  certaines  lésions  entraînent  la  disparition  ou  l'alté- 
ration de  certaines  fonctions  mentales,  comme  celles  du  langage 
par  exemple,  qui  sont  les  mieux  connues.  Ces  centres  cérébraux 
seraient  donc  seulement,  selon  l'expression  de  Flechsig,  deà 
centres  (F association.  Il  faut  les  concevoir,  non  pas  comme  un 
salon,  mais  comme  une  société  réunie  dans  un  salon  :  des  cel- 
lules nerveuses  se  sont  organisées  pour  une  besogne  commune 
dont  elles  ont  pris  l'habitude.  Elles  auraient  aussi  bien  pu 
s'organiser  pour  une  autre  :  la  preuve,  c'est  qu'on  voit  repai^aitre, 
après  accident,  des  fonctions  disparues.  Pour  un  emploi  néces- 
saire des  élémens  nouveaux  peuvent  apprendre  à  suppléer  des 
élémens  lésés...  Il  n'existe  donc  rien  de  plus  dans  le  cerveau  que 
des  groupemens  fonctionnels,  des  systèmes  de  relations.  Mais 
comment  s'opèrent  ces  groupemens?  En  quoi  consistent  ces 
relations  et  associations?  Nous  n'en  avons  aucune  idée. 

De  plus,  les  phénomènes  physiologiqlies  de  la  périphérie  sont 
évidemment  les  causes  d'un  grand  nombre  de  phénomènes  psy- 
chologiques :  les  uns,  comme  les  impressions  sensorielles,  condi- 
tionnent des  sensations  définies,  telles  que  celle  de  la  lumière 
ou  du  son.  D'autres,  —  les  contractions  musculaires,  les  chan- 
gemens  organiques,  le  chimisme  même  des  tissus,  —  suscitent 
des  sensations  plus  vagues,  mais  non  moins  importantes  pour  la 
conscience,  celles  que  l'on  appelle  en  gros  sensations  coenesthé- 
siques. 


Digitized  by 


Googk 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  est  donc  probable  que  les  modifications  centrales  provo- 
quent pareillement  des  phénomènes  de  conscience  :  pourquoi  les 
changemens  profonds  auraient-ils  moins  d'influence  que  les  chan- 
gemens  superficiels?  Certains  sentimens,  tels  que  ceux  de  gêne, 
de  fatigue,  d'allégresse  dans  l'esprit,  surtout  les  troubles  mentaux, 
les  angoisses  hystériques,  les  insuffisances  psychasthéniques,  ne 
peuvent  sans  doute  s'expliquer  autrement:  ils  sont  le  retentisse- 
ment psychologique  de  l'excitation  ou  de  la  dépression  ner- 
veuses qui  est  la  loi  la  plus  générale  de  la  pathologie.  Seule- 
ment, nous  n'avons  aucun  moyen  de  vérifier  la  chose. 

Dès  lors  on  comprend  que,  dans  une  tentative  psycho-phy- 
siologique, on  n'ait  pas  résisté  à  la  tentation  de  généraliser  les 
faits  les  plus  simples,  en  négligeant  les  plus  compliqués,  et  de 
restreindre  l'usage  psychologique  de  la  physiologie  tout  entière 
à  la  seule  périphérie.  Des  théories  comme  celle  de  l'émotion  et 
de  l'effort  n'ont  point  d'autre  .origine  ni  d'autre  prestige.  Elles 
oublient  seulement  que,  s'il  faut  en  effet  tenir  compte  dans  l'en- 
semble du  phénomène  des  sensations  coenesthésiques,  il  ne  faut 
pas  omettre  non  plus  les  troubles  psychologiques  que  nous 
avons  signalés  et  dont  une  véritable  psycho-physiologie  devrait 
rendre  compte  en  nous  disant  ce  qui  se  passe  alors  dans  les 
centres.  On  prend  la  partie  pour  le  tout,  parce  que  le  tout 
échappe. 

Bien  plus,  pçii:  excès  de  préoccupations  physiologiques,  on  a 
méconnu  bien  souvent  les  données  mêmes  de  la  physiologie. 
Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  emprunté  au  domaine  de  la  psy- 
chologie affective. où  s'est  porté  tout  l'effort  que  nous  venons 
d'étudier  :  le  sourire.  M.  Georges  Dumas,  grâce  à  des  expé- 
riences de  laboratoire  confirmées  par  des  observations  cliniques, 
vient  de  mettre  en  lumière  ce  fait  si  simple  qu'on  s'étonne  du 
temps  qu'il  a  fallu  pour  le  constater  :  «  Le  sourire,  dit  le  phy- 
siologiste nouveau,  est* la  réaction  motrice  la  plus  facile  des 
muscles  du  visage  pou^*  toute  excitation  légère.  »  Puis,  comme 
les  excitations  légères  ^ont  généralement  agréables,  le  sourire 
est  devenu  par  association  physiologique  le  geste  le  plus  spon- 
tané du  plaisir,  après  quoi,  il  nous  a  suffi  de  nous  imiter  nous- 
mêmes  pour  en  généraliser  volontairement  l'usage  psychologique 
et  la  signification  sociale.  Dans  toutes  les  études  sur  l'expres- 
sion des  émotions,  depuis  Darwin  jusqu'à  Wundt,  on  avait  été 
chercher  bien  loin,  dans   les  principes  de  la  finalité  transfor- 


Digitized  by 


Googk 


LES   RÉSULTATS   DE   LA    PSYCHO-PHYSIOLOGIE.  191 

miste,  tels  que  «  la  survivance  des  habitudes  utiles,  »  Texpli- 
cation  d'un  simple  fait  de  mécanique  physiologique. 

C'est  que  toutes  ces  spéculations  physiologiques  sont  restées 
pénétrées  de  cet  esprit  philosophique  et  finaliste  auquel  on 
avait  prétendu  faire  échec.  Cette  illusion  n'est  point  rare  dans  le 
début  des  sciences.  Au  fond,  on  poursuivait,  dans  Tétude  des 
organes,  des  idées  d'unité  rationnelle  et  de  convenance  logique. 
De  Descartes  auteur  du  Traité  des  Passions  à  William  James, 
auteur  de  la  théorie  des  Émotions,  les  différences  sont  surtout 
dans  le  vocabulaire  théorique,  car  le  métaphysicien,  lui  aussi, 
concevait  la  sensibilité  affective  et  sensorielle  sur  un  seul  type. 
Et  la  psycho-physiologie  a  continué  sans  le  savoir  une  bien 
longue  tradition. 

Et  voilà  pourquoi,  malgré  tout,  la  psychologie  a  dû  faire 
toute  seule  ses  acquisitions  les  plus  précieuses.  La  physiologie 
n'était  pas  assez  avancée  pour  lui  être  d'un  grand  secours.  Elle 
l'a  longtemps  troublée  d'une  illusion.  Elle  l'encombre  bien  sou- 
vent encore  d'un  symbolisme  un  peu  grossier:  les  hypothèses 
cérébrales  commencent  k  remplacer  chez  certains  neurologistes 
les  théories  périphériques. 

Ce  n'est  pas  que  l'idée  d'une  psycho-physiologie  soit  absurde 
ni  même  sans  doute  irréalisable.  Le  principe  de  l'évolution  ne 
nous  permet  guère  de  douter  qu'il  y  ait  continuité  dans  toute  la 
réalité,  et  par  conséquent  dans  notre  savoir.  Mais  cette  continuité 
des  choses  commence  toujours  par  nous  échapper.  Notre  savoir 
est  d'abord  fragmentaire.  Ainsi  Claude  Bernard  était  convaincu 
que  la  vie  est  réductible  aux  forces  physico-chimiques.  Mais  il 
étudiait  biologiquement  les  phénomènes  biologiques  :  on  ne  peut 
rapporter  tout  de  suite  à  ime  science  antérieure  le  fait  dont 
Tiguorance  même  a  suscité  une  science  nouvelle.  D'ailleurs, 
alors  que  la  physiologie  est  encore  si  inhabile  à  saisir  la  vie 
nerveuse,  comment  pourrait-elle  nous  éci  virer  sur  la  conscience  ? 
Le  seul  défaut  sans  doute  d'une  tentative,  psycho-physiologique 
est  d'être  prématurée.  On  l'a  prise  pour  un  moyen.  C'est  le  con- 
traire. Elle  est  une  fin,  une  fin  très  lointaine  peut-être,  un  idéal. 

Gaston  Rageot. 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS  RÉCENTES 


SUR 


MONTAIGNE 


,  Les  Essais  de  Michel  de  Montaigne,  publiés  d'après  l'exemplaire  de  Bordeaux 
par  M.  Portanat  Strowski,  sous  les  auspices  de  la  commission  des  archives 
municipales,  tome  [  ;  Bordeaux,  MCMVI,  Imprimerie  nouvelle,  Pech  et  C*.  ^ 
II.  Les  Grands  philosophes.  —  Montaigne,  par  le  même,  1  vol.  in-8*,  Paris, 
1906,  Alcan.  —  III.  Bibliothèque  littéraire  de  la  Renaissance,  —  Montaigne, 
Amyot  et  Saliat,  étude  sur  les  sources  des  Essais,  par  M.  Joseph  de  Zangroniz, 
1  vol.  in-i8,  Paris,  1906,  Champion.  —  IV.  Michel  de  Montaigne^^nr  M.  Edward 
Dowden,  professeur  de  littérature  anglaise  à  l'Université  de  Dublin,  1  vol.  in-8, 
Philadelphie  et  Londres,  MDCCCX3V,  Lippincott.  —  V.  Introduction  aux  Essais 
de  Montaigne,  par  M.  £dme  Champion,  1  vol.  in-i8,  Paris,  1900,  A.  Colin. 


I 

Montaigne  a  donné  lui-même,  de  ses  Essais,  quatre  éditions, 
lesquelles  n'en  font  que  deux,  à  vrai  dire,  et  qui,  d'ailleurs,  par 
une  fortune  assez  singulière,  se  trouvent  n'être  ni  l'une  ni  l'autre 
le  texte  qu'on  réédite,  qu'on  lit,  et  qu'on  commente.  La  première 
est  datée  de  1580  ;  c'est  un  assez  gros  volume  in-8**,  fort  bien 
imprimé,  chez  Simon  Millanges,  &  Bordeaux.  Il  ne  contient 
qu'une  «  première  »  version  des  deux  premiers  livres  des  Essais. 
Deux  érudits,  à  qui  notre  histoire  littéraire  est  redevable  de  plus 
d'un  service,  et  dont  les  noms  sont  bien  connus,  M.  Barkhausen 
et  M.  Dezeimeris,  ont  donné,  en  deux  volumes,  élégamment  im- 
primés, chez  Feret,  à  Bordeaux,  en  1873,  une  «  reproduction  » 
fidèle  de  l'édition  de  1580,  avec,  au  bas  des  pages,  les  variantes 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS    RÉCENTES    SUR  MONTAIGNE.  i93 

presque  insignifiantes  de  la  deuxième  édition,  datée  de  1582; 
et  de  la  troisième,  datée  de  1587.  On  semble  s'accorder  à  ne 
voir  aujourd'hui  dans  celle-ci  qu'une  «  contrefaçon.  » 

Personne  jusqu'à  présent  n'a  vu  ni  signalé  dans  aucune 
bibliothèque,  la  «  quatrième  édition  »  des  Essais. 

Cependant  la  cinquième  n'en  porte  pas  moins  le  chiffre  de 
cinquième  édition,  et  elle  a  vu  le  jour,  non  seulement  du  vivant, 
mais  par  les  soins  de  Montaigne.  Elle  est  la  première  qui  con- 
tienne le  troisième  livre  des  Essais^  «  avec  six  cents  additions 
aux  deux  premiers  »  :  cette'  indication  est  de  Montaigne  lui- 
même.  L'édition  est  datée  de  1588,  et  elle  a  paru  à  Paris,  eu 
un  volume  in-4®,  chez  le  libraire  l'Angelier. 

C'est  quatre  ans  plus  tard  que  Montaigne  mourait,  en  1592, 
lassé  ou  dégoûté  de  beaucoup  de  choses,  à  ce  qu'il  semble,  mais 
non  pas  de  se  relire,  sinon  de  se  mirer  dans  ses  Essais,  et  de 
les  enrichir  ou  de  les  enfler  quotidiennement  du  profit  de  ses 
lectures  et  de  ses  réflexions.  Il  se  servait  pour  cela  d'un  exem- 
plaire en  feuilles  de  l'édition  de  1588,  dans  les  interlignes  et 
aux  marges  duquel  il  consignait  ses  corrections  et  additions. 
Ce  sont  ces  bonnes  feuilles,  reliées  après  sa  mort,  que  l'on 
appelle  «  l'exemplaire  de  Bordeaux,  »  et  on  s'est  demandé  pen- 
dant longtemps,  on  peut  même,  nous  le  verrons,  se  demander 
encore  aujourd'hui,  quel  en  est  le  rapport  avec  l'exemplaire  ou 
le  manuscrit  dont  la  fille  «  d'alliance  »  de  Montaigne,  la  demoi- 
selle de  Goumay,  s'est  servie  pour  établir  le  grand  et  superbe 
in-folio  de  1595,  qui  a  fixé  définitivement  le  texte  des  Essais. 
Une  recension  du  texte  de  l'exemplaire  de  Bordeaux,  fort  mal 
faite,  en  1802,  par  un  encyclopédiste  qui  répondait  au  nom  presque 
fameux  alors  de  Naigeon,  ne  nuisit  nullement  à  l'autorité  du 
texte  de  M"*  de  Goumay.  Victor  Le  Clerc,  notamment,  suivit 
la  docte  fille  dans  sa  belle  édition,  celle  qui  fait  partie  de  la 
Collection  des  classiques  français,  et  qui  demeure  infiniment 
précieuse,  à  cause  de  la  peine  qu'il  s'y  est  donnée  de  remonter 
à  la  source  des  citations  grecques  et  latines  de  Montaigne;  et, 
d'une  manière  générale,  c'est  le  texte  de  M"'  de  Gournay  qui 
constitue  ce  que  l'on  est  convenVi  de^^.nommer  «  la  vulgate  »  du 
texte  de  Montaigne.  Il  convient  de  noter  que  l'une  des  dernières 
éditions  des  Essais^  celle  de  MM.  Motheau  et  Jouaust,  a  repro- 
duit Tédition  de  1588,  avec,  au  bas  des  pages,  les  variantes  et 
additions  de  1595.  M.  Strowski  la  «  recommande  »  pour  l'usage 
mm  juxv.  ^  1906  13 


Digitized  by 


Googk 


194  RBYUB  DES  DBUX  MONDES. 

courant,  et  M.  Ghaoïpion  estime  «  qu'elle  laisse  encore  beau- 
coup à  désirer.  » 

C'est  ((  Texemplaire  de  Bordeaux  »  que  la  Commission  des 
archives  municipales  de  la  grande  ville  a  décidé  de  «  repro- 
duire^  »  et  dont  nous  avons  depuis  quelques  jours  le  premier 
volume  sous  les  yeux.  La  préparation  et  la  publication  en  ont 
été  confiées  à  un  jeime  professeur  de  l'Université  de  Bordeaux, 
M.  Fortunat  Strowski/  à  qui  [nous  devions  un  livre  essentiel  sur 
Saint  François  de  Saies  et  la  renaissance  du  sentiment  religieux 
au  XYIP  siècle;  et  sa  nouvelle  tâche,  extrêmement  laborieuse  et 
délicate,  ne  lui  pas  déjà  pris  moins  de  deux  ou  trois  ans  de  sa 
vie.  Nous  espérons  pour  lui  qu'elle  lui  deviendra  plus  facile  à 
mesure  de  son  avancement  même.  C'est  en  ces  sortes  de  travaux 
qu'on  peut  dire  «  qu'il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte  ;  »  et, 
selon  toute  apparence,  les  trois  volumes  qui  doivent  compléter 
¥,  l'édition  municipale  des  Essais  de  Montaigne  >»  —  c'est  déjà  le 
nom  qu'on  lui  donne,  —  se  succéderont  assez  rapidement.  Ni 
M.  Fortunat  Strowski,  ni  la  Commission  municipale  de  Bor- 
deaux ne  nous  en  voudront  d'ailleurs  si  nous  anticipons  sur  des 
dates  encore  incertaines,  et,  dès  à  présent,  si  nous  essayons  de 
dire  quel  est  l'intérêt  de  cette  édition. 

Disons  d'abord  quelques  mots  de  la  disposition  typographique 
du  texte.  La  base  en  est  formée  par  le  texte  de  1588,  que  des 
indications  marginales,  A  et  B,  distinguent  du  texte  de  1580-82-87  ; 
et  tous  leb  deux  A  [1580-82-87]  +  B  [1588]  nous  sont  ainsi 
donnés  à  Li  suite  l'un  de  l'autre  en  caractères  romains.  Les 
additions  miinuscrites  viennent  alors,  chacune  en  sa  place,  im* 
primées  en  caractères  italiques,  et  elles  correspondent  générale- 
ment aux  additions  imprimées  de  l'édition  de  1595.  C'est  toute- 
fois une  corrtispoi^dance  qui  serait  à  vérifier  pour  chaque  cas, 
M.  Strowski  n'ayant  pas  tenu  compte,  en  principe,  de  l'édition 
de  1595,  au  ti)xte  de  laquelle  il  s'agissait  précisément  pour  lui 
de  substituer  on  texte  «  plus  approché  »  de  la  dernière  pensée 
de  Montaigne.  Enfin,  au  bas  des  pages,  les  «  variantes  »  sont 
groupées  chronologiquement;  et  on  peut  dire  que,  de  la  sorte, 
nous  avons,  on  vérité,  sous  les  yeux,  l'entière  succession  des 
différons  aspects  du  texte  de  Montaigne. 

Cette  dispoiition  est-elle  la  meilleure?  On  en  pourrait  con- 
cevoir une  autre.  Il  y  a  déjà  quelques  années  qu'un  certain 
nombre  d'érudits^  hébraïsans  et  hellénistes^  se  sont  ré  unis  j  sous 


Digitized  by 


Googk 


PUBL1CATT0NS   RÉCENTES   SUR  BIONTAICWB.  195 

la  direction  do  Tuii  d'entre  eux,  le  profeBseur  Hftupt,  pour  pu- 
blier en  même  temps,  à  Londres,  New- York,  et  Stuttgart,  un© 
version  anglaise  de  la  BiblCf  qu'ils  ont  intitulée  la  Bible  poly* 
chrome j  comme  on  disait  jadis  la  Bible  potygiûtte  (1).  Il  s'agis- 
sait, ainsi  que  ce  titre  l'indique,  de  signaler  d'ri>erd  au  lecteur  les 
différentes  «  couches  »  dont  la  superpo^tion  successive  a  fini 
par  former,  depuis  la  haute  antiquité  jusqu'en  des  temps  qu'on 
estime  assez  voisins  de  nous,  le  texte  unique  et  consaeré  de  la 
Genèse^  par  exemple,  ou  de  la  Prophétie  (Tlsaïe.  Cest  la  grande 
affaire  de  l'exégèse  contemporaine,  on  le  sait;  ou,  du  moins,  c'est 
le  départ  en  quelque  sorte  actuel  de  toute  critique  bibliqpM. 
Remaniés,  sinon  refaits,  retouchés,  interpolés,  on  croit  pouveir 
aujourd'hui  dire  avec  assurance  l'&ge,  la  nature  et  la  profondeur 
des  modifications  que  ces  textes  vénérés  ont  subies.  Et  le  moyest 
qu'on  a  donc  imaginé  pour  les  rendre  sensibles  aux  yeux  a  été 
tout  simplement  de  les  colorier  par  teintes  plates,  qui  se  di- 
visent inégalement  la  page,  et  qu'on  est  préalablement  convenu 
d'affecter,  le  bistre,  je  suppose,  aux  parties  les  plus  anciennes 
du  texte  ;  le  rose  ou  le  vert,  à  des  parties  plus  modernes;  le  gris 
à  de  plus  récentes  encore,  et  ainsi  de  suite.  L'invention  paraîtra- 
t-elle  peut-être  singulière,  dans  la  description  un  peu  lourde 
que  nous  en  donnons?  Nous  nous  bornerons  à  répondre  du 
moins  qu'en  fait,  il  n'y  a  rien  de  plus  simple,  ni  de  plus  clair, 
ni  qui  réalise  mieux  l'objet  qu'on  s'était  proposé.  Si  l'on  avait 
suivi  cette  disposition  pour  la  reproduction  des  Essais,  on  y  dis- 
tinguerait tout  de  suite,  sans  hésitation,  le  texte  de  1580  d'avec 
celui  de  1588,  et  tous  les  deux  d'avec  les  additions  de  1595. 
J  ajoute  que,  pour  bizarre  qu'il  eût  semblé  d'abord,  l'exemple 
n'en  eût  pas  été  dangereux,  n'y  ayant  guère,  je  pense,  plus  de 
trois  textes  de  notre  langue  qu'on  pût  essayer  d'imprimer  de  la 
sorte  :  ce  sont  ceux  de  Pascal,  et  de  La  Bruyèire,  après  celui  de 
Montaigne.  Et  si  les  bibliophiles  se  fussent  récriés,  on  leur  eût 
dit  que  les  éditions  de  ce  genre  ne  sont  paii  faites  pour  eux,  -— 
ni  peut-être  même  pour  les  simples  lecteurs  :  —  elles  s'adressent 
aux  philologues,  aux  bibliographes,  aux  éditeurs,  aux  commen- 
tateurs et  aux  critiques  de  Montaigne. 

C'est  à  ces  derniers,  tout  particulièrement,  que  nous  pren- 
drons la  liberté  de  recommander  l'édition  municipale  des  Essais. 

(i)  Holy  Bible^  polychrome  tdilion,  New-York,  Londres  et  StuttganU 


Digitized  by 


Googk 


196 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Car,  il  y  a  bien  quelques  exceptions  ;  —  il  y  a  M.  F.  Slrowski 
lui-même,  dans  une  excellente  étude  qu'il  vient  de  nous  donner 
sur  Montai ff ne,  et  il  y  a  M.  Edme  Champion,  dans  sa  substan- 
tielle Introduction  aux  t<  Essais  »  de  Montaigne,  —  mais,  d'une 
manière  générale,  en  parlant  de  ces  Essais,  qui  n'ont  pas  mis 
moins  de  vingt  ans,  1572-1592,  à  prendre  aux  mains  de  leur 
auteur,  une  forme  qu'à  peine  peut -on  considérer  comme  défini- 
tive; —  dont  les  trois  éditions  capitales,  la  première,  celle  de 
1580;  la  cinquième,  celle  de  1588  ;  et  la  sixième,  celle  de  1595, 
sont  des  ouvrages  presque  différens  ;  —  et  qui  sont  enfin  séparées 
les  unes  des  autres  par  des  événemens  aussi  considérables  que 
les  voyages  de  Montaigne  et  sa  mairie  de  Bordeaux,  la  critique 
française  en  a  parlé  comme  de  ces  livres  qui  sortent,  en  quelque 
manière,  tout  armés,  un  beau  matin,  du  cabinet  de  leur  auteur: 
le  Discours  sur  V Histoire  Universelle,  ou  La  Recherche  de  la  Vé^ 
rite.  De  combien  d'erreurs  sur  la  signification  des  Essais,  et  sur 
le  caractère  de  Montaigne,  cette  insouciance  de  la  bibliographie 
et  de  la  chronologie  a  été  Torigine,  on  ne  saurait  le  dire  !  J'aime 
à  rappeler,  entre  autres,  quand  les  circonstances  ramènent  le 
sujet ,  les  jolies  phrases  de  Prévost-Paradol,  dans  ses  Moralistes 
français,  sur  ce  style,  pour  ainsi  parler,  sans  couture,  où  les 
citations  des  anciens  faisaient  tellement  corps,  disait-il,  avec  la 
pensée  de  Montaigne,  qu'on  ne  pouvait  les  en  séparer  sans  que 
cela  fît,  en  vérité,  comme  une  déchirure.  Pour  s'apercevoir  cepen- 
dant, que,  s'il  n'y  a  rien  de  plus  joli  que  ces  variations  sur  le 
style  sans  couture,  il  n'y  a  rien  de  moins  juste,  il  suffisait  de 
comparer  entre  elles  nos  trois  éditions  capitales,  et  de  constater 
comment  chacune  d'elles  s'enrichit,  jusqu'à  s'en  alourdir,  de 
«  citations  »  qui  trop  souvent  ne  sont  que  des  répétitions  (1)  ; 
qui  plus  souvent  encore  ne  sont  dues  qu'au  hasard  des  lectures 
de  Montaigne,  s'ajustent  assez  mal  au  texte;  et  qui,  non  moins 
souvent  enfin,  impriment  à  sa  page  une  fâcheuse  allure  de  lour- 
deur et  de  péda&tisme.  Mais,  au  temps  de  Prévost-Paradol,  ce 
sont  là  des  considérations  dans  l'examen  desquelles  n'entrait  pas 
la  critique.  Elle  planait  au-dessus!  Et,  que  le  critique  s'appelât 
Villemain  ou  Sainte-Beuve,  Prévost-Paradol  ou  Vinet,  son  objet 
n  était  que  de  faire  briller  son  originalité  personnelle  au  moyen, 
et  quelquefois,  si  besoin  était,  aux  dépens  de  son  auteur.  Croyez 

(i)  On  trouvera  dans  le  livre  de  M.  de  Zangroniz,  pages  94-yv,   rindication 
d'un  certain  nombre  de  ces  «  répétitions  »  ou  «  redites.  » 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES   SUR  MONTATGNG.  197 

que,  dans  les  pages  justement  admirées  où  Sainte-Beuve  s'est 
efforcé  de  caractériser  le  style  de  Montaigne,  —  et  on  sait  qu'il 
y  a  merveilleusement  réussi,  —  Thistorien  de  Por/-jRoya/  ne  son- 
geait pas  moins  à  lui-même  qu'à  Tau  leur  des  Essa4s. 

Tel  est  d'abord  Tun  des  services  que  rendra  l'édition  municipale 
des  Essais.  Avant  tout,  elle  obligera  la  critique  à  reconnaître  ce 
qu'il  y  a  de  successif  dans  la  composition  du  livre,  et,  par  con- 
séquent, à  en  tenir  compte.  Il  faudra  bien  qu'on  s'aperçoive  que 
les  voyages  de  Montaigne  en  Allemagne  et  en  Italie,  que  son 
passage  à  la  mairie  de  Bordeaux,  — -  qui  n'a  pas  occupé  moins  de 
quatre  ans  de  sa  vie,  —  que  le  lent  progrès  de  la  maladie  dont  il 
devait  mourir  et  qu'il  avait  dans  son  isolement  tout  loisir  d'ob- 
server, ont  en  plus  d'un  point  modifié  sa  manière  de  voir,  de 
sentir,  de  penser.  Mais  surtout  on  se  rendra  compte  de  la  manière 
dont  Montaigne  compose,  et  quand  on  l'aura  bien  vu,  ce  sera 
comme  un  trait  de  lumière  jeté,  non  seulement  sur  la  signifi- 
cation ou  la  portée  littéraire  des  Essais,  mais  sur  leur  intérêt 
historique  et  philosophique. 

Le  voilà  donc,  en  la  quarantième  année  de  son  âge,  revenu 
de  bien  des  illusions,  et  retiré  dans  sa  «  librairie.  »  Nous 
sonimes  en  1572,  et  à  la  veille  ou  au  lendemain  de  la  Saint- 
Barthélémy.  A-t-il  encore  quelques  ambitions?  On  ne  sait!  ou 
s'il  a  vraiment  résolu  «  de  ne  se  mêler  d'autre  chose  que  de 
passer  en  repos  et  à  part  le  peu  qui  lui  reste  de  sa  vie.  »  En 
attendant,  sa  solitude  ne  tarde  pas  à  lui  peser,  et,  par  manière  de 
distraction,  il  prend  la  plume,  sans  intention  bien  précise,  pour 
fixer  un  peu  sa  pensée  vagabonde,  et  il  écrit  sur  la  Tristesse,  ou 
sur  les  Cannibales,  sur  les  Senteurs,  ou  sur  F  Oisiveté,  avec  la 
même  insouciance  de  toute  espèce  de  choix  et  d'ordre.  Ni  le 
sujet  ne  lui  importe,  comme  s'il  se  tenait  pour  certain  d'y  être 
toujours  égal,  et  encore  moins  l'ordre,  car  il  a  dû  tout  de  suite 
s'apercevoir  que  l'agrément  de  ce  qu'il  écrit  était  fait, 'même  pour 
lui,  de  ce  qu'il  y  a  dans  le  cours  de  ses  idées,  de  soudain  et  d'inat- 
tendu. Mais,  chemin  faisant,  et  comme  il  a  la  mémoire  mieux 
meublée  qu'il  ne  le  prétend,  il  s'avise  que  ce  qu'il  vient  de  dire, 
d'autres  l'ont  dit  avant  lui,  Sénèque,  par  exemple,  en  quelqu'une 
de  ses  Lettres,  ou  Plutarque.  Il  ne  veut  pas  leur  en  faire  tort; 
il  va  chercher  le  volume  sur  un  rayon  de  la  bibliothèque,  et  il 
traduit,  il  copie,  il  paraphrase  le  passage.  A  moins  encore 
qu'il  ne  s'y   prenne  de  la  façon   tout   justement   inverse,  et 


Digitized  by 


Googk 


198  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ayant  transcrit  d'abord,  au  cours  de  sa  lecture,  pour  Tingé- 
niosité  de  l'expression  ou  pour  la  profondeur  de  la  pensée,  le 
passage  de  Sénèque  ou  de  Plutarque,  les  vers  de  Virgile  ou  la 
prose  de  Cicéron,  il  ne  se  rappelle  qu'il  a  fait,  lui  aussi  quelque 
expérience  du  même  genre;  et  il  prend  alors  plaisir  à  se  recon- 
naître chez  les  anciens,  en  y  trouvant  la  preuve  de  l'une  de  ses 
maximes  favorites,  que  «  tout  homme  porte  en  soi  la  forme  de 
l'humaine  condition.  »  C'est  ainsi  que  lentement,  par  alluvions 
successives,  les  Essais  se  composent;  et  si  je  ne  me  trompe,  c'est 
ce  que  confirmera  l'examen,  même  superficiel,  de  «  l'exemplaire 
de  Bordeaux.  »  On  y  voit  positivement  Montaigne  à  l'œuvre,  la 
dernière  édition  de  ses  Essais  ouverte  là,  devant  lui,  sur  sa  table 
de  travail,  se  relisant,  attentif  à  se  «  contre-roller,  »  comme  il  dit 
quelque  part,  prenant  un  livre  au  hasard  dans  sa  bibliothèque, 
le  parcourant  avec  nonchalance,  y  relevant  à  la  volée,  au  pas- 
sage une  anecdote  ou  une  réflexion,  les  traduisant  en  sa  langue, 
et  surchargeant  ainsi  ses  marges  de  toute  sorte  d'additions  et 
de  renvois,  qui  finissent  pnr  rendre  la  lecture  de  son  texte,  non 
seulement  difficile,  mais  tout  à  fait  incertaine  ou  douteuse. 

Car  une  question  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  se  poser,  et 
qu'aucune  édition,  municipale  ou  autre,  ne  résoudra,  c'est  de 
savoir  ce  que  Montaigne  lui-même  eût  fait,  s'il  eût  vécu,  des 
«  additions  »  qui  couvrent  les  marges  de  l'exemplaire  de  Bor- 
deaux. Il  en  annonçait  plus  de  «  six  cents  »  dans  l'édition 
de  1588,  et  je  ne  les  ai  pas  comptées,  mais  je  pense  qu'en  effet 
elles  y  sont  :  il  n'y  en  a  certainement  pas  moins,  dans  l'exem- 
plaire de  Bordeaux.  Ces  additions,  qui  répondra  que  Montaigne 
les  eût  incorporées  à  son  texte,  et  plutôt,  ne  s'était-il  pas  ré- 
servé la  liberté  de  faire  son  choix  entre  elles  au  moment  de  la 
publication?  C'est  pour  notre  part  ce  que  nous  serions  bien 
tentés  de  penser.  Le  Montaigne  de  1595,  et  le  nouveau,  —  celui 
de  1906,  le  Montaigne  de  l'édition  de  Bordeaux,  —  sont  des 
Montaigne  plus  complets  que  nature.  Je  ferai  bien  d'en  donner 
au  moins  un  exemple. 

Dans  son  chapitre  du  Pédatitisme,  Montaigne  avait  écrit, 
en  1580  :  «  Quand  bien  nous  pourrions  être  savans  du  savoir 
d'autrui,  au  moins  sages  ne  pouvons-nous  être  que  de  notre 
propre  sagesse. 

Micro)  ^oçicrrov,  oon;  ouj^  àuT<ji  abçdç 


Digitized  by 


Googk 


PUBUCAT10NS   RÉCENTES   SUR  MONTAIGNE.  199 

«  Je  haïs,  dit-il,  le  sage  qui  n'est  pas  sage  pour  soi-même.  » 
En  1588,  il  ajoute  à  ce  vers  d'Euripide  une  citation  de  Juvénal  : 

...  Si  cupiduSf 
Si  vanus  et  Euganea  quaniumvis  vilior  agna. 

Puis,  en  1^90  ou  1592,  îl  efface  la  traduction  du  vers  d'Euri- 
pide, qu'il  estime  sans  doute  superflue;  il  ajoute,  avant  la  cita- 
tion de  Juvénal,  un  passage  de  Cicéron  :  «  Ex  quo  Ennius  :  Ne- 
guicguam  sapere  sapientem,  qui  ipse  sibi  prodesse  non  quiret;  » 
et,  après  les  vers  de  Juvénal,  il  ajoute  encore  :  «  Non  enim 
paranda  nobis  solum,  sedfruenda  sapientia  e^/.*Dionysius  se  mo  : 
quait  des  grammairiens  qui  ont  soin  de  s'enquérir  des  maux 
d'Ulysse,  et  ignorent  les  [  leurs  ]  propres  ;  des  musiciens  qui 
accordent  leurs  flûtes  et  n'accordent  pas  leurs  mœurs  ;  des  éco- 
.liers  qui  étudient  à  dire  justice,  non  à  la  faire.  »  On  me  dira 
vainement  qu'il  y  en  a  d'autres  exemples!  Je  le  sais  bienl  et 
j'en  remplirais  moi-môme  plusieurs  pages  !  Mais  on  ne  me  fera 
pas  croire  aisément  que  Montaigne  se  proposât  d'insérer  ces 
cinq  citations,  dans  son  texte,  en  enfilade,  et  à  l'appui  de  quelle 
simple  et  banale  observation  !  Il  eût  choisi,  sans  aucun  doute  I  et 
pourquoi  n'eût-il  pas  en  même  temps  effacé  quelques  redites,  et 
sacrifié  quelques  réflexions  saugrenues? 

On  pourra  donc  se  proposer  d'établir  un  «  texte  critique  » 
des  Essais;  nous  n'en  connaîtrons  jamais  le  texte  absolument 
«  authentique.  »  Et  cela  est  fâcheux;  mais  il  ne  faut  rien  exa- 
gérer, et,  après  tout,  nous  n'en  serons  pas  plus  troublés  dans 
notre  lecture  des  Essais  que  nous  ne  le  sommes  par  des  hési- 
tations ou  difficultés  du  même  genre  dans  la  lecture  des  Pèn- 
^sées  de  Pascal.  Nous  en  serons  quittes  pour  nous  dire  que  si 
quelques-unes  de  ces  additions,  les  plus  libres,  celles  qui  nous 
choquent  le  plus,  ne  représentent  pas  la  pensée  publique  de 
Montaigne,  elles  expriment  sa  pensée  de  «  derrière  la  tête.  »  Et 
nous  ne  regarderons  pas  l'édition  municipale  comme  l'édition 
définitive  des  Essais,  mais,  selon  le  vœu  des  éditeurs  eux-mêmes, 
comme  la  base  et  la  condition  de  toutes  les  éditions  futures,  y 
compris  celle  qui  se  piquera  d'être  la  «  critique,  »  et  la  «  défini- 
tive. » 


Digitized  by 


Googk 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II 

«  Il  y  a  qpeique  apparence  de  faire  jugement  d'un  homme 
par  les  plus  communs  traits  de  sa  vie,  mais,  vu  la  naturelle 
instabilité  de  nos  mœurs  et  opinions,  il  m'a  semblé  souvent  que 
les  bons  auteurs  mêmes  ont  tort  de  s'opiniâtrer  à  former  de 
nous  uae  constante  et  solide  con texture.  »  [Essais,  I,  2,  1588»] 
En  dépit  de  l'avertissement,  c'est  une  tentation  à  laquelle  nous 
voyons  qu'on  résiste  assez  malaisément,  que  celle  de  vouloir 
mettre  dans  la  vie,  dans  les  œuvres,  dans  les  idées  d'un  grand 
écrivain,  plus  d'ordre,  plus  de  cohésion,  plus  de  logique  et  de 
continuité  qu'il  n'y  en  amis  lui-même.  Nous  avons  beau  savoir 
qu'il  ne  s'est  pas  appliqué  moins  de  trente  ans  à  son  œuvre, 
comme  l'auteur  de  C Esprit  des  Lois,  ou  vingt  ans,  comme  celui 
des  Essais;  ou  encore,  s'il  a  laissé,  comme  Rousseau,  plusieurs 
livres,  nous  avons  beau  savoir  qu'ils  sont  séparés,  comme  la  Non 
velle  Héloïse  et  les  Confessions,  par  des  années  d'intervalle,  ou 
par  des  événemens  plus  considérables,  si  je  puis  dire,  que  des 
années,  nous  voulons  à  tout  prix  que  ces  manifestations  succes- 
sives de  l'esprit  en  soient  des  expressions  identiques  ou  du  moins 
analogues  ;  il  nous  déplaît  que  le  grand  homme  se  soit  contre- 
dit; nous  le  ramenons  à  notre  mesure  en  lui  imposant  notre 
manière  de  le  comprendre  ;  et  nous  nous  vantons  alors  d'avoir 
«  reconstitué  »  l'unité  méconnue  de  son  œuvre  et  de  ^  pensée. 
Nous  obtenons  ainsi  des  Pascal  tout  en  bronze,  des  Bossuet  tout 
en  marbre,  des  Rousseau  tout  en  béton  ou  en  a  ciment  armé.  » 
C'est  ce  qui  s'est  passé  pour  Montaigne.  Commentateurs,  cri- 
tiques ou  historiens  de  la  littérature,  tous  ont  peiné  pour  ré- 
duire en  système  l'un  des  livres  assurément  les  plus  décousus 
qu'il  y  ait,  et  si  je  ne  craignais  qu'on  ne  prît  mal  le  mot,  je 
dirais  l'un  des  plus  «  incohérens  »  que  je  connaisse  dans  aucune 
littérature.  Entre  ces  Essais,  dont  le  charme  est  fait  pour  partie  de 
n'avoir  les  uns  avec  les  autres  que  de  lointains  rapports,  conmie 
l'agrément  d'un  voyage  est  fait  de  la  succession  des  aspects  im- 
prévus et  vigoureusement  contrastés,  qu'il  nous  offre,  on  a 
essayé  d'établir  un  «  enchaînement,  »  ou  un  lien.  On  s'est  de- 
mandé ce  que  Montaigne  avait  «  voulu  faire;  »  quel  dessein 
précis  avait  été  le  sien;  ce  qu'il  avait  prétendu  prouver?  Et, 
naturellement,  &  la  question   ainsi  posée,  chaque  historien  ou 


Digitized  by 


Googk 


PDBLTCAnONS   RÉCENTES   SUR  MONTAIGNE.  201 

critique  a  trouvé  une  réponse  par  le  moyen  de  laquelle  le 
«  beau  désordre  »  de  Montaigne  se  ramenait,  bon  gré  mal  gré,  à 
l'ordonnance  d'un  «  discours  suivi.  » 

Ne  serait-il  pas  temps,  peut-être,  d'en  finir  avec  cette  super- 
stition? «  Je  sais  un  peu  ce  que  c'est  que  l'ordre...  »  dira  bien- 
tôt quelqu'un,  et,  celui-là,  nous  ne  ferons  pas  difficulté  de  l'en 
croire,  puisqu'il  sera  Pascal,  mais  nous  savons  bien  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  rare  que  cette  science,  ou  cet  art,  ou  ce  don  de 
l'ordre.  C'est  encore  le  cas  de  rappeler  ici,  pour  demeurer  entre 
Gascons,  ce  grand  livre  de  f  Esprit  des  Lois!  Il  y  a  du  génie  dans 
f Esprit  des  Lois,  mais,  il  n'y  a  point  d'ordre;  il  n'y  a  pas  non 
plus  d'unité  ni  de  continuité.  C'est  nous  qui  nous  efforçons  d'y 
en  mettre  ce  qu'il  faut  pour  que  l'analyse  de  l'ouvrage  nous  soit 
plus  facile,  et  plus  facile  encore  l'expression  d'un  jugement  ou 
d'une  opinion  «  personnelle  »  sur  Montesquieu.  Seulement  il  ne 
s*agit  plus,  en  ce  cas,  que  de  savoir  si  nous  ne  défigurons  pas 
l'écrivain  en  l'unifiant.  Pareillement  Montaigne.  Ce  n'est  pas  un 
portrait  de  lui  que  nous  retraçons,  c'en  est  le  schémay  si  je  puis 
ainsi  dire,  quand  nous  ramenons  ou  que  nous  essayons  de  ramener 
ses  Essais  à  quelques  idées  prétendues  maîtresses,  qui  s'y  retrou- 
veraient partout,  dans  le  chapitre  sur  les  Pouces  ou  dans  celui 
des  Coches,  comme  dans  V Apologie  de  Raymond  de  Sebondc.l 
«  Les  Essais^  dit  à  ce  propos  M.  Edme  Champion,  ne  furent 
d'abord  qu'un  paquet  de  notes  dans  lequel  Montaigne  entassait 
pêle-mêle,  au  hasard,  des  textes  recueillis  sans  choix,  sans 
ombre  de  critique,  sans  écarter  les  choses  les  plus  oiseuses  et 
les  plus  puériles...  Des  chapitres  entiers  sont  «  un  fagotage  de 
pièces  décousues,  »  —  c'est  Montaigne  qui  le  reconnaissait  lui- 
même  en  1580,  mais  il  s'en  est  dédit  depuis,  —  des  enfilades 
de  citations  qui  n'ont  pas  même  t'excuse  de  servir  de  prétexte 
à  une  remarque  instructive  ou  ingénieuse,  qui  ne  s'expliquent 
que  par  le  désœu^Tement,  le  parti  pris  de  s'imposer  pendant 
quelques  heures  une  tâche  propre  à  passer  le  temps,  en  évitant 
de  réfléchir.  »  Ces  paroles  ne  sont-elles  pas  un  peu  dures?  Il  est 
difficile  d'être  Michel  de  Montaigne,  et,  des  heures  durant,  de 
transcrira  ou  de  traduire  des  textes  anciens  comme  qui  dirait 
à  l'aventure,  du  Lucrèce  et  du  Virgile,  du  Sénèque  et  du  Plu- 
tarque,  et,  quand  ce  serait  à  l'aventure,  sans  éprouver  le  besoin 
de  commenter  pour  son  compte,  et  de  continuer  en  la  paraphra- 
sant, ou  de  contredire  l'idée  qu'ils  expriment.  Mais,  tout  Montaigne 


Digitized  by 


Googk 


202  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

qu'il  soit,  on  ne  saurait  pourtant  disconvenir  qu'il  y  ait  du 
«  fagotage,  »  beaucoup  de  «  fagotage,  »  du  fatras,  dans  les  Essais; 
et  M.  Champion  a  raison.  Ce  serait  une  entreprise  vaine  que  de 
vouloir  les  rapporter  tous  à  un  «  dessein  principal.  »  Nous 
n'avons  point  ici  affaire  avec  La  Recherche  de  la  Vérité  ou  V His- 
toire des  variations.  Ce  qui  d'ailleurs  ne  veut  pas  dire  que  Mon- 
taigne ne  soit  pas  un  «  penseur  »  ou  un  philosophe,  mais  cela 
veut  dire  qu'il  ne  Test  point  à  la  manière  de  Malebranche  ou 
de  Spinoza  ;  —  que  l'ou/se  méprend  sur  le  caractère  de  son  livre 
et  la  nature  de  son  génie  dès  qu'on  y  cherche  une  autre  «  unité  » 
que  celle  de  sa  personne  ondoyante;  —  et  que  le  naturel  de  cette 
personne  même  consiste  précisément  à  ne  rien  avoir  eu  d'un 
fabricateur  de  systèmes,  et  encore  moins  d'un  pédant.  Tel  n'était 
point,  on  le  sait ,  l'avis  de  Malebranche,  qui  l'appelle  assez  joli- 
ment un  «  pédant  à  la  cavalière.  » 

Peut-on  dire  seulement  que  l'auteur  des  Essais  ait  eu  le  des- 
sein de  se  peindre  lui-même  dans  son  livre,  et  qu'ainsi  l'unité 
de  son  personnage,  je  veux  dire  de  l'homme  réel,  de  l'homme 
vrai  qu'il  fut,  comme  nous  tous,  sans  le  savoir  peut-être,  masqpie 
et  répare  l'incohérence  ou  le  «  fagotage  »  de  ses  Essais?  Le  mot 
de  Pascal,  à  cet  égard,  a  fait  autorité  :  —  «  Le  sot  projet  qu'il 
a  de  se  peindre;  et  cela  non  pas  en  passant  et  contre  ses 
maximes,  comme  il  arrive  à  tout  le  monde  de  faillir  ;  mais  par 
ses  propres  maximes,  et  par  un  dessein  premier  et  principal...  » 
—  Et,  en  effet,  sans  parler  de  ri4t/>  u  Lecteur,  si  connu  et  si 
souvent  cité,  les  passages  abondent  où  Montaigne  nous  déclare 
qu'il  est  lui-même  «  le  sujet  de  son  livre,  >>  et  lui-même  l'objet 
de  son  propre  intérêt  ou  de  sa  curiosité.  Mais  regardons-y  de 
plus  près ,  remettons  ces  passages  à  leur  place ,  les  Essais 
dans  le  temps  ;  et  nous  ne  pourrons  nous  empêcher  d'observer, 
avec  M.  Champion,  que  ce  «  dessein  principal  et  premier  »  semble 
entièrement  étranger,  dans  les  Essais  de  1580,  aux  quinze  ou 
vingt  premiers  chapitres  du  livre.  C'est  aussi  l'opinion  de 
M.  Strowski.  Il  est  vrai  que  quand  son  succès  lui  aura  révélé 
la  nature  de  son  talent,  et  quand  il  se  sera  rendu  compte  que  ce 
qu'on  aime  en  lui,  et  de  lui, c'est  lui-même,  Montaigne  mettra 
moins  de  réserve  et,  si  je  l'ose  dire,  de  pudeur  dans  ses  «  confes- 
sions. »  Il  feindra  de  croire,  alors,  il  croira  peut-être  sincère- 
ment que  son  âge,  qui  n'est  pas  très  avancé,  puisqu'il  doit 
mourir  avant  soixante  ans,  l'autorise  à  des  confidences  dont  nous 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES   SUR  MONTAIGNE.  203 

nous  serions  bien  passés,  et  cpiî  n'ajoutent  rien  à  la  connais- 
sance de  son  caractère  ou  de  son  génie.  Car,  Sainte-Beuve  a  eu 
'beau  faire .  on  no  sacitfe  pomi  encore  de  qualités  de  forme  ou  de 
fond,  de  langage  ou  de  pensée,  qui  aient  des  rapports  définis  avec 
la  gravelle  ;  et  l:es  coliques  de  Miohtaigne  n'expliquent  point  son 
dilettantisme.  Il  préférait  k  saveur  du  poisson  à  celle  de  la 
viandCi  mais  le  renseignement  n'en  est  pas  un  sur  la  nature  de 
son  style,  ni  même  peut-être  ce  qu'il  nous  dit  de  son  goût 
pour  les  huîtres  et  pour  le  melon. 

Mais,  en  somme,  et  après  tout  cela,  Montaigne  ne  nous  livre 
qu'une  très  petite  part  de  lui-môme  ;  et  en  veut-on  la  preuve  dé- 
monstrative? C'est  qu'il  y  a  peu  de  nos  grands  écrivains  qui  nous 
demeurent  plus  énigmatiques,  et  dont  nous  soyons  plus  embar- 
rassés de  dire  l'homme  vrai  qu'ils  furent.  Se  douterait-on  seule- 
ment que  son  livre  est  contemporain  de  l'une  des  époques  les 
plus. troublées  de  notre  histoire?  et  que  le  moment  môme  oii  il 
écrit  est  rempli  du  fracas  des  guerres  de  religion  ?  «  Aucuns  me 
convient,  écrit-il  dans  une  addition  du  nîanuscrit,  d'écrire  les 
affaires  de  mon  temps,  estimans  que  je  les  vois  d'une  vue  moins 
blessée  de  passion  qu'un  autre,  et  de  plus  près,  pour  l'accès  que 
la  fortune  m'a  donné  aux  chefs  des  divers  partis...  »  Il  ne  Ta 
cependant  pas  fait,  et  ses  Essais  ne  sont  point  des  Mémoires  pour 
servir  à  f  histoire  de  son  temps.  Il  n'y  a  pas  fait  la  confession  des 
autres  avec  la  sienne.  Et  combien  de  traits  de  sa  propre  physio- 
nomie n'a-t-il  point  laissés  dans  Tombre?  Que  savons-nous  par 
lui  de  sa  jeunesse?  de  sa  carrière  avant  1572,  entre  vingt-cinq 
et  quarante  ans  ?  de  ses  amours?  de  ses  «  sentimens  de  famille?  » 
ou  môme,  et  finalement,  nous  Talions  voir,  de  ses  <'  sentimens 
religieux?  »  puisque,  depuis  trois  cents  ans,  tandis  que  les  uns 
persistent  à  nous  montrer  en  lui  non  seulement  «  un  chrétien  » 
mais  un  «  défenseur  du  christianisme,  »  c'est  pour  beaucoup 
d'autres,  avec  lui,  Montaigne,  tout  au  contraire,  et  par  lui,  par 
la  lente  et  insensible  contagion  des  Essais^  que  le  doute  métho- 
dique ou  systématique  est  entré  dans  le  monde  moderne,  et 
non  point  du  tout,  comme  on  continue  de  l'enseigner,  dans  nos 
écoles,  par  l'intermédiaire  du  Discours  de  la  méthode. 

On  remarquera  qu'ici  encore,  comme  plus  haut,  nous  retrou- 
vons l'influence  et  l'autorité  de  Pascal.  Ce  Montaigne,  non  pas 
précisément  athée,  ni  libre  penseur,  ni  peut-ôtre  sceptique,  mais 
qu  aurait  avant  tout  préoccupé,  comme  Pascal  lui-môme,  ta  ques* 


Digitized  by 


Googk 


204  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

lion  religieuse,  c'est  le  Montaigne  de  Pascal,  et,  si  j'osais  ainsi 
dire,  c  est  le  Montaigne  des  Pensées  plutôt  que  celui  des  Essais. 
Quelques  critiques  reprochent  volontiers  à  Pascal  d'avoir  «  pla- 
gié »  ou  «  pillé  »  Montaigne;  — ^|co  qui  d'ailleurs  ne  serait  juste 
que  si  nous  savions  Tusage  que  Pascal  se  proposait  de  faire  de 
tant  de  fragmens  des  Essais  qu'il  a  transcrits,  paraphrasés  quel- 
quefois, et  généralement  abrégés  ou  résumés.  Mais  en  fait,  c'est 
donc  alors  le  «  plagiaire  »  dont  l'autorité  s'est  en  quelque  sorte 
imposée  à  l'original  qu'il  copiait  ;  c'est  l'accent  de  Pascal  qui  se 
trouve  avoir  fixé  le  sens  des  passages  des  Essais  qu'il  emprunte  ; 
et  depuis  plus  de  deux  cents  ans,  c'est  «  en  fonction  »  de  Pascal 
et  du  dessein  des  Pensées,    que  la  critique  française  interpi«^ie 
Montaigne.  Cependant  il  y  a  autre  chose  dans  l^s  Essais,  et  parce 
que   V Apologie  de  Raymond  de  Sebonde  en  est  le  chapitre  le 
plus  étendu,  en  môme  temps,  sans  doute,  que  l'un  des  plus  im- 
porlans,  je  ne  voudrais  pas  répondre  qu'il  en  fût  le  plus  con- 
sidérable. Il  en  est  le  plus  étendu,  parce  que  Montaigne  venait 
de  traduire  ia  Théologie  naturelle  de  ce  Raymond  de  Sebonde, 
1569,  et  qu'il  était  donc  encore  tout  chaud  de  son  auteur,  comme 
aussi  des  critiques  dont  sa  traduction  avait  été  l'objet;  mais,  ne 
nous  lassons  pas  de  le  redire,  il  y  a  autre  chose  dans  les  Essais; 
le  dessein  de  Montaigne  ne  s'est  rencontré  qu'incidemment  avec 
celui  de  Pascal;  et  c'était  d ailleurs  le  droit  de  Pascal,  —  ceci 
encore  vaut  la  peine  d'être  dit  et  redit,  —  c'était  absolument  son 
droit  de  n'  «  emprunter  »  à  Montaigne  que  ce  qu'il  croyait  ana- 
logue à  son  propre  dessein.  Pascal  ne  se  proposait  pas  de  faire 
une  étude,   ni  do  porter    un    jugement    sur  Montaigne,    mais 
d'écrire  une  Apologie  de  la  Religion  chrétienne.  Nous  aurions  le 
droit,  le  cas  échéant,  de  faire  comme  lui.  Les  idées,  une  fois 
exprimées,  et  entrées  dans  ia  circulation,    deviennent  le  patri- 
moine commun  de  l'humanité  :  j'ai  le  droit  de    les  retourner 
môme  contre  ceux  qui  les  ont  exprimées  les  premiers  et  qui, 
souvent,  n'en  ont  pas  connu  toute  la  portée.  Mais,  évidemment, 
je  ne  l'ai  plus  quand  il  s'agit,  comme  ici,  de  préciser  le  sens  d'un 
texte  ou  de  caractériser  la  pensée  d'un  grand  écrivain,  et  cepen- 
dant, sans  nous  en  apercevoir,  c'est  ce  que  nous  faisons  depuis 
deux  cents  ans.  Nous  nous  posons,  en  quelque  sorte,  le  problème 
de  la  signification  des  Essais,  comme  nous  faisons  celui  de  la  si- 
gnification des  Pensées,  et  la  question  religieuse  étant  la  seule 
où  Pascal  s'intéresse,  nous  raisonnons  sur  Montaigne  comme  si 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS  RÉCaSNTES   SUR  MONTAIGNB.  205 

Montai^es'y  était,  lui  aussi,  uniquement  appliqué,  continûment, 
passionnément  et  tout  entier. 

Je  n'entends  pas  nier  qu'il  y  ait  pris  l'intérêt  le  plus  vif. 
Mais,  d'abord,  ce  n'est  qu'un  intérêt  presque  purement  intellec- 
tuel, et  j'en  vois  un  témoignage  dans  ce  fait  assez  singulier 
qu'étant  lui-même,  de  son  propre  aveu,  l'un  des  hommes  qui 
ont  eu  le  plus  de  peur  de  la  mort,  et  sa  philosophie  ne  s'étant 
employée,  pour  une  part  considé;'able,  qu'à  se  prémunir  ou  à 
se  fortifier  contre  cette  crainte,  il  n'a  cependant  jamais  demandé 
d'aide  contre  la  mort  à  la  religion.  «  Il  n'est  rien  de  quoi  je  me 
sois  dès  toujours  plus  entretenu  que  des  imaginations  de  la 
mort,  voire  en  la  saison  la  plus  licencieuse  de  mon  âge, 

lucunda  quum  œtas  florida  ver  agent. 

'  Parmi  les  danses  et  les  jeux,  tel  me  pensait  empêché  à  digérer 
à  part  moi  quelque  jalousie  ou  l'incertitude  de  quelque  espé- 
rance, cependant  que  je  m'entretenais  de  je  ne  sais  qui,  surpris 
les  jours  précédens  d'une  fièvre  chaude  et  delà  mort...  et  qu'au- 
tant m'en  pendait  îl  l'oreille.  »  [Essais,  I,  20, 1580.]  Et  il  est  vrai* 
qu'à  la  longue,  et  à  force  de  méditer  sur  ce  thème  favori  que 
(c  philosopher,  c'est  apprendre  à  mourir,  »  il  a  fini  par  se  com« 
poser,  en  présence  de  la  menace  quotidienne  de  la  mort,  une 
assez  belle  attitude,  mais  c'est  la  philosophie  qui  l'y  a  amené,  ce 
n'est  pas  la  religion.  On  peut  dire,  d'un  autre  côté,  que,  s'il  a 
bien  senti,  et,  autant  que  personne,  démontré,  soutenu,  défendu 
l'importance  des  idées  religieuses,  j'entends  leur  importance  po- 
litique et  sociale,  c'est  assurément  une  manière  de  faire  l'apolo- 
gie de  la  religion  ;  mais,  pour  le  chrétien,  c'est  une  apologie  qui 
n'en  est  vraiment  pas  une,  à  cause  qu'elle  pourrait  tout  aussi 
bien  être  l'apologie  du  bouddhisme  et  de  l'islamisme,  et  géné- 
ralement de  toutes  les  religions  qui  sont,  comme  le  christianisme, 
des  «  civilisations  »  en  même  temps  que  des  religions.  Et  enfin  ne 
faut-il  pas  ajouter  que  sa  manière  de  poser  la  question  religi'.'Use 
est  d'un  pur  «  païen,  »  s'il  n'y  va  pour  lui,  comme  pour  les  [ihi- 
losophes  de  l'antiquité,  que  de  ce  qu'ils  appelaient  «  le  souverain 
bien,  »  ou  en  d'autres  termes  do  «  la  vie  heureuse?  »  Une  reli- 
gion qui,  comme  la  chrétienne,  doit  être  et  est  en  efTet  avant  tout 
une  règle  impérative  de  conduite,  Montaigne  n'y  a  vu  que  la 
matière  de  \  Apologie  de  Raymond  de  Sebonde;  —  et  les  juv;os 


Digitized  by 


Googk 


206  hbtue  des  deux  mondes. 

les  plus  désintéressés  hésitent  encore  sur  le  vrai  sens  du  «  docu- 
ment. » 

Quoi  donc,  alors,  et  si  ce  n'est  ni  de  «  se  peindre  lui-même,  » 
ni  d'ajouter  un  sysième  de  philosophie  à  tant  d'autres,  ni  de 
présenter  une  «  apologie  de  la  religion  chrétienne,  »  ni  enfin,  — 
et  aussi  n'en  avons-nous  point  parlé  seulement,  —  de  prendre 
parti  entre  les  huguenots  et  les  catholiques  de  son  temps,  ([uel 
a  donc  été  le  dessein  de  Montaigne  ;  et  comment,  car  c'est  là  le 
véritable  intérêt  de  la  question,  comment  faut-il  lire  les  Essais? 
Nous  répondrons  qu'il  faut  les  lire  comme  on  lirait  une  «  en- 
quête; »  et,  dans  Montaigne  lui-même,  il  ne  faut  voir,  sans  y  cher- 
cher tant  de  mystère  ni  de  profondeur,  qu'un  incomparable 
«  curieux.  »  Nous  dif;ons  un  «  curieux,  »  nous  ne  disons  pas  un 
M  dilettante,  »  ce  qui  est  presque  la  même  chose,  dans  le  langage 
du  monde,  mais  ce  ^pii  est  pourtant,  au  fond,  bien  différent.  Le 
dilettante  ne  cherche  dans  la  satisfaction  de  sa  curiosité  que 
l'amusement  de  son  dilettantisme ,  mais  un  «  curieux  »  et,  sur- 
tout un  curieux  tel  que  Montaigne,  se  propose  toujours  quelque 
objet  ultérieur  à  sa.  curiosité.  Cet  objet  est  sans  doute  un  peu 
vague  et  un  peu  flottant;  le  dessein  n'en  a  rien  do  géométrique 
ou  de  didactique.  Également  curieux  de  la  nature  et  de  l'homme, 
de  lui-même  et  des  autres,  des  opinions  des  philosophes  et  de 
la  diversité  des  mœurs,  desévénemens  de  l'histoire  et  de  ceux  de 
la  vie  commune,  Montaigne  est  curieux  de  trop  de  choses  à  la 
fois,  pour  que  sa  curiosité  se  pose  et  se  détermine,  et  en  se  dé- 
terminant, se  limite.  Mais  il  a  cependant  son  dessein,  très  assuré, 
s'il  n'est  pas  très  net,  et  ce  dessein  n'est  autre  que  de  pénétrer 
tous  les  jours  plus  avant  dans  la  connaissance  de  lui-même  et  de 
l'homme.  Je  crois  qu'il  convient  d'insister  sur  ce  point. 

III 

Il  ne  semble  pas  en  effet  que  ce  fût  un  dessein  bien  original 
ni  bien  neuf,  aux  environs  de  1575,  que  de  se  proposer  d'étu- 
dier l'homme.  Quel  est,  demanderait-on  volontiers,  le  grand 
écrivain  qui  ne  s'est  point  proposé  d'étudier  l'homme  ;  et  s'ils  ne 
contenaient  rien  d'autre  ni  de  plus  qu'une  étude  de  l'homme,  les 
Essais  seraient-ils  les  Essais  ?  Mais,  précisément,  ce  n'était  point 
l'avis  de  Montaigne,  qu'on  eût  fait  avant  lui  ce  qu'il  allait  tenter, 
et,  à  cet  égard,  il  disait,  non  pas  dans  sa  première  édition,  ni 


Digitized  by 


Googk 


PUBUCATI0N8   RÉCENTES   SUR  MONTAIGNE.  20T 

dans  celle  de  1588,  mais  dans  une  longue  addition  qui  n'a  paru 
pour  la  première  fois  qu'en  1595  :  «  Nom  n'avons  nouvelles  que 
de  deux  ou  trois  anciens  qui  aient  battu  ce  chemin^  et  si  ne 
pouvons  nous  dire  si  c'est  du  tout  en  pareille  manière  à  celle^ 
cy,  n'en  connaissant  que  les  noms.  Nul  depuis  ne  s'est  jeté  sur 
leur  trace.  C'est  une  épineuse  entreprise»  et  plus  qu'il  ne  semble» 
de  suivre  une  allure  si  vagabonde  que  celle,  de  notre  esprit,  de 
pénétrer  les  profondeurs  opaques  de  ses  replis  internes,  de 
choisir  et  arrêter  tant  de  menus  avis  de  ses  agitations...  il  n'est 
description  pareille  en  difficulté  à  la  description  de  soi-même.  » 
[EiiSaiSf  II,  6.]  Et  de  fait,  sans  remonter  jusqu'aux  anciens, 
et  pour  ne  pas  sortir  de  Thistoire  de  notre  littérature  nationale, 
quel  est  donc,  avant  Montaigne,  celui  de  nos  grands  écrivains, 
Ronsard  ou  Rabelais,  qui  se  fût  soucié  d'«  observation  psycho*< 
logique?  »  Assurément,  et  à  la  manière  des  anciens,  dans  la 
chaleur  de  la  composition,  si  quelqu'une  de  ces  vérités,  qui 
nous  découvre  le  fond  de  nous-mêmes,  s'offrait,  pour  ainsi  dire,  \ 
portée  de  leur  inspiration,  ils  la  reconnaissaient,  n'avaient  garde 
de  la  laisser  passer,  et,  dans  leur  prose  ou  dans  leurs  vers,  ils 
essaysdent  de  la  fixer.  C'était  ce  que  Montaigne  admirait  le  plus 
dans  Tacite,  — r«  omne  ignotumpro  magnifico  est^  »  ou  le  <(facili 
credulitate  feminarum  ad  gaudia,  »  Ronsard,  lui,  mettait  ces 
choses  entre  guillemets.  Mais,  pas  plus  que  les  anciens,  ni  Ron-i 
sard  ni  Rabelais  n'en  faisaient  leur  principale  affaire;  et  qui 
jamais  entendit  parler  de  la  «  psychologie  »  d'Homère  ou  de 
Pindare?  Je  ne  sais  pas  si  celle  même  de  Platon  n'est  pfis  do  la 
«  métaphysique  !  »  La  (c  psychologie  »  de  Montaigne  est  de  la 
a  psychologie  ;  »  elle  est  un  effort  habituel  pour  «  pénétrer, 
selon  son  expression,  les  profondeurs  opaques  de  nos  replis 
internes;»  elle  est  ^  .lalyse  et  l'explication  des  mouvemens  qui 
nous  agitent.  «  Si,  dit-il,  vous  faites  lire  à  mon  page,  qui  d'ail- 
leurs sait  fort  bien  ce  que  c'est  que  l'amour,  les  Dialogues  de 
Léon  Hébrieu,  ou  les  divagations  du  savant  Ficin  (1),  il  n'y  com- 
prendra goutte,  et  jamais  on  ne  lui  fera  croire  que  ce  soit  ici 
de  lui  qu'il  s'agisse.  *>  fâchons  donc,  nous,  de  faire  qu'il  nous 
comprenne.  Décrivons-lui  les  mouvemens  de  sa  passion  avec 
assez  de  fidélité,  mais  de  réalité  surtout,  —  je  ne  dis  pas  de 
féqlisme^  —  pour  qu'il  s'y  reconnaisse,  et  présentons-lui  le  mi- 

(1)  On  se  rappellera  que  ce  sont  ici  deux  des  sources  aux(melles  avait  puisé 
kisement  la  Pléiade. 


Digitized  by 


Googk 


208  ilEVUB   DES   DEUX  MONDES. 

roir.  Voilà  toute  la  psychologie  !  Elle  n'est  pas  en  l'air,  et  on  ne 
la  déduit  pas  des  principes.  Les  propriétés  de  l'homme  ne  sont 
pas  contenues,  comme  celles  du  cercle,  dans  sa  définition.  On 
ne  les  connaît  qu'à  Fusage.  C'est  l'expérience  qui  nous  les 
apprendra.  Et  comme  tout  le  monde  n'est  pas  en  état  de  pro- 
fiter de  l'expérience,  c'est  ici  que,  de  l'objet  de  Montaigne,  se 
dégage  une  méthode,  un  peu^  flottante,  elle  aussi,  comme  cet 
objet,  mais,  comme  lui,  singulièrement  féconde,  et  singulière- 
ment originale,  comme  lui. 

Osons  le  dire  franchement  :  c'est  cette  méthode,  que  Pascal, 
qui  est  «  un  géomètre,  »  ne  comprend  point  — ni  peut-être  môme 
ce  dessein,  —  quand  il  reproche  à  Montaigne  de  «  conter  trop 
d'histoires.  »  Non!  Montaigne  ne  conte  pas  trop  d'histoires, 
et  on  se  demande  comment  Pascal  n'a  point  vu  l'utilité  de  ces 
histoires  pour  le  dessein  de  Montaigne.  «  Ce  grand  monde, 
que  les  uns  multiplient  encore  comme  espèces  sous  un  genre, 
c'est  le  miroir  où  il  nous  faut  nous  regarder  pour  nous  con- 
naître de  bon  biais...  Tant  d'humeurs,  de  sectes,  d'opinions,  do 
jugemens,  de  lois  et  de  coutumes  nous  apprennent  à  juger 
sainement  des  nôtres,  et  apprennent  notre  jugement  à  recon- 
naître son  imperfection  et  sa  naturelle  faiblesse,  qui  n'est  pas 
un  léger  apprentissage.  Tant  de  remuemens  d'état  et  change- 
mens  de  fortune  nous  instruisent  à  ne  pas  faire  grande  recette 
de  la  nôtre.  Tant  de  noms,  tant  de  victoires  et  conquêtes  ense- 
velies sous  l'oubliance,  rendent  ridicule  l'espérance  d'éterniser 
notre  nom  par  la  prise  de  dix  argoulets  et  d'un  poulailler  qui 
n'est  connu  que  de  sa  chute.  L'orgueil  et  la  fierté  de  tant  de 
pompes  étrangères,  la  majesté  si  enflée  de  tant  de  cours  et  gran- 
deurs nous  fermit  et  assure  la  vue  à  soutenir  l'éclat  des  nôtres 
sans  siller  des  yeux.  Tant  de  milliasses  d'hommes  enterrés  avant 
nous  nous  encouragent  à  ne  craindre  d'aller  trouver  si  bonnp 
compagnie  en  l'autre  monde,  —  et  ainsi  du  reste.  »  [Essais,  1, 26, 
1580.]  Nous  ne  saurions  mieux  dire  qu'il  ne  fait  lui-même  en  cet 
endroit  pourquoi,  et  en  quoi,  Montaigne  a  besoin  de  tant 
d'  «  histoires.  »  C'est  que,  sous  un  autre  nom,  les  «  histoires  » 
c'est  l'expérience,  et  Thistorien  n'est  que  le  témoin  ou  le  garant 
des  faits  «  humains  »  qu'il  raconte.  De  là  l'admiration  de  Mon- 
taigne, et  je  ne  sais  si  l'on  ne  devrait  dire  sa  «  dévotion  »  pour 
Plutarque.  Et,  à  vrai  dire,  qu'est-ce  que  les  Vies  parallèles,  sinon, 
selon  l'ingénieuse  expression    d'Amvot  en   sa   Préface,  «  des 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES   SUR   MONTAIGNE.  209 

cas  humains  représentés  au  vif  ?».  Pareillement  les  anecdo  es 
répandues  à  profusion  dans  les  Moralia  de  Plutarque,  dont  la 
traduction  achevait  de  paraître  en  1572,  dans  Tannée  même  où 
Montaigne  commençait  d'ébaucher  ses  Essais?  Ce  sont  autant  de 
renseignemens,  et,  n'hésitons  pas  à  prononcer  le  mot,  quelque 
moderne  gu'il  soit,  ce  sont  des  «  documens  »  pour  la  connaissance 
de  rhumanité.  C'est  aussi  bien  ce  qu'il  nous  dit  lui-même,  et, 
si  spirituellement,  dans  ce  joli  passage  :  «  En  Tétudo  que  je  fais 
de  nos  mœurs  et  mouvemens,  les  témoignages  fabuleux,  pourvu 
qu'ils  soient  possibles,  y  servent  comme  les  vrais.  Advenu  ou 
non  advenu,  à  Rome  ou  à  Paris,  à  Jean  ou  à  Pierre,  c'est  tou- 
jours un  tour  de  l'humaine  capacité,  duqpel  je  suis  utilement 
avisé  par  ce  récit.  Je  le  vois  et  en  fais  mon  profit  également,  tant 
en  ombre  (|u'en  corps.  Et  aux  diverses  leçons  qu'ont  souvent  les 
histoires  |e  prends  à  me  servir  de  celle  qui  estia  plus  rare  et  mé- 
morablt;.  »  {Essais^  1, 21, 1595.]  L'histoire,  et  plus  particulièrement 
rhistoire  des  mœurs,  celle  des  coutumes,  —  l'histoire  que  de  nos 
jours  nous  appellerions  «  anecdotique  »  et  «  intime,  »  —  l'his- 
toire conçue,  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  comme  le  prolon- 
gement de  notre  expérience  en  tout  sens,  telle  est  la  matière  où 
notre  application  devra  donc  désormais  s'attacher.  Un  livre  est 
ouvert  devant  nous,  où  nous  n'avons  qu'à  lire,  et  pour  y  lire 
qu'à  ouvrir  les  yeux  :  ce  sont  les  «  histoires  »  qui  en  font  la 
substance.  L'intérêt  de  ces  histoires  est  de  nous  montrer 
rhomme  dans  toutes  les  attitudes;  elles  sont  à  la  fois  l'illustra- 
tion et  la  démonstration  de  vérités  qui  ne  seraient  sans  elles 
que  conjectures  ou  suppositions.  Pour  entendre  quelque  chose 
au  mécanisme  de  nos  passions,  il  n'est  que  de  les  voir  en  acte 
et  de  comparer  les  uns  avec  les  autres  les  rapports  que  les  his- 
toriens nous  en  font.  Et  au  terme  de  ces  comparaisons,  quand 
on  estime  en  avoir  tiré  tout  ce  que  l'on  pouvait,  il  ne  reste 
plus  qu'à  faire  une  dernière  démarche  qui  est,  pour  ainsi  dire, 
de  vérifier  en  nous  la  justesse  de  nos  conclusions. 

C'est  ici  qu'à  mon  sens,  on  achève  de  comprendre  Mon- 
taigne, et  en  quoi  son  projet  de  se  peindre  a  vraiment  con- 
sisté. Ne  disons  rien  à  ce  propos  de  tant  de  cyniques  montreurs 
d'eux-mêmes.  Mais  les  intentions  de  Montaigne,  quand  il  se. 
peint,  n'ont  rien  de  commun  avec  celles  de  saint  Augustin  dans 
ses  Confessions  y  ou  de  Rousseau  dans  les  siennes,  ou  de  Cha- 
.  teaubriand  dans  ses  Mémoires  d' Outre-Tombe.  Non  sans  doute 
TOiiE  XXXV.  —  1906.      ^  14 


Digitized  by 


Googk 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que,  dans  le  portrait  qu'il  nous  trace  de  lui-même  il  ne  mêle 
inévitablement  quelque  coquetterie,  quelque  vanité ,  quelque 
égoïsmé  aussi,  dont  la  signification  est  d'autant  plus  éloquente 
qu'il  est  plus  naïf  ou  plus  inconscient.  Le  moyen  de  se  raconter, 
sans  finir  par  s'admirer  soi-même?  Il  y  a  donc,  nous  l'avons  dit» 
dans  les  Essais,  des  aveux  dont  nous  eussions  dispensé  Mon 
taigne  ;  et  ce  sont  ceux  qui  ne  servent  qu'à  notre  amusement. 
Mais,  d'une  manière  générale,  s'il  «  se  peint,  »  c'est  en  s' étudiant, 
pour  s'étudier,  et  la  connaissance  de  lui-même  qu'il  acquiert 
en  s'observanty  lui  sert  comme  d'un  moyen  de  contrôle  pour 
apprécier  à  leur  juste  valeur  les  observations  qu'il  a  recueillies 
au  cours  de  ses  lectures  ou  de  ses  méditations. 

Joignez  encore  ceci  que,  tandis  que  la  plupart  des  auteurs 
de  «  Confessions  »  s'efforcent  de  mettre  en  lumière  ce  qu'ils 
croient  avoir  en  eux  d'original,  d'unique  et  d'exceptionnel,  qui 
les  distingue  de  tous  les  autres  hommes,  lui,  Montaigne,  au* 
contraire,  c'est  bien  ce  qu'il  a  de  «  personnel  »  et  de  «  particulier,  » 
mais,  dans  ces  «  particularités  »  mêmes,  ce  qu'il  s'applique  à  dé* 
mêler,  c'est  ce  qu'elles  ont  de  toujours  subsistant  et  d'éternellement 
humain.  L'observation  de  Montaigne  est  toujours  comparative. 
On  connaît  le  passage,  si  souvent  cité:  «  On  attache  aussi  bien 
toute  la  philosophie  morale  â  une  vie  populaire  et  privée  qu'à 
une  vie  de  plus  riche  étofi'e.  Chaque  homme  porte  la  forme  en- 
tière de  r humaine  condition.  Les  auteurs  se  communiquent  au 
peuple  par  quelque  marque  spéciale  et  étrangère  :  moiy  le  pre- 
mier^ par  mon  être  universel^  conmie  Michel  de  Montaigne, 
non  comme  grammairien,  ou  poète,  ou  jurisconsulte.  Si  le 
monde  se  plaint  de  ce  que  je  parle  trop  de  moi,  je  me  plains  dp 
quoi  il  ne  pense  pas  seulement  à  soi,  »  [111, 1,  1588.]  Les  phrases 
que  nous  soulignons  sont  caractéristiques,  et  si  nous  les  souli- 
gnons, c'est  qu'on  les  cite  bien,  je  ne  connais  guère  une  «  Étude  » 
3ur  Montaigne  oti  vous  ne  les  retrouviez,  et  on  en  sait  donc  bien 
toute  l'importance,  mais  on  n'en  a  pas  dégagé  toute  la  significa- 
tion. Nous  ne  manquons  ni  de  grammairiens  ni  de  juriscon- 
sultes. Un  jurisconsulte,  c'est  Jean  Bodin,  AonildL  République  vient 
de  paraître  en  1576;  un  poète,  c'est  Pierre  de  Ronsard,  dont  l'édi- 
tion définitive,  revue,  corrigée  et  ordonnée  par  lui,  va  paraître 
en  1584;  et,  pour  le  grammairien,  mettons  que  ce  soit  Henri 
Esfîenne,  avec  ses  Dialogues  du  Langage  français  italianisé, 
mai'3  l'homme,  se  demande  Montaigne,  parmi  tout  cela,  où  est 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES    SUR   MONTAIGNE.  211 

Wionime?  «  l'être  universel,  »  celui  qui  n'a  pas  d'  «  enseigne,  >» 
comme  on  dira  plus  tard  ?  et  qui  ne  laisse  pas  pour  cela  d'avoir 
sa  personnalité,  d'être  Michel  de  Montaigne,  mais  qui  est  en 
môme  temps  un  témoin  de  «  l'humaine  condition?  »  La  grande 
originalité  de  Montaigne  est  d'avoir  posé  presque  le  premier  la 
question  en  ces  termes,  et,  ainsi,  d'avoir  mis  la  littérature 
française  elle-même,  tout  entière,  dans  une  voie  dont  elle  ne 
s*csl  plus  depuis  lors  écartée  qu'en  de  rares  occasions  et  tou- 
jours à  son  grand  dommage. 

En  vérité,  si  l'on  peut  dire  de  tous  nos  grands  écrivains, 
qu'avant  tout  et  dans  le  sens  large  du  mot,  poètes  ou  auteurs 
dramatiques,  orateurs  ou  romanciers,  historiens,  critiques,  ils 
sont  des  «  moralistes,  »  ce  n'est  guère  que  depuis  Montaigne,  et 
c'est  bien  à  l'exemple  ou  aux  leçons  des  Essais  qu'ils  le  doivent, 
On  ne  l'a  peut-être  pas  assez  dit.  Car,  pourquoi  d'autres  littéra- 
tures, l'italienne,  par  exemple,  après  le  vif  éclat  de  la  Renais- 
sance, vont-elles  perdre,  avec  le  xvii*  siècle  naissant,  l'autorité 
qu'elles  avaient  exercée  dans  le  monde,  se  renfermer  entre  leurs 
propres  frontières,  et,  pour  cent  cinquante  ou  deux  cents  ans, 
céder  la  place  à  la  nôtre?  C'est  qu'elles  n'ont  pas  eu  de  Mon- 
taigne ;  —  et  on  achèvera  d'entendre  ce  que  nous  voulons  dire, 
si  nous  rappelons  que  le  grand  contemporain  italien  de  l'auteur 
des  Essais  est  le  virtuose  de  la  Jérusalem  délivrée,  L'Italie  du 
Tasse  ne  s'est  pas  avisée,  —  et  bien  moins  encore  l'Italie  du 
cavalier  Marin,  —  que  la  littérature  ne  pouvait  durer  qu'à  la 
condition  d'être  quelque  chose  d'autre  et  de  plus  qu'un  jeu.  Elle 
n'est  même  pas  «  la  littérature,  »  si  son  rôle  n'est  que  de  nous 
divertir,  ou  de  nous  étonner,  et  d'autres  moyens  conviennent 
mieux  à  cet  usage.  Mais,  précisément,  Montaigne  en  en  faisant 
l'art  do  r  K  observation  psychologique  et  morale  >>  lui  a  donné 
pour  objet  la  connaissance  de  l'homme.  Qui  ne  conviendra, 
là-dessus,  que,  si  la  grande  raison  de  l'universalité  de  la  litté- 
rature française  est  quelque  part,  elle  est  là?  Les  Fables  elles- 
mêmes  de  La  Fontaine,  ou,  dans  un  autre  genre,  les  Contes  de 
Voltaire,  seront,  comme  le  livre  de  Montaigne,  des  «  vues  sur  le 
inonde,  »  un  jugement  sur  Thomme,  une  «  conception  de  la 
vie.  »  Ils  seraient  sans  doute  autre  chose,  mais  seraient-ils  ce 
qu'ils  sont  si  les  Essais  n'avaient  pour  ainsi  dire  orienté  notre 
littérature  cl(issi((ue  dans  cette  direction?  En  faisant  de  l'  «  ob* 
servation  psychologique  et  morale,  »  telle  que  nous  essayons 


Digitized  by 


Googk 


âlâ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'en  donner  une  idée,  la  matière  même  de  Técrivain  et  Tobjet 
de  la  «  littérature,  »  Montaigne  a  posé  l'un  des  fondemens  du 
classicisme,  et  celui  que  Ton  n'ébranlera  pas.  Toute  œuvre,  en 
toute  langue,  et  je  dirais  volontiers  en  tout  art,  sera  toujours 
classique  de  la  quantité  d'observation  psychologique  ou  morale 
qu'elle  contiendra,  et  peut-être  même  ne  sera-t-elle  classique 
que  de  cela. 

Ajouterons-nous  que,  pour  pratiquer  cette  «  observation  psy- 
chologique et  morale  »  l'auteur  des  Essais  a  donné  le  modèle 
d'une  manière  de  style  qui  n'existait  pas  avant  lui  dans  notre 
langue  ?  On  le  pourrait  et  on  le  doit  donc  !  Tandis  qu'Henri 
Estienne,  avec  ses  Dialogues  du  Langage  français  italianisé^ 
grammairien  fanatique,  superficiel  et  mal  embouché,  s'évertuait 
à  chercher  les  moyens  de  réagir  contre  la  perversion  de  la  langue 
française  par  l'usage  italien,  et  n'en  proposait,  naturellement,  que 
de  parfaitement  vains,  Montaigne,  lui,  faisait  quelque  chose  do 
plus  efficace  ;  et  il  «  nationalisait  »  la  langue  en  la  rapprochant 
de  la  vie.  Je  ne  sais  encore  si  l'on  a  suffisamment  appuyé  sur 
ce  caractère  du  style  de  Montaigne.  On  y  admire  et  on  y  aime 
surtout  l'abondance,  le  jaillissement,  le  naturel  de  la  méta- 
phore, mais,  tout  au  rebours  de  ce  que  l'on  voit  d'ordinaire, 
chez  Ronsard,  par  exemple,  ou  chez  Rabelais,  il  faut  remarquer 
que  les  métaphores  de  Montaigne  n'ont  pas  pour  objet  de  rien 
«  amplifier  »  ou  «  magnifier;  »  et,  au  contraire,  elles  ne  lui 
servent  que  de  moyens  de  se  faire  entendre.  Son  style  est  un 
style  «  réaliste  »  ou  «  réel,  »  mais  dans  le  sens  large  du  mot,  je 
veux  dire  un  style  qui  cherche  à  épuiser  la  «  réalité  »  de  ce  qu'il 
représente  ;  à  «  enfoncer,  comme  il  dit  lui-même,  la  significa- 
tion des  mots  ;  »  qui  ne  se  soucie  point  de  subtilité  ni  d'élé- 
gance, qui  ne  va  pas  au  delà  ni  ne  reste  en  deçà  de  la  chose,  et 
dont  il  faut  dire  enfin  comme  lui-même  :  «  Quand  je  vois  ces 
bravés  formes  de  s'exprimer,  si  vives,  si  profondes,  je  ne  dis  pas 
que  c'est  bien  dire,  je  dis  que  c'est  bien  penser,  c'est  la  gaillar- 
dise de  l'imagination  qui  élève  et  enfle  les  paroles.  Nos  gens 
appellent  jugement  langage,  et  beaux  mots  les  pleines  concep- 
tions. »  On  connaît  encore  le  passage  célèbre  :  «  Quand  on  m'a 
dit  ou  que  moi-même  me  suis  dit  :  «  Tu  es  trop  épais  en  figures  I 
Voilà  un  mot  du  cru  de  Gascogne  !  Voilà  une  phrase  dangereuse 
[je  n'en  refuis  aucune  de  celles  qui  s'usent  emmy  les  rues  fran- 
çaises, ceux  qui  veulent  combattre  l'usage  par  la  grammaire 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES   SUR   MONTAIGNE.  213 

se  moquent  I]  Voilà  un  discours  ignorant  !  En  voilà  un  trop 
fol  !  »  —  Oui,  fais-je  !  mais  je  corrige  les  fautes  dlnadvertance, 
non  celles  de  coutume.  Est-ce  pas  ainsi  que  je  parle  partout? 
Ne  représenté-jepas  vivement? Suffit  !  J'ai  fait  ce  que  j'ai  voulu, 
tout  le  monde  me  reconnaît  en  mon  livre  et  mon  livre  en  moi.  » 
[III,  3,  1588  ] 

Nous  voyons  ici  comment  le  caractère  du  style  de  Montaigne 
se  lie  à  la  nature  de  son  observation.  Si  nous  voulons  exprimer 
ou  représenter  fidèlement  la  vie,  c'est  à  la  vie  qu'il  faut  que 
nous  en  demandions  les  moyens.  Toute  rhétorique  est  vaine, 
non  seulement  vaine,  mais  fausse,  mais  dangereuse,  qui  n'aurait 
pas  uniquement  pour  objet  de  nous  enseigner  l'usage  de  ces 
moyens.  Ils  sont  d'ailleurs  à  notre  portée,  sous  notre  main, 
«  emmy  les  rues  françaises,  »  oh  nous  n'avons  qu^à  les  recon- 
naître. Et,  après  cela,  formé  ainsi  à  l'école  de  la  réalité,  l'écri- 
vain pourra  céder  quelquefois  à  la  tentation  de  l'orner,  ou  de 
r«  artialiser,  «selon  l'expression  de  Montaigne,  qui  lui-mênie 
n'en  évitera  pas  toujours  le  reproche,  qui  s'amusera  de  ses 
propres  trouvailles,  qui  ne  négligera  rien  de  ce  qu'il  faudra 
faire  pour  en  assurer  la  fortune,  mais  qu'importe  ?  Il  y  a  désor- 
mais de  par  lui,  de  par  ses  Essais,  une  «  manière  d'écrire  »  qui  est 
la  bonne,  et  qui  l'est,  non  point  pour  telle  ou  telle  raison,  qu'on 
donne  encore  dans  les  écoles,  mais  parce  qu'elle  est  la  plus  con- 
forme à  la  réalité,  à  la  «  nature  »  et  à  la  vie.  «  La  manière 
d'écrire  d'Épictète,  de  Montaigne  et  de  Salomon  de  Tultie  est  la 
plus  d'usage,  qui  s'insinue  le  mieux,  qui  demeure  le  plus  dans 
la  mémoire,  et  qui  se  fait  le  plus  citer,  parce  qu'elle  est  toute 
composée  de  pensées  nées  sur  les  entretiens  ordinaires  de  la 
vie.  »  Ce  sera  la  manière. de  nos  grands  écrivains,  —  de  Pascal 
et  de  Bossuet,  de  La  Fontaine  et  de  Molière,  de  Racine  et  do 
Boileau,  —  et  ce  sont  les  Essais  qui  l'ont  inaugurée  dans  l'his- 
toire de  la  littérature. 

IV 

Quant  à  la  philosophie  qui  ressort  des  E^ais,  —  et  je  ne 
pense  pas  que  l'on  nie  qu'il  s'en  dégage  une,  -r—  disons  d'abord 
qu'elle  ne  fait  de  Montaigne  le  disciple  d'aucune  secte,  ni  l'éco- 
lier d'aucun  maître,  pas  plus  de  Zenon  que  d'Épictète  ou  d'Épi- 
cure  que  de  Pyrrhon;  et  elle  n'a  pas  touiours  été  la  même.  Elle 


Digitized  by 


Googk 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDISSt 

a  eu  ses  époques,  et  c'est  la  grande  originalité  du  livre  de 
M.  F.  Strowski  que  d'avoir  essayé  de  les  distinguer.  Gomment 
les  idées  de  Montaigne,  nées  #abord  de  ses  lectures,  de  s<m- 
expérience  personnelle  et  quotidienne  de  la  vie,  de  ses  médita- 
tions, se  sont  ensuite  comme  engendrées  les  unes  des  autres,  à 
mesure  qu'il  se  relisait,  et  qu'ainsi  lui-même  en  saisissait  mieux 
les  rapports,  ou  les  contradictions,  c'est  ce  que  M.  F.  Strowski 
s'est  efforcé  de  montrer  ;  et  il  revendique  avec  raison  l'honneur 
de  l'avoir  tenté  le  premier.  On  ne  sera  d'ailleurs  parfaitement 
sûr  de  la  Succession  de  ces  idées  que  quand  «  l'Édition  munici* 
pale  »  sera  complète,  et  que  M.  Strowski,  non  seulement  nous 
aura  donné  le  texte  «  définitif  »  de  Montaigne,  mais  encore,  et 
comme  il  se  propose  de  le  faire,  quand  il  aura  daté  les  différons 
chapitres  des  Essais,  L'ordre  des  chapitres  des  Essais  n'est  pas 
celui  de  leur  composition.  On  croit  savoir,  par  exemple,  que  la 
rédaction  de  V Apologie  de  Raymond  de  Sebonde,  qui  fait  partie 
du  second  livre,  serait  antérieure  à  celle  du  chapitre  de  Vin- 
stitution  des  Enfans,  qui  fait  partie  du  premier.  Mais,  pour  le 
moment,  on  n'a  encore  daté,  avec  une  précision  facile,  que  le 
texte  de  1588  par  rapport  à  celui  de  1580,  et,  par  conséquent, 
l'ensemble  du  troisième  livre  par  rapport  aux  deux  premiers. 
Quand  on  aura  daté,  si  l'on  y  doit  réussir,  les  chapitres  des 
trois  livres  par  rapport  les  uns  aux  autres,  on  verra  bien,  ou 
on  verra  mieux,  que  le  «  philosophe  »  de  1572,  dont  la  princi- 
pale préoccupation  ne  semblait  être  que  de  vaincre  en  lui  la  peur 
de  la  mort,  n'est  pas  le  «  philosophe  »  de  1590  ou  de  1592. 
M.  Strowski,  qui  connaît  mieux  que  personne  ce  c6té  de  la  ques- 
tion, croit  pouvoir  affirmer  dès  à  présent  que  Montaigne  aurait 
passé  du  «  stoïcisme  »  au  «  pyrrhonisme  »  et  du  «  pyrrhonisme  » 
au  dilettantisme. 

Cette  représentation  du  rjrthme  de  la  pensée  de  Montaigne 
me  semble  assez  conforme  à  la  réalité.  Montaigne  a  été  d'abord 
séduit  par  la  grandeur  du  stoïcisme,  et  d'un  autre  côté,  par  la 
rhétorique  autant  que  par  la  morale  des  Lettres  à  Lucilius,  Mais 
son  ironie,  plus  aiguisée  que  ne  le  sera  celle  de  Montesquieu, 
n'a  pas  tardé  à  reconnaître  ce  qu'il  y  avait  d'artificiel  et  de 
vain,  mais  surtout  de  théâtral,  dans  Tattitude  générale  du  stoï- 
cisme à  l'égard  de  la  vie  ;  et  c'est  alors  que  du  stoïcisme  il  aurait 
passé  au  pyrrhonisme.  Sachons  gré  du  moins  à  M.  SU-owski 
de  n'avoir  pas  ^puyé  sur  le  scepticisme  ou  le  pyrrhonisme  de 


Digitized  by 


Googk 


PUBUGATI0N8  RÉCENTES   8UK  MONTAIGNE.  .  215 

Montaigne.  Et,  en  effet,  doit-on  le  dire?  non  seulement  on  n'est  pas 
sceptique  pour  ne  pas  croire  aveuglément  tout  ce  que  croiront 
un  jour  Victor  Cousin  ou  Royer-CoUard,  mais  le  doute,  un  doute 
raisonnable,  un  doute  raisonné,  le  doute,  précisément,  de  Mon- 
taigne, n'èst-il  pas  la  seule  attitude  intellectuelle  qu'on  puisse 
désormais  tenir  à  Tégard  de  la  métaphysique  ;  ou  ne  la  serait-il 
pas,  —  s'il  ne  fallait  craindre  que  l'élégance  de  ce  doute  n'aboutit 
au  dilettantisme? 

Pour  nous,  sans  nous  embarrasser  autrement  de  métaphy-r 
sique,  de  pyrrhonisme  ou  de  stoïcisme,  nous  dirons  tout  sim-r 
plement,  avec  moins  de  précision  et  plus  de  vérité,  que  la  philo- 
sophie de  Montaigne  est  une  «  philosophie  de  la  vie.  »  C'est  ce 
qui  en  explique  l'apparente  incohérence,  parce  que  la  vie 
humaine,  effectivement,  n'est  pas  une  chose  logique,  dont  la 
conduite  appartienne  au  «  discours  »  ou  à  la  raison,  et  c'est 
pourquoi,  quand  on  Texplore,  comme  Montaigne,  dans  toutes  les 
directions,  il  n'est  pas  étonnant  que  l'on  finisse  quelquefois  par 
86  contredire.  La  vie  n'est  qu'un  tissu  de  contradictions,  et 
l'observateur  serait  infidèle,  ou  superficiel,  qui  la  décrirait  sans 
compter  avec  ces  contradictions.  Sur  quoi,  et  après  l'avoir  ampler 
ment  décrite,  et  analysée,  et  commentée,  si  l'on  demandait  à  Mon* 
taigne  ce  que  c'est  que  la  vie,  il  pourrait  presque  se  dispenser  de 
répondre,  n'ayant  en  somme  rien  promis  au  delà  d'une  exacte 
représentation  de  la  réalité;  mais,  étant  <(  moraliste  »  autant 
que  «  psychologue,  »  il  a  voulu  répondre  ;  et  on  rendrait  assez 
bien  la  réponse  éparse  en  quelque  manière  dans  ses  Essais,  si 
l'on  disait  que,  pour  lui,  «  la  vie  c'est  l'adaptation.  » 

C'est  r  «  adaptation  »  ou  1'  «  accominodation  ;  »  et  d'abord 
l'adaptation  aux  circonstances,  qui  ne  sont  les  mêmes,  — ou 
bien  rarement,  — ni  pour  deux  d'entre  nous,  ni  pour  chacun  de 
nous,  à  deux  momens  différens  de  son  existence.  Le  monde  va 
son  train,  comme  l'on  dit,  sans  se  soucier  de  savoir  si  nous  le 
suivons  et  de  quelle  allure  :  c'est  à  nous  de  nous  y  conformer; 
et,  sans  doute,  pour  nous  y  conformer,  il  n'est  inutile  ni  de  le 
connaître,  ni  de  nous  connaître  nous-mêmes.  Notre  personna^ 
lité,  si  nous  en  avons  une,  ne  se  dégagera  que  de  ce  conflit  de 
tous  les  jours  avec  les  circonstances.  On  ne  naît  pas  «  soi-même,  » 
si  je  puis  ainsi  dire  ;  on  le  devient  I  Le  moyen  de  le  devenir  n'est 
pas  de  se  soumettre,  et  de  céder  en  toute  occasion  à  la  pression 
des  circonstances  ;  mais  il  n'est  pas  non  plus  d'y  résister  ;  il  est 


Digitized  by 


Googk 


210  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


tantôt  d'y  résister  et  tantôt  d'y  céder;  et  c'est  ce  qu'on  appelle 
«  s'adapter.  »  La  vie  n'est  qu'une  adaptation. 

Adaptation  aux  circonstances,  d'abord,  et,  secondement, 
adaptation  au  milieu^  C'est  ici  la  philosophie  de  Montaigne  sur 
«  la  coutume  »  Combien  de  coutumes!- et  combien  diverses!  et 
non  moins  bizarres,  ou  singulières,  ou  «  farouches,  »  que  diverses  ! 
—  moins  bizarres,  à  la  vérité,  que  ne  l'a  cru  quelquefois  Mon- 
taigne, trop  facile  aux  récits  des  voyageurs  et  aux  fables  des  an- 
ciens, —  combien  surtout  d'illogiques  ou  d'injustifiables  !  Mais 
il  n'importe  !  et  ce  n'est  pas  le  point  !  Il  s'agit  de  vivre,  et  pour 
vivre  :  «  Le  sage  doit  au  dedans  retirer  son  âme  de  la  presse  et 
la  tenir  en  liberté  et  puissance  de  juger  librement  les  choses, 
mais  quant  au  dehors,  il  doit  suivre  entièrement  les  façons  et 
formes  reçues.  La  société  publique  n'a  que  faire  de  nos  pensées, 
mais  le  demeurant,  comme  notre  travail,  nos  acticins,  nos  for- 
tunes et  notre  vie  propre,  il  le  faut  prêter  à  son  Service  et  aux 
opinions  communes.  C'est  la  règle  des  règlies  et  générale  loi  des 
lois  (jue  chacun  observe  celles  du  lieu  où  il  est.  »  [I,  23,  1580.] 
Nous  nous  adapterons  donc  aux  coutumes  qui  régissent  la  société 
dont  nous  faisons  partie;  nous  respecterons  en  elles  1'  «  arma- 
ture »  ou  le  «  support  »  de  l'institution  sociale  ;  et  si  nous  avons 
besoin,  pour  nous  y  décider,  —  car  cela  est  parfois  difficile,  — 
d'une  considération  personnelle  ou  égoïste,  nous  réfléchirons 
que  «  la  liberté  du  sage  »  ne  peut  nous  être  assurée  que  par  le 
moyen  de  cette  adaptation.  La  vie  n'est  qu'une  adaptation. 

Adaptation  aux  circonstances,  venons-nous  de  dire,  et  adap- 
tation au  milieu,  mais  de  plus,  et  encore,  adaptation  à  la  nature. 
C'était,  on  se  le  rappelle,  la  formule  môme  du  stoïcisme  :  Ztîv 
o(jLa>oyou(jLcvwç  ty)  çudsi  ;  et  par  où  l'on  voit  tout  de  suite  qu'il  ne  s'agit 
Jiullement  de  s'abandonner  sans  contrainte  aux  impulsions  de 
l'instinct.  A  la  vérité,  je  n'en  voudrais  pas  trop  dire,  et  je  crains 
qu'ici  Montaigne  ne  se  séparât  un  peu  de  Zenon  ou  d'Epictète. 
La  nature,  telle  qu'il  la  conçoit,  c'est  bien  la  nature  ordonnatrice 
et  souveraine,  c'est  encore  l'Isis  féconde  et  l'institutrice  de  toutes 
les  vertus,  mais  c'est  surtout  sa  nature,  à  lui,  telle  que  l'observa- 
tion de  lui-môme,  le  contact  des  hommes,  l'expérience  de  la 
vie  la  lui  ont  révélée;  et  ceci  est  un  peu  différent.  Son  Essai  sur 
le  Repentir  est  significatif  à  cet  égard.  «  Le  repentir,  y  dit-il,  est 
un  mouvement  de  l'âme  que  je  ne  connais  guère,  pour  ma  part; 
et  aussi  bien,  de  quoi  me  serais-je  repenti,  n'ayant  jamais  rien 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS    RÉCENTES    SUR    MONTAIGNE.  217 

tenté,  ni  désiré  seulement  au  delà  de  ma  nature  !  Quelqu'un  la 
juge-t-il  médiocre?  Il  me  suffit  à  moi  qu'elle  soit  «  mienne;  »  et 
je  ne  me  suis  proposé  qiie  de  la  développer  dans  la  direction  de 
ses  instincts,  non  de  la  perfectionner,  et,  somme  toute,  en  la 
perfectionnant,  de  la  «  dénaturer.  »  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de 
la  conception  personnelle  que  Montaigne  se  forme  de  la  nature, 
toujours  est-il  que  le  principe  de  V  «  adaptation  à  la  nature  »  en, 
général,  fait  partie  de  son  credo  philosophique;  et  on  ne  saurait 
oublier  que,  si  ce  principe  est  celui  de  Babelais  dans  son  Pan- 
tagruel,  il  est  aussi  celui  de  Marc-Aurèle  dans  ses  Pensées. 

Le  vice  de  cette  philosophie,  que  toute  notre  sympathie  pour 
Montaigne  ne  saurait  nous  dissimuler,  c'est  de  manquer  de  «  sta- 
bilité; »  d'être  une  «  méthode,  »  à  vrai  dire,  plutôt  qu'une  «  phi- 
losophie; »  et,  finalement,  d'aboutir  à  im  «  art  de  vivre  »  plutôt 
qu'à  une  «  conception  de  la  vie.  »  C'est  donc  ici  que  se  pose  tout 
naturellement  la  question  du  «  christianisme  de  Montaigne  »  et 
de  la  sincérité  de  sa  foi  ?  Nous  avons  vu  qu'il  ne  s'était  nullement 
proposé  d'écrire  une  «  Apologétique,  »  et  c'était  assurément  son 
droit.  Personne  n'est  tenu  d'écrire  une  «  apologétique.  »  Mais 
cette  fixité  de  principes  que  ne  comportait  pas  sa  philosophie, 
puisqu'elle  n'était  qu'une  «  quête  »  ou  une  «  cherche,  »  dont 
nous  n'atteindrons  jamais  le  terme,  Montaigne  estimait-il  qu'elle  ' 
se  trouvât  dans  le  «  christianisme?  »  et  qu'en  conséquence  une 
profession  de  foi  chrétienne  fût  à  la  fois  le  correctif  et  le  cou- 
ronnement de  ce  qu'il  y  avait  d'un  peu  païen  dans  sa  philoso- 
phie ?  Nous  lisons  à  ce  propos,  au  chapitre  des  Vaines  subtilités ^ 
—  et  le  passage  n'apparaissant  pour  la  première  fois  qu'en  1588, 
est  donc  postérieur  à  V Apologie  de  Raymond  de  Sebonde  :  «  Il 
se  peut  dire  avec  apparence  que  des  esprits  simples,  moins  cu- 
rieux et  moins  savans,  il  s'en  fait  de  bons  chrétiens,  qui,  par 
révérence  et  par  obéissance,  croient  et  se  maintiennent  sous  les 
lois.  En  la  moyenne  vigueur  des  esprits  et  moyenne  science 
s'engendre  l'erreur  des  opinions  :  ils  suivent  l'apparence  du 
premier  sens,  et  ont  quelque  titre  d'interpréter  à  simplicité  et 
ignorance-  de  nous  arrêter  en  l'ancien  train,  regardant  à  nous 
qui  n'y  sommes  pas  instruits  par  étude.  Les  grands  esprits,  plus 
rassis  et  plus  clairvoyans,  font  un  autre  genre  de  bien  croyans, 
lesquels,  par  longue  et  religieuse  investigation,  pénètrent  une 
plus  profonde  et  abstruse  lumière  es  Écritures,  et  sentent  le 
mystérieux  et  divin  secret  de  notre  police  ecclésiastique.  »  [I,  64, 


Digitized  by 


Googk 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

4888.]  L'addîtîon  me  semble  d'autant  plus  significative  qu'elle 
n'avait,  en  vérité,  que  faire,  dans  un  chapitre  où>  ce  qu'il  s'agis- 
sait de  montrer,  c'est  que  «  les  extrêmes  se  touchent,  n  et  on 
pouvait,  je  pense,  en  trouver  un  autre  exemple,  plus  analogue 
à  ceux  qui  le  précèdent,  lesquels  sont  tirés  de  l'extrême  chaleur 
et  de  l'extrême  froidure,  qui  toutes  deux  «  cuisent  et  rôtissent,  » 
ou  «  de  la  peur  extrême  et  de  l'extrême  ardeur  de  courage  »  qui 
«  troublent  également  le  ventre  et  le  lâchent.  »  J'incline  donc 
à  croire  que,  dans  ce  passage,  Montaigne,  —  et  quoiqu'il  se 
mette  lui-même  parmi  les  «  esprits  du  second  rang,  »  —  nous 
fait  discrètement  confidence  des  différens  états  que  sa  pensée  a 
successivement  traversés.  S'il  y  a  moins  de  renseignemens 
qu'on  en  voudrait  dans  les  confidences  que  Montaigne  nous 
donne  comme  telles,  il  y  en  a  plus  qu'on  ne  croirait  dans 
maint  passage  où  ce  n'est  pas  de  lui  qu'il  semble  parler.  H  a 
cru,  tout  d'abord,  de  ce  qu'on  appelle  familièrement  «  la  foi  du 
charbonnier;  »  puis,  les  doutes  étant  survenus  et  les  difficultés 
s'étant  élevées,  son  ironie,  avec  une  vivacité  qu'explique  l'entraî- 
nement du  bien  dire,  s'est  exercée  aux  dépens  de  1'  «  ignorance,  » 
et  de  la  «  simplicité  »  des  «  bien  croyans  :  »  —  il  dira  plus  tard, 
entre  1588  et  1592,  aux  dépens  de  leur  «  niaiserie  »  et  de  leur 
«  bêtise;  »  et  cette  correction  n'est-elle  pas  encore  caractéristique? 
—  jusqu'à  ce  qu'enfin,  après  ses  voyages  d'Allemagne  et  d'Italie, 
après  son  séjour  de  Rome,  après  sa  mairie  de  Bordeaux,  après 
les  épreuves  que  les  guerres  de  religion  ne  lui  ont  pas  épar- 
gnées, étant  désormais  d'esprit  plus  «  rassis  »  et  plus  «  clair- 
voyant, »  ce  qui  veut  bien  dire  ici  voyant  plus  clair  dans  un 
sujet  obscur,  il  ait  décidé  de  ranger  sa  raison  sous  le  sens  du 
mystère  et  la  nécessité  du  divin. 


Ces  indications,  très  sommaires  et  un  peu  vagues  encore,  se 
préciseront  sans  doute  à  mesure  que  paraîtront  les  volumes 
successifs  de  V  «  Édition  municipale.  »  Car  jusqu'à  présent  nous 
n'en  avons  que  le  premier,  qui  ne  comprend,  avec  une  courte  et 
substantielle  Introduction  de  M.  Strowski,  que  le  premier  livre 
des  Essais;  et  elle  en  doit  former  quatre.  Nous  attendrons  sur- 
tout avec  quelque  impatience  le  quatrième  et  dernier,  dont  on 
nous  promet  que  les  notes  auront  pour  objet  :  «  1®  de  déterminer. 


Digitized  by 


Googk 


publicahoms  récbntes  sur  montaigne.  219 

lorsqu'il  sera  possible,  la  date  de  composition  de  chaque  Essai; 
2^  d'indiquer  les  sources  de  Montaigne  ;  3^  d'expliquer  les  allu- 
sions historiques.  »  Mais  M.  Strowski  nous .  permettra-i-il 
d'exprimer  un  souhait  à  cet  égard,  et  tandis  qu'il  sera  comme 
aux  prises  avec  ces  questions  d'érudition,  ne  youdra-t-il  pas 
nous  dire,  avec  un  peu  plus  d'abondance,  et  avant  tout  le  reste, 
les  raisons  qu'il  a  de  préférer  «  absolument  »  le  texte  de  r«  exem^ 
plaire  de  Bordeaux  »  à  celui  de  l'édition  de  15957 

Il  n'y  a  pas  plus  de  doute  sur  la  provenance  que  sur  l'authen- 
ticité de  Vu  exemplaire  de  Bordeaux.  »  Donné  aux  Feuillans,  par  la 
veuve  de  l'auteur  des  Essais,  et  conservé  pieusement  dans  leur 
bibliothèque,  comme  le  corps  de  Montaigne  l'était  dans  leur 
église,  il  a  passé,  au  temps  de  la  Révolution,  dans  la  biblio- 
thèque municipale  de  Bordeaux;  et  il  n'en  est  plus  sorti  depuis 
lors.  On  ne  saurait  avoir  de  certificat  d'origine  plus  assuré.  On 
ne  conteste  pas  non  plus  que  les  additions  et  indications  dont  il 
est  surchargé,  ne  soient  en  général  de  la  main  de  Montaigne. 
Mais,  comme  nous  avons  eu  plus  haut  l'occasion  de  nous  le  de- 
mander, quel  usage  Montaigne  lui-même  eût-il  fait  de  ces  «  allon- 
geails  »  dans  une  nouvelle  édition  des  Essais  ?  Ce  qui  augmente 
ici  la  difficulté  de  la  question,  c'est  que  l'exemplaire  de  Bor- 
deaux n'a  pas  passé  tout  entier  ni  tel  quel  dans  le  texte  de 
1595.  Or,  le  texte  de  1595,  c'est  le  texte  fixé,  —  de  concert  avec 
la  veuve  de  Montaigne  et  Pierre  de  Brach,  —  par  M^^'  de  Gournay, 
sa  ((  fille  d'adoption  »  dont  on  sait  le  respect  quasi  super- 
stitieux pour  la  mémoire  de  son  c(  Père;  »  et  aussi  l'entière 
confiance  que  celui-ci  avait  mise  en  elle.  Le  passage  qui  la 
concerne,  au  (  hapitre  17  du  second  livre  des  Essais,  est  môme 
assez  désobligeant  pour  la  femme  et  la  fille  de  Montaigne.  «  Je 
ne  regarde  plus  qu'elle  au  monde,  »  y  dit  textuellement  Mon- 
taigne, non  de  sa  fille,  ni  de  sa  femme ,  mais  de  M^^^  de 
Gournay.  Il  y  a  donc  des  chances  pour  que  M"*  de  Gournay  ait 
été  le  plus  scrupuleux,  le  plus  fidèle,  le  plus  consciencieux 
des  éditeurs.  Aussi  bien  ne  craint-elle  pas  d'en  revendiquer 
elle-même  la  louange,  et  si  nous  voulions  l'en  croire,  elle  se 
serait  gardée,  même  de  a  corriger  »  ce  qu'il  pouvait  y  avoir 
de  manifestement  «  corrigeable  »  dans  le  texte  de  Montaigne. 
«  J'ai  secondé,  nous  dit-elle,  ses  intentions  jusqu'à  la  super- 
stition. Aussi  n'ai-je  pas  rétive,  lorsque  j'eusse  jugé  chose  corri- 
geabk,  de  plier  et  prosterner  toutes   les  forces  de  mon  dis- 


Digitized  by 


Googk 


f^n^Y'^''^^'^ 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cours,  —  c'est-à-dire  de  mon  opinion  personnelle,  —  sous  cette 
seule  considération,  que  celui  qui  le  voulait  ainsi  était  Père,  et 
qu'il  était  Montaigne.  »  Elle  ajoute  :  «  Je  le  dis  afin  d'empêcher 
que  ceux  qui  se  rencontreront  sur  quelque  phrase,  ou  quelque 
obscurité  qui  les  arrête,  pour  s'amuser  à  draper  l'impression, 
comme  si  elle  avait  en  cela  trahi  l'auteur,  ne  perdent  la  quête  du 
fruit  qui  ne  peut  manquer  d*y  être,  puisqu'elle  l'a  plus  qu'exac- 
tement  suivi,  »  Et  il  est  vrai  qu'elle  ajoute  encore  :  «  Dont  je 
pourrais  appeler  à  témoin  une  autre  copie  qui  reste  à  sa  mai- 
son;.. »  et  précisément,  cette  autre  copie,  c'est  1'  «  exemplaire 
de  Bordeaux;  »  mais  la  difficulté  subsiste;  et  quand  les  deux 
textes  ne  sont  pas  absolument  conformes,  lequel  des  deux  fau- 
dra-t-il  préférer?  C'est  une  question  que  je  ne  décide  point,  mais 
il  ne  me  semble  pas  que  M.  Strowski,  ni  dans  son  Introduction^ 
ni  dans  le  trop  court  Appendice,  où  il  la  pose  plutôt  qu'il  ne  la 
traite,  l'ait,  lui  non  plus,  décidée;  et  je  lui  demande,  dans  son 
dernier  volume,  où  l'occasion  en  sera  toute  naturelle,  de  vouloir 
bien  l'examiner  à  fond.  Nous  expliquera-t-il  aussi  comment  il  se 
fait,  —  car  ceci  paraît  assez  singulier,—  qu'il  y  ait,  aux  marges  de 
l'exemplaire  de  Bordeaux,  quelques  additions  qu'on  croit  de  l'écri- 
ture de  M^^*  de  Gournay,  continuées  elles-mêmes,  et  surchargées 
de  la  main  de  Montaigne? 

Je  n'attends  pas  non  plus  sans  impatience,  et  les  «  notes  » 
où  il  essaiera  de  déterminer  les  dates  de  composition  de  chaque 
Essai,  et  surtout  celles  où  il  explorera  les  «  sources  i\  des  Essais. 
La  tâche,  en  ce  dernier  point,  lui  sera  facilitée  par  les  nombreux 
commentateurs  de  Montaigne,  au  premier  rang  desquels  on  ne 
saurait  oublier  Coste,  l'éditeur  du  xviii*  siècle,  qui  rougissait, 
dit-on,  de  modestie,  quand  on  parlait  devant  lui  des  Essais; 
Victor  Le  Clerc,  l'humaniste;  et,  à  côté  d'eux,  un  jeune 
chartiste,  M.Joseph  de  Zangroniz,  qui  vient  de  publier  sous  ce 
titre  :  Montaigne,  Amyot  et  Saliat,VLne  très  intéressante  «  Étude 
sur  les  sources  des  Essais.  »  Saliat,  Pierre  Saliat,  dont  il  est  fait 
à  peine  mention  dans  nos  histoires  de  la  littérature,  est  le  pre- 
mier traducteur  français  d'Hérodote. 

Ce  que  M.  de  Zangroniz  a  bien  montré,  —  sans  que  toute- 
fois son  livre  «  nous  ouvre  un  jour  inattendu  sur  les  Essais  de 
Montaigne,  »  comme  on  l'a  dit  avec  un  peu  d'emphase,  —  c'est 
ce  que  Montaigne  devait  à  Plutarque,  ou,  pour;  mieux  dire,  à 
Jacques    Âmyot,  traducteur  de  Plutaraue,  et  nous  le  savions 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES   SUR  MONTAIGNE.  221 

assurément,  mais  non  pas  de  cette  manière  exacte,  précise,  et 
complète.  On  saura  désormais  que  Terreur  est  fâcheuse,  et 
pourrait  même  avoir  des  conséquences  assez  graves,  qui  consiste 
à  renvoyer  du  texte  de  Montaigne  à  une  traduction  quelconque  de 
Plutarque,  celle  de  Clavier,  par  exemple,  ou  celle  de  Ricard. 
C'est  le  texte  d'Amyot  qu'il  faut  rapprocher  du  texte  de  Mon- 
taigne :  le  iexte  de  1859,  ou  peut-être  de  1567,  pour  les  Vies  pa- 
rallèles; et  le  texte  de  1572,  incontestablement,  pour  les  Œuvres 
morales  et  mêlées.  Et,  en  effet,  c'est  là  seulement  que  nous  pou- 
vons nous  rendre  compte  comment  Montaigne  emprunte,  imite, 
copie,  transpose,  abrège,  allonge,  et,  finalement,  de  ses  imitations 
mêmes,  dégage  pourtant  son  originalité.  «  Tout  copiste  qu'il  est, 
a  dit  quelque  part  Malebranche,  dans  un  chapitre  classique  de 
La  Recherche  de  la  Vérité^  il  ne  sent  point  son  copiste,  et  son 
imagination  forte  et  hardie  donne  toujours  le  tour  d'original 
aux  choses  qu'il  copie.  »  Nous  pouvons  assurer  M.  de  Zan- 
groniz,  —  puisqu'il  exprime  un  doute  à  cet  égard,  —  que  Male- 
branche, en  écrivant  ces  lignes,  s'est  rendu  «  un  compte  bien 
exact  de  la  vérité  de  son  allégation.  »  Il  avait,  sur  1'  «  invention 
littéraire,  »  les  idées  de  son  siècle,  qui  sont  aussi  bien  celles 
des  anciens,  ou  du  moins  des  classiques  latins,  de  Virgile  et 
d'Horace,  par  exemple,  et,  même  en  grec,  les  idées  de  Plutarque, 
lequel  sans  doute,  n'est  qu'un  compilateur,  et  on  pourrait  dire, 
si  l'on  le  voulait,  un  plagiaire. 

Mais  Plutarque,  traduit  par  Amyot,  n'est  pas  le  seul  ancien 
dont  se  soit  inspiré  Montaigne.  Il  a  aussi  beaucoup  lu,  souvent 
imité  Sénèque,  et  généralement  la  littérature  latine  lui  est  toute 
familière.  Il  connaît  moins  bien  la  grecque,  ce  qui  est  d'ailleurs 
le  cas  âe  la  plupart  de  ses  contemporains,  par  rapport  à  la  géné- 
ration précédente,  et  ce  qui  confirme  ce  que  nous  avons  dit  plu- 
sieurs fois  de  la  «latinisation  de  la  culture  »  dans  les  dernières 
années  du  xvi«  siècle.  En  dépit  des  efforts  de  quelques  érudits, 
parmi  lesquels  Henri  Estienne,  les  Grecs,  d'année  en  année,  vont 
maintenant  perdre  du  terrain,  et  les  Latins  en  gagner  d'autant. 
Les  Essais  de  Montaigne  en  sont  un  témoignage.  Le  moindre 
intérêt  du  petit  livre  de  M.  de  Zangroniz  n'est  pas  d'avoir  mis  ce 
fait  en  lumière.  Si  ce  n'était  ce  qu'il  doit  à  Plutarque,  Montaigne 
serait  tout  Latin.  Et  Plutarque,  après  tout,  est-il  tellement  Grec? 
Il  est  surtout  «  cosmopolite,  )>  comme  Sénèque  ;  et,  ainsi  que  la 
critique  anglaise  l'abien  fait  voir,  —  dans  des  travaux  que  nous  ne 

UfsllVGR-VrY 

^.  pigitized  by  LjOOQ  IC 


222  EETI7B  ns  MSUX  môiwes. 

connaissons  pas  assez  en  France, —  là  même,  dans  leur  cd^mo;»^^ 
tismey  qu'(m  pourrait  appeler  leur  humanisme^  au  s^ds  étymolo- 
gique du  moty  là  est  l'explication  et  la  raison  de  TuniversaUté  de 
leur  influence  au  xvi®  siècle  :  Sénèque,  par  exemple,  n'a  pas 
exercé  moins  d'influence  sur  la  première  formaticm  du  théâtre 
anglais  que  sur  la  formation  du  nôtre. 

On  ne  saura  pas  moins  de  gré  à  M.  de  Zangronii  d^avoir  veulu 
suivre,  sinon  d'année  en  année,  du  moins  d'édition  en  édition, 
c'est-à-dire  de  1580  à  1588,  et  de  1588  à  1592,  le  progrès  des 
lectures  de  Montaigne.  Cela  lui  a  permis  de  rectifier  quelques 
erreurs  des  historiens  de  Montaigne,  de  préciser  la  nature  de 
ses  procédés  de  composition,  et  même  de  pénétrer  un  peu  plus 
avant  dans  son  intimité.  Par  exemple,  Montaigne  écrit  quelque 
part,  au  chapitre  viii  de  son  livre  III  :  «  Je  viens  de  courre 
d'un  fil  l'histoire  de  Tacitus,  —  ce  qui  ne  m'advient  guère,  il 
y  a  vingt  ans  que  jo  n'ai  mis  en  livre  une  heure  de  suite,  —  et  l'ai 
fait  JL  la  suasion  d'un  gentilhomme  que  la  France  estime  beau- 
coup; »  et  on  aimerait  qu'il  eût  nommé  ce  «  gentilhomme.  » 
Mais  on  a  conclu  de  cette  phrase  qu'en  1580,  c'est-à-dire  à  l'époque 
de  la  première  édition  dé  son  livre,  Montaigne  n'avait  pas  encore 
(c  découvert  »  ou  «  retrouvé  »  Tacitus.  M.  de  Zangroniz  n'a  pas 
eu  de  peine  à  montrer  que  l'on  se  trompait,  et  il  n'a  eu  pour 
cela  qu'à  rappeler  \e^  nombreux  passages  de  l'édition  de  1580  où 
Tacitus  est  cité  et  nommé.  Nous  admettrons  sans  difficulté  que 
Montaigne  a  lu  plusieurs  fois  Tacitus.  Autre  exemple,  pour 
appuyer  et  confirmer  ce  que  nous  avons  dit  des  procédés  de 
composition  de  Montaigne.  En  1587,  —  nous  le  savons  par  une 
note  de  son  propre  exemplaire,  qui  nous  est  parvenu,  — 
Montaigne  lit  Quinte-Giirce  :  en  conséquence,  on  trouve  donc, 
dans  l'édition  de  1588,  une  douzaine  de  citations  de  Quinte- 
Gurce.  Il  n'y  en  avait  pas  ime  seule  dans  l'édition  de  1580;  il 
n'y  en  a  pas  une  de  plus  dans  l'édition  de  1595.  La  conclusion 
est  évidente!  C'est  vraiment  au  hasard  de  ses  lectures,  dont  on 
voit  que  le  choix  n'a  ni  méthode  ni  règle,  que  Montaigne  enfle» 
pour  ainsi  parler,  ses  Essais^  et  selon  qu'il  y  trouve  la  contra- 
diction ou  la  confirmation  de  son  expérience  et  de  ses  propres 
idées.  Autre  exemple  encore,  d'un  autre  genre.  Les  citations  d'Hé- 
rodote, relativement  rares  en  1580,  et  même  en  1588,  devien- 
nent plus  nombreuses  dans  l'édition  de  1595.  Pourquoi  cela? 
M.  de  Zangroniz  nous  en  donne  la  raison,  que  je  crois  excellente  ; 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS   RÉCENTES   SUR  MONTAIGNE.  223 

Montaigne  s'amuse,  ou,  selon  sa  propre  expression,  il  se  débauche. 
Il  use,  ou  mdme  il  abuse  des  libertés  qu'il  croit  ou  qu'il  feint 
que  lui  donneraient  son  âge,  qui  n'est  pourtant  que  de  cin- 
quante-six ou  sept  ans,  et  sa  maladie,  à  laquelle  il  cherche  des 
distractions.  Et  comme  aucun  autre  historien,  grec  ou  latin, 
n'est  plus  abondant  en  anecdotes  surprenantes,  parfois  môme  un 
peu  scabreuses,  en  descriptions  de  coutumes  et  de  mœurs 
rares  ou  extraordinaires,  par  là  s'explique  le  plaisir  que  Mon- 
taigne éprouve  alors  à  relire  Hérodote.  M.  de  Zangroniz  à  ce 
propos  note  encore  ce  point  que,  dans  l'édition  de  1595,  les 
citations  «  nouvelles  »  de  Plutarque  sont  toutes  ou  presque 
toutes  empruntées  du  traité  de  V Amour. 

Faut-il  maintenant  aller  plus  loin,  et  comme  le  croit  M.  de 
Zangroniz,  la  succession  seule  des  lectures  de  Montaigne,  et  le 
groupement  des  citations  qu'il  en  tire  nous  sont-ils  un  témoignage 
assuré  de  la  variation  des  sentimens  de  Montaigne?  Conformé- 
ment aux  indications  déjà  données  par  M.  Strowski  —  dont  il  a 
d'ailleurs  plaisir  à  se  dire  l'élève  reconnaissant,  —  M.  de  Zan- 
groniz croit  à  l'inspiration  principalement  stoïcienne  de  la  pre- 
mière édition  des  Essais,  et  il  en  veut  trouver  la  preuve  dans 
l'abondance  des  citations  que  Montaigne  fait  de  Sénèque,  ainsi 
que  dans  le  choix  de  ses  citations  de  Plutarque.  Je  pense  qu'il 
ne  l'y  trouverait  point,  s'il  ne  s'était  forra^  préalablement  une 
opinion  sur  le  stoïcisme  de  la  première  inspiration  des  Essais. 
Mais,  à  propos  de  la  seconde  édition,  je  veux  dire  celle  de 
1588,  quand  M.  de  Zangroniz  note  «  un  changement  dans  l'état 
d'âme  de  Montaigne,  »  je  ne  saurais  m'er  pécher  de  protester 
contre  le  portrait  qu'il  nous  trace  de  son  auteur.  «  Il  a  expéri- 
menté, nous  dit-il,  que  le  plaisir  suprême,  le  plaisir  des  dieux, 
ne  consiste  pas,  quoi  qu'en  puissent  dire  les  méchans,  les  scep- 
tiques ou  lies  stoïciens,  dans  la  vengeance,  dans  l'indifférence  ou 
dans  l'ataraxie,  mais  dans  le  bien  qu'on  apporte  à  ses  semblables ^ 
dans  le  rayon  de  soleil  qui  va  réchauffer  un  cœur  brisé,  dans  le 
sourire  qu^on  fait  éclore  sur  des  lèvres  pâlies,  »  Ce  Montaigne 
«  faisant  éclore  des  sourires  sur  les  lèvres  pâlies,  »  consolateur  et 
sentimental;  ce  bon  Montaigne,  qui  ne  respire  que  l'amour  de 
l'humanité  ;  ce  Montaigne  qui  s'oublie  lui-même,  à  procurer  sans 
relâche, comme  maire  de  Bordeaux,  le  bien  de  ses  «  concitoyens;  » 
ce  Montaigne,  en  vérité,  n'est  qu'une  caricature  de  l'auteur  des 
Essais.  Nous  en  dirions  davantage,  et  notamment  de  la  manière 


Digitized  by 


Googk 


'mu 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  M.  de  Zangroniz  essaie  de  défendre  Montaigne  contre  le 
reproche  d'égoïsme,  si,  comme  on  l'aura  sans  doute  remarqué, 
nous  n'avions  voulu  nous  abstenir,  dans  cette  étude  sur  les  Essais ^ 
de  tout  jugement  et  de  toute  appréciation  sur  Thomme.  Nous 
n'avons  voulu  parler  que  du  livre,  quel  qu'en  fût,  pour  ainsi  dire, 
l'auteur;  et  le  personnage  mériterait  une  étude  à  part,  dont  je 
ne  puis  mâme  indiquer  ici  qpielles  seraient  les  conclusions,  puis- 
qu'en  ce  cas  ce  n'est  ni  du  môme  point  de  vue  qu'il  faudrait  en- 
visager son  livre,  ni  la  même  «  méthode,  »  ou  plus  modestement 
les  mêmes  moyens,  qu'on  emploierait  pour  étudier  le  sujet. 

Remercions  .donc  tout  simplement  M.  de  Zangroniz  de  ce 
que  son  Étude  sur  les  sources  des  «  Essais  »  contient  de  précieux 
renseignemens,  dont  on  peut  dire  dès  à  présent  qu'ils  passeront 
tous  dans  les  commentaires  qu'on  fera  désormais  des  Essais;  et 
souhaitons  qu'à  son  tour,  dans  les  «  notes  »  qu'il  nous  promet, 
M.  Strowski  les  complète.  Il  nous  serait  utile,  en  effet,  d'en 
avoir  d'aussi  exacts  sur  «  les  sources  italiennes,  )>  par  exemple, 
de  Montaigne.  Pareillement,  ses  emprunts  à  Marsile  Ficin,  le 
traducteur  de  Platon,  sont  nombreux;  et,  dans  ï Apologie, 
M.  Strowski  a  reconnu  des  pages  entières  de  Cornélius  Agrippa. 
Je  serais  encore  étonné  que  l'auteur  des  Essais  ne  dût  rien  à 
Erasme.  Mais  il  nous  importerait  surtout  que  l'on  mît  le  texte 
des  Essais  en  relation  avec  quelques-uns  des  textes  français 
contemporains,  tels  c[aeV Apologie  pour  Hérodote,  par  exemple, 
d*Henri  Estienne,  ou  la  République  de  Jean  Bodin.  C'est  une 
étude  qu'on  n'a  pas  encore  faite.  L'intérêt  en  serait  de  montrer 
comment  on  peut  user  diversement  des  mêmes  textes;  car  ce 
sont  les  mêmes  textes,  les  mêmes  anciens,  le  même  jPlutarque, 
le  même  Hérodote,  que  copient  ou  que  paraphrasent  Estienne 
et  Montaigne,  Montaigne  et  Bodin;  ce  sont  souvent  les  mêmes 
sujets  qu'ils  traitent,  l'autorité  de  la  coutume,  ou  l'influence  des 
climats;  mais  pourquoi  cette  antiquité  n'est-elle  dans  la  Répu- 
blique de  Bodin  qu'une  chose  morte,  et  au  contraire  pourquoi 
vit-elle  d'une  vie  qui  nous  est  contemporaine,  si  je  puis  ainsi 
dire,  dans  les  Essais  de  Montaigne?  Nous  avons  essayé  d'en  indi- 
quer au  moins  quelques-unes  des  raisons,  et  nous  espérons  que 
dans  le  quatrième  volume  de  1'  «  Édition  municipale  » 
M.  Strowski  en  complétera  l'énumération. 

Et  quand  tout  cela  sera  fait,  —  demandera  peut-être  quelque 
sceptique  ou  quelque  ironiste;  — quand  on  aura  épuré,  revisé  et 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS    RÉCENTES    SUR   MONTAIGNE.  225 

fixé  7ie  varielur  le  texte  de  Montaigne  ;  quand  on  aura  expressé- 
ment rapporté  chacune  de  ses  imitations  à  son  modèle,  et  cha- 
cune de  ses  inspirations  à  sa  source  ;  quand  on  aura  fait,  entre 
ses  idées  et  celles  de  ses  contemporains  tout  ce  que  Ton  peut 
faire  d'ingénieux  rapprochemens,  qu'en  sera-t-il  alors?  et,  par 
aventure,  lirons-nous  «  mieux  »  Montaigne,  ou  un  «  autre  » 
Montaigne  que  celui  de  Pascal  et  de  Malebranche,  de  Voltaire  et 
de  Diderot,  de  Villemain  et  de  Sainte-Beuve?  C'est  une  question 
que  l'on  peut  effectivement  se  poser;  et  i)  faut  avouer  que  ces 
problèmes  de  philologie,  auxquels  une  nouvelle  école  voudrait 
quelquefois  réduire  toute  la  critique  et  l'histoire  littéraire,  n'ont 
pas  toujours  l'extrême  importance  qu'on  leur  attribue.  Les  Pensées 
mêmes  de  Pascal  étaient  les  Pensées  dans  l'édition  de  Port-Royal, 
et  les  Sermons  de  Bossuet  sont  ses  Sermons^  même  et  déjà  dans 
l'édition  de  dopi  Déforis.  Je  lis  habituellement  les  Sermons  dans 
l'édition  de  Versailles,  qui  reproduit  le  texte  de  dom  Déforis; 
et  je  les  ai  jadis  admirés  une  fois  de  plus,  quand  Tabbé  Lebarq 
en  publiait  une  édition  nouvelle,  d'après,  les  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  nationale,  et  que,  de  volume  en  volume,  j'en  suivais 
le  progrès;  mais  je  ne  les  ai  pas  admirés  davantage.  C'est  encore 
ainsi  que  je  lis  les  Pensées  de  Pascal  dans  l'édition  Havet,  de  pré- 
férence à  toutes  les  autres,  quoiqu'elle  soit  très  éloignée  d'être 
aujourd'hui  la  plus  «  critique,  »  et  que  d'ailleurs  l'érudit  et 
copieux  commentaire  en  soit  inspiré  du  plus  pur  esprit  de  secte. 
Mais,  pour  les  Essais  de  Montaigne,  le  cas  est  un  peu  différent: 
j'estime  que  nous  n'y  saurions  regarder  de  trop  près,  et  je  pré- 
cise, en  terminant,  les  raisons  qu'il  y  a  de  penser  ainsi. 

La  première,  nous  l'avons  déjà  dite,  c'est  que  les  Essais  ne 
sont  pas  un  livre  ordinaire,  conçu  d'un  seul  jet,  exécuté  d'une 
même  teneur,  et  «  réalisé,  »  pour  ainsi  parler,  dans  une  édition 
dernière  et  définitive,  par  son  auteur  lui-môme,  un  livre  comme 
V  Histoire  des  Variations  y  par  exemple,  ou  même  comme  l'Esprit 
des  Lois,  L'Esprit  des  Lois  est  un  grand  livre,  incohérent  et  dé- 
cousu, comme  les  Essais,  mais  décousu  d'une  autre  manière,  et 
incohérent  pour  d'autres  motifs.  Les  Essais,  —  et  l'histoire  de 
notre  littérature  n'en  offre  pas  un  autre  exemple  —  sont  un  livre 
«  successif,  »  remanié,  «  ruminé,  »  retouché,  pendant  vingl  ans, 
par  l'auteur  le  plus  mobile  et  le  plus  «  ondoyant  »  qui  fut  jamais; 
le  plus  habile  à  se  dérober  tout  en  ayant  l'air  de  se  livrer 
jusqu'à  Tabandon  ;  le  moins  soucieux  de  défendre  son  unité  per- 

TOMB  XXXV.  —  1906.  15 


Digitized  by 


Googk 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonnelle,  je  ne  dis  même  pas  comme  écrivain,  mais  comme 
homme,  contre  le  perpétuel  écoulement  des  choses.  Rappelons- 
nous  ces  lignes  si  souvent  citées  :  «  Je  ne  peins  pas  l'être,  je 
peins  le  passage,  non  un  passage  d'âge  à  un  autre,  ou,  comme 
dit  le  peuple,  de  sept  en  sept  ans,  mais  de  jour  en  jour,  de  mi- 
nute en  minute;...  »  et  disons  le  vrai  mot  :  les  Essais  de  1580, 
les  Essais  de  1S88,  les  Essais  de  1595  font  trois  livres,  et,  si  ce 
n'était  renverser  tous  les  usages  de  la  librairie,  je  les  voudrais 
imprimés  en  trois  volumes,  qui  ne  seraient  chacun  que  la  repro- 
duction de  Tun  des  trois  textes  de  1580,  1588  et  de  1595.  Mais, 
en  de  semblables  conditions,  on  n'a  pas  de  peine  à  comprendre 
l'importance  des  moindres  variantes,  corrections  et  additions. 
Car  la  succession  en  est  représentative  du  mouvement  ou  du 
«  progrès,  »  si  Ton  veut,  de  la  pensée  de  l'auteur,  et,  en  de  sem- 
blables conditions,  des  diflFérences  qui  ne  seraient  que  de  pure 
forme  ou  de  style,  chez  un  autre  écrivain,  intéressent  et  tou- 
chent ici  le  fond  des  choses.  Ou  encore,  dans  les  trois  éditions 
des  Essaisy  nous  avons  trois  images  du  même  homme,  que  nous 
ne  pouvons  un  peu  connaître  que  si  nous  superposons  la  seconde 
à  la  première,  et  la  troisième  aux  deux  autres;  et  comment  les 
«  superposerons-nous  »  si  nous  n'y  apportons  une  extrême  atten- 
tion, qui  ne  néglige  aucun  détail,  et  de  ces  trois  images  na 
d'abord  essayé  de  ressaisir  les  moindres  particularités?  11  y  a  une 
«  manière  de  lire  »  Montaigne,  et  ce  n'est  pas  celle  de  lire  les 
Amours  de  Ronsard  ou  le  Pantagruel  de  Rabelais. 

Ajoutons  que  ce  livre  est  non  seulement  le  premier,  mais 
vraiment  le  livre  maître  et  inspirateur  de  presque  toute  notre 
littérature  classique.  On  n'en  peut  dire  autant  ni  de  ce  Panta- 
gruel que  nous  rappelions  à  l'instant  même,  ni  des  Amours^  ou 
des  Odes,  ou  des  Hymnes  de  Ronsard.  Il  a  plu  à  Chateaubriand 
de  proclamer  que  Rabelais  était  «  le  père  des  Lettres  françaises;  » 
et  sans  doute  ce  n'était  de  sa  part  qu'une  manière  un  peu  «  pon- 
cive  »  d'exprimer  son  admiration  pour  Rabelais,  comme  quand 
on  appelle  Corneille  «  le  père  de  la  tragédie,  »  mais  l'erreur  n'en 
est  pas  moins  considérable  et  regrettable.  Le  xvi«  siècle  lui 
même,  —  je  l'ai  montré  ailleurs,  —  n'a  guère  imité,  ni  suivi,  ni 
même  beaucoup  lu  Rabelais;  et  on  pourrait  presque  prouver  que 
la  fortune  littéraire  de  Pantagruel  ne  date  (jue  de  la  seconde 
moitié  du  xviu*  siècle.  Nul  n'ignore  d'autre  part  en  quelle  pro- 
fondeur d'oubli  l'œuvre  et  le  nom  de  Ronsard  ont  été  pendant 


Digitized  by 


Googk 


PUBLICATIONS    RÉCENTES    SCR   MONTAIGNE.  227 

^eux  èiècles  ensevelis.  Et,  on  pourra  dire,  à  la  vérité,  que  les 
EssaiSy  eux  non  plus,  n'ont  pas  si  brillamment  réussi  dans  leur 
nouveauté,  puisqpe  M"'  de  Gournay  s'en  plaint  dans  la  Préface 
de  Védition  de  1595.  Elle  en  est  quitte  après  cela  pour  soutenir 
que  cette  indifférence  même  est  une  preuve  de  la  supériorité  de 
Montaigne  et  on  songe  involontairement  à  la  pkrase  :  «  Si  la 
foudre  tombait  sur  les  lieux  bas...  »  Mais  laissons  passer  seule- 
ment quelques  années,  et  Montaigne  est  dans  toutes  les  mains. 
Son  influence  est  universelle.  Et  voici  que,  dans  les  foinnes 
encore  vides,  mais  déjà  belles  et  surtout  infiniment  souples  que 
les  <c  humanistes  »  ont  fait  passer  du  grec  ou  du  latin  en  fran- 
çais, si  quelque  chose  s'insinue  pour  en  remplir  le  contour  élé- 
gant, c'est  du  Montaigne,  puisque,  comme  nous  l'avons  vu,  c'est 
4e  «  l'observation  psychologique  et  morale.  » 

Ai-je  tout  à  l'heure  assez  insisté  sur  ce  point?  ai-je  bien 
montré  ce  qu'à  sa  date,  le  choix  de  cette  «  matière  ù  mettre  en 
prose  »  avait  eu  de  vraiment  nouveau?  ai-je  assez  fait  voir  que 
l'essentiel  du  dessein  de  Montaigne  était  là,  dans  sa  curiosité, 
dans  sa  |»nioccupation,  dans  son  souci  constant  de  la  vérité 
psychologique  et  morale,  là  aussi  son  «  classicisme,  >»  et  nulle- 
ment dans  Tobservation  des.  règles  d'une  certaine  grammaire  ou 
dans  l'imitation  à  perpétuité  des  «  modèles  antiques?  »  A-t-on 
bien  vu,  dans  ce  que  nous  avons  dit  des  imitations  de  Montaigne, 
<;omment,  par  quelle  transformation  féconde,  son  originalité  se 
<légageait  de  ces  imitations  mêmes  ;  —  et  c'est  encore  une  des 
leçons  que  nos  classiques  ont  reçues  de  lui?  Si  je  n'y  ai  pas 
réussi,  un  autre  sera  plus  heureux.  Mais  ce  qu'on  ne  saurait 
mettre  en  doute, —  et  quoi  qu'on  en  pense  par  ailleurs,  —  c'est 
l'importance  du  livre  des  Essais  dans  l'histoire,  non  seulement 
de  notre  littérature  nationale,  mais  de  la  littérature  européenne. 
On  sait,  en  particulier,  ce  que  lui  doivent  Shakspeare  et  Bacon. 
Et  on  nous  accordera  que  lorsqu'un  texte  a  cette  importance, 
les  philologues,  éditeurs,  commentateurs  et  critiques  sont  excu- 
sables de  le  traiter  avec  un  peu  de  superstition.  Ce  sera  notre 
excuse,  à  nous  aussi,  pour  avoir  parlé  peut-être  un  peu  longue- 
ment des  sources  de  Montaigne,  et  de  1'  «  Édition  municipale  » 
du  livre  des  Essais. 

F.  Brunetiêre. 


Digitized  by 


Googk 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


81  août. 

L'Encyclique  Gravissimo  officii  a  été  déjà  l'objet  de  commen- 
taires si  nombreux  et  si  divers  que  la  clarté  n'en  a  pas  été  augmen- 
tée. Mais  chez  les  catholiques  il  n'y  a  eu  et  il  ne  pouvait  y  avoir  à 
son  égard  qu'un  sentiment  et  qu'un  mouvement  :  tous,  sans  excep- 
tion, ont  déclaré  qu'ils  s'inclinaient  et  se  soumettaient,  sans  hésita- 
tion ni  réticence,  sans  arrière-pensée  ni  restriction.  Au  milieu  des 
épreuves  que  l'Eglise  traverse,  une  du  moins  lui  sera  donc  épargnée. 
Ceux  qui  avaient  cru,  espéré  peut-être,  qu'une  division  se  produirait 
parmi  les  catholiques  se  sont  trompés/  Autorité  en  haut,  obéissance 
en  bas,  c'est  l'essence  même  du  catholicisme,  qui  n'est  pas  seule- 
ment on  Credo,  mais  encore  un  gouvernement  fondé  sur  une  hié- 
rarchie. Les  opinions  restent  libres  jusfu'au  moment  où  l'autorité 
suprême  s*est  prononcée  :  alors,  elles  ne  sont  plus;  la  cause  est 
entendue,  la  controverse  n'appartient  plus  qu'à  l'histoire,  et  il  ne 
reste,  entre  ceux  qui  discutaient  la  veille,  que  le  devoir  de  charité 
mutuelle  que  l'Encyclique  leur  rappelle  en  ces  termes  :  «  Quels 
qu'aient  été  jusqu'à  présent,  durant  la  discussion,  les  avis  des  ans 
ou  des  autres,  que  nul  ne  se  permette,  nous  les  en  conjurons  tous,  de 
blesser  qui  que  ce  soit  sous  prétexte  que  sa  manière  de  voir  était  la 
meilleure.  »  Il  est  à  désirer  que  cette  parole  d'apaisement  soit  enten- 
due et  respectée,  car  la  situation  demeure  très  grave  :  peut-être  même 
ne  l'a-t-elle  jamais  été  davantage.  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  les 
difficultés  en  aient  disparu.  L'épiscopat  français  a  une  grande  tâche 
à  accomplir.  L'Encyclique  lui  en  impose  formellement  «  le  fardeau,  » 
et,  certes!  ce  fardeau  est  lourd.  Nos  évoques  doivent  se  réunir  le 
A  septembre  pour  rechercher  le  meUleur  moyen,  dans  la  situation 
qui  leur  est  faite,  d'  «  organiser  le  culte  religieux.  »  Nous  ne  pou- 
vons désormais  qu'attendre  l'effet  de  leurs  délibérations. 


Digitized  by 


Googk 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  229 

Nous  voudrions  toutefois  indiquer,  en  termes  aussi  précis  que 
possible,  avec  respect  mais  avec  liberté,  quelles  sont  les  difficultés 
avec  lesquelles  Tépiscopat  français  va  se  trouver  aux  prises.  Le  Saint- 
Père,  dans  sa  première  Encyclique,'  promettait  de  donner  par  la  suite 
des  instructions  pratiques  qu*on  ne  trouve  que  partiellement  dans 
la  seconde.  Elle  dit  bien  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire,  mais  non  pas  ce 
qu'il  faut  faire,  et  laisse  à  Tépiscopat  le  soin  de  se  diriger  lui-même 
dans  la  voie  étroite  où  il  se  trouve  engagé.  La  nouvelle  Encyclique, 
en  effet,  renouvelle  les  condamnations  déjà  portées,  non  seulement 
contre  la  loi  de  séparation  en  général,  mais  spécialement  contre  les 
associations  cultuelles  qui  en  sont  une  des  parties  mattresses.  On  ne 
conçoit  même  pas,  au  premier  abord,  comment  la  loi  pourrait  être 
appliquée  dans  quelques-unes  de  ses  dispositions  essentielles  sans 
les  associations  qu'elle  a  prévues,  ou  d'autres  qui  s'en  rapproche- 
raient :  et  disons  en  passant  que  les  dispositions  dont  il  s'agit  ne 
sont  pas  parmi  les  moins  favorables  à  l'Ëglise.  Mais  nous  n'avons  pas 
à  plaider  ici  la  cause  des  associations  cultuelles.  L'Encyclique  les  a 
condamnées  sans  retour;  s'il  s'en  forme,  elles  seront  schismatiques  ; 
et  la  question  est  précisément  de  savoir  ce  qu'on  peut  faire  endeliors 
d'elles  pour  assurer  <c  l'exercice  du  culte.  » 

Cette  question  nous  ramène  à  la  réunion  que  les  évoques  de 
France  ont  tenue  au  palais  archiépiscopal  de  Paris  le  30  et  le  31  mai 
dernier.  Nous  vivons  dans  im  temps  de  publicité  à  outrance.  Le 
secret  de  leurs  délibérations  ne  pouvait  pas  être  et  n'a  jamais  été  bien 
gardé:  il  est  aujourd'hui  complètement  connu,  ou  peu  s'en  faut.  A  la 
fin  de  mai,  le  Saint-Père  ne  regardait  pas  comme  insoluble  le  pro- 
blème qui  consiste  à  créer,  même  dans  le  système  de  la  loi,  des  asso- 
ciations irréprochables  aux  yeux  de  l'Ëglise,  puisqu'il  le  posait  aux 
évêques,  et  ceux-ci  non  plus  ne  le  regardaient  pas  comme  insoluble, 
puisqu'ils  croyaient  bien  l'avoir  résolu.  Le  vénérable  archevêque  de 
Paris,  après  avoir  donné,  dit-on,  une  double  lecture  d'une  lettre,  du 
Pape,  exhorta  ses  frères  à  répondre  aux  questions  qui  leur  étaient 
posées,  ((  uniquement  au  point  de  vue  du  bien  supérieur  des  âmes  et 
de  l'intérêt  de  leur  patrie.  »  On  ne  pouvait  mieux  dire,  et,  en  effet,  ce 
serait  une  redoutable  épreuve  pour  les  catholiques  d'être  mis  en  de- 
meure de  choisir  entre  leur  religion  et  leur  patrie.  S'il  était  permis  de 
le  faire,  ce  serait  seulement  en  cas  de  nécessité  inéluctable,  et  après 
avoir  tout  essayé  pour  concilier  ces  intérêts  sacrés.  Le  cardinal  arche- 
vêque de  Paris  l'a  compris.  Hâtons-nous  de  dire  que  le  Saint-Père  l'a 
compris  également  lorsqu'il  a  eu  soin  de  dire  dans  son  Encyclique, 


Digitized  by 


Googk 


230  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  pour  en  atténuer  certaines  conséquences  possibles,  que  les 
catholiques,  s'ils  veulent  vraiment  loi  témoigner  leur  soumission,  de- 
vront lutter  pour  l'Église  «  avec  persévérance  «t  énergie,  sans  agir 
toutefois  d'une  façon  séditieuse  et  violente.  »  Puisse  cette  prescrip- 
tion n'ôtre  jamais  oubliée.  L'assemblée  des  évèques,  s'inspirant  des 
sentimens  qu'on  lui  recommandait,  et  à  une  majorité  considérable,  — 
on  assure  qu'elle  a  été  de  2^  voix,  —  a  donc  approuvé  la  création 
d'associations  qu'elle  estimait  à  la  fois  canoniques  et  légales.  Elles 
étaient  canoniques,  puisqu'elles  étaient  étroitement  soumises  à  l'au^ 
torité  de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  et  l'État  pouvait  les  considérer 
comme  légales,  puisque  les  prescriptions  matérielles  de  la  loi  y  avaient 
été  observées.  L'esprit  seul  avait  été  changé.  L'article  i  ayant  stipulé 
que  les  associations  devraient  être  organisées  «  conformément *aux 
règles  générales  du  culte  dont  elles  se  proposaient  d'assurer  l'exer- 
cice, »  l'épiscopat  seul  devait  fixer  ces  règles;  l'État  n'avait  rien  à  y 
voir.  Telle  est  la  transaction  à  laquelle  nos  évéques  se  sont  arrêtés 
à  ce  moment,  et  qu'ils  ont  respectueusement  soumise  à  l'adhésion 
du  Pape. 

A  cette  ^transaction  le  Pape  n'a  pas  cru  pouvoir  adhérer...  mais  il 
faut  ici  dissiper  une  confusion  que  la  lecture  de  l'Encyclique  a  fait 
naître  dans  quelques  esprits,  et  dont  les  eimemis  du  Saint-Siège 
cherchent  brutalement  à  tirer  avantage  contre  lui.  L'Encyclique 
semble  donner  à  croire  que  le  Saint-Père  a  confirmé  purement  et  sim- 
plement de  son  autorité  apostolique  «  la  délibération  presque  una- 
nime »  de  notre  épiscopat.  Le  malentendu  vient,  s'il  est  permis 
de  le  dire,  d'une  rédaction  un  peu  enchevêtrée.  L'assemblée  des 
évèques  avait  commencé  par  condamner  avec  le  Pape  la  loi  de  sépa- 
ration et  les  associations  cultuelles  qu'elle  avait  organisées,  mais 
celles-là  seulement  et  non  pas  toutes  les  autres  qu'on  pouvait  conce- 
voir. L'Encyclique  confirme  cette  première  partie  de  la  délibération 
dei^  évèques.  Après  lavoir  fait,  elle  prend  en  quelque  sorte  un  temps 
qui  aurait  gagné  à  être  plus  accentué,  et  elle  continue  ainsi  :  «  Mettant 
donc  de  côté  ces  associations,  que  la  conscience  de  notre  devoir 
iious  interdit  d'approuver,  il  pourrait  paraître  opportun  d'examiner 
s'il  est  licite  d'essayer,  à  leur  place,  quelque  autre  genre  d'association 
à  la  fois  légal  et  canonique,  et  préserver  ainsi  les  catholiques  de 
France  des  graves  complications  qui  les  menacent.  A  coup  sûr,  rien 
ne  nous  préoccupe,  rien  ne  nous  tient  dans  l'angoisse  autant  que 
ces  éventualités;  et  plût  au  ciel  que  nous  eussions  quelque  faible 
espérance  de  pouvoir,  sans  heurter  les  droits  de  Dieu,  faire  cet  essai 


Digitized  by 


Googk 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  231 

et  délivrer  ainsi  nos  fils  bien-aimés  de  la  crainte  de  tant  et  si 
grandes  épreuves  I  Mais  comme  cet  espoir  nous  fait  défaut,  la  loi  res- 
tant telle  quelle,  nous  déclarons  qu'il  n'est  point  permis  d'essayer 
cet  autre  genre  d'association  tant  qu'il  ne  constera  pas^  d'une  façon 
certaine  et  légale,  que  la  divine  constitution  de  l'Église,  les  droits 
inmiuables  du  pontife  romain  et  des  évoques,  comme  leur  autorité  sur 
les  biens  nécessaires  à  l'Ëglise,  particulièrement  sur  les  édifices 
sacrés,  seront  irrévocablement,  dans  lesdites  associations,  en  pleine 
sécurité.  »  Ce  passage  de  l'Encyclique  n'en  est  pas  seulement  le  plus 
important,  il  est  l'Encyclique  tout  entière.  Le  Pape  n'approuve  dé- 
cidément pas,  —  tant  que  la  loi  restera  ce  qu'elle  est,  —  les  asso- 
ciations sur  lesquelles  il  avait  appelé  lui-môme  Tattention  des  évéques 
et  qui  avaient  paru  acceptables  dès  maintenant  à  la  grande  majorité 
d'entre  eux.  n  n'a  donc  pas  pu  avoir  l'intention  de  dire,  et  il  n'a  pas  dit 
que,  sur  ce  second  point  conmie  sur  le  premier,  il  se  bornait  à  con- 
firmer leur  délibération.  La  vérité  est  tout  l'opposé:  le  Pape  con- 
damne les  associations  qui  lui  ont  été  proposées;  et  c'est  dé  là  jus- 
tement que  viennent  les  difficultés  présentes.  Elles  sont  telles  que 
nous  avouons  ne  pas  savoir  comment  l'épiscopat  pourra  y  pourvoir, 
ni,  au  surplus,  comment  le  gouvernement  pourra  s'en  tirer. 

Parlons  d'abord  de  l'épiscopat.  Son  angoisse  n'est  pas  moins  poi- 
gnante que  celle  du  Saint-Père  à  la  pensée  des  épreuves  qui  attendent 
l'Église  de  France,  n  en  connaît  mieux  encore  peut-être  la  gravité.  Ce 
n'est  pas  la  persécution  matérielle,  directe  et  violente,  que  l'Église 
doit  craindre  en  ce  moment,  mais  bien  une  difficulté  de  vivre  qui  était 
déjà  grande  avec  la  loi,  et  qui  le  sera  davantage  sans  elle  ou  contre 
elle.  Nos  évéques  s'en  rendent  compte.  Us  savent  que  la  foi  n'est  pas 
en  progrès  dans  l'ensemble  du  pays  ;  qu'elle  y  est  plutôt  en  recul,  et 
que  Lamennais  a  été  on  peu  prophète  en  dénonçant  l'indifTérence 
comme  le  mal  qui  menaçait  chez  nous  l'idée  religieuse.  Ce  qui  est  à 
redouter  pour  TÉglise,  c'est  le  détachement  des  masses,  qui  feront 
le  vide  autour  d'elle  si  on  leur  demande  un  effort  dont  elles  ne  sont 
pas  actuellement  capables.  L'Église  ne  périra  pas  pour  cela,  mais  son 
action  s'exercera  dans  un  cercle  de  plus  en  plus  restremt,  où  de 
jour  en  jour  elle  sentira  diminuer  cette  influence  étendue  et  profonde 
qui  a  fait  autrefois  sa  force,  et  son  prestige.  Les  évoques  ont  vu  le 
danger.  Peut-être  n'y  ont-ils  pas  trouvé  encore  le  remède  appro- 
prié, puisque  le  Pape  n'a  pas  accepté  celui  qu'ils  proposaient.  Il  les 
invite  toutefois  à  continuer  leurs  recherches;  il  ne  désespère  donc 
pas  de  les  voir^  aboutir.  Dès  lors  nous  ne  devons  pas  en  désespérer 


Digitized  by 


Googk 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  non  plus,  et  nous  attendons  avec  confiance  la  nouvelle  délibéra- 
tion des  évoques.  Quelques  catholiques  leur  ont  reproché  de  n'avoir 
pas  fait  preuve  d'une  initiative  sufGsante  dans  ces  derniers  temps. 
Assurément  ils  ne  sauraient  en  déployer  une  trop  active,  puisque  le 
Sainl-Père  lui-môme  les  y  encourage;  mais  les  publications  récentes 
sur  leurs  travaux  antérieurs  montrent  qu'ils  ont  fait,  à  la  fin  de  mai,  à 
peu  près  tout  ce  qu'Us  pouvaient  faire.  Ils  n'ont  qu'à  persévérer,  sans 
abattement  ni  faiblesse.  A  coup  sûr,  leur  rôle  est  difficile.  Le  Saint- 
Père  semble  croire  qu'il  pourra  par  la  suite  obtenir  des  pouvoirs 
publics  la  modification  de  la  loi.  Nous  sommes  convaincu  avec  lui 
que  la  loi  sera  modifiée  un  jour  ou  l'autre,  car  il  n'y  en  a  pas  de  per- 
pétuelle; rhistoire  n'en  fournit  pas  d'exemple;  mais  l'attente  pourra 
être  longue,  et  (pii  sait  môme  s'il  ne  faut  pas  désirer  qu'elle  le  soit? 
La  loi,  en  effet,  si  elle  était  modifiée  aujourd'hui  ou  demain,  ne 
serait  pas  améliorée;  elle  serait  aggravée. 

Que  faut-il  donc  faire?  L'embarras  des  évoques  sera  grand.  Le 
Pape  ne  leur  donne  aucune  direction  :  il  se  borne  à  leur  interdire 
celle  que  la  loi  leur  ouvrait,  et  celle  qu'ils  avaient  cru  pouvoir 
ouvrir  eux-mômes.  La  seule  phrase  de  TEncyclique  où  ils  puissent 
trouver  une  indication  d'ailleurs  assez  vague  est  celle-ci  :  «  Il  vous 
reste  à  vous,  vénérables  frères,  de  vous  mettre  à  l'œuvre  et  de  prendre 
tous  les  moyens  que  le  droit  reconnaît  à  tous  les  citoyens,  pour  dis- 
poser et  organiser  le  culte  religieux.  »  N'est-ce  pas,  hélas  I  devant  une 
porte  fermée  et  difficile  à  ouvrir  que  l'EncycUque  place  Tépiscopat 
français?  En  parlant  du  droit  commun,  elle  ne  peut  viser  que  le  droit 
écrit  :  or,  en  ce  qui  concerne  l'organisation  du  culte,  le  droit  écrit 
est  tout  entier  dans  la  loi  de  séparation  de  décembre  1905.  Il  n'y 
en  a  pas  d'autre  que  celui-là.  On  a  dit  que  l'Encyclique  était  obs- 
cure; elle*  l'est,  en  effet,  par  endroits,  et  particulièrement  ici;  mais 
cette  obscurité  ne  vient-elle  pas  encore  de  quelque  confusion?  Le 
Saint-Père  paraît  croire  que  la  loi  générale  sur  les  associations, 
la  loi  du  i^*"  juillet  1901,  pourrait  à  langueur  servir  à  l'organisation 
du  culte.  Rien  n'est  plus  douteux  :  mais  à  supposer  qu'il  y  ait  là  une 
Issue,  où  conduirait-elle?  La  loi  de  1901  donne  moins  d'avantages 
encore,  et  surtout  moins  de  garanties  à  TÉglise  que  celle  de  1905.  Elle 
ne  contient  pas  d'article  4  qui  ne  reconnaisse  d'autres  associations 
légitimes  que  celles  qui  seront  conformes  aux  règles  du  culte.  Elle  ne 
contient  pas  non  plus  tant  d'autres  dispositions  qui,  en  affranchissant 
l'Église  de  France  de  liens  séculaires,  lui  laissent  une  liberté  qu'elle 
n'a  encore  jamais  eue.  Car  enfin  il  faut  être  juste,  môme  pour  la  loi 


Digitized  by 


Googk 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

de  1905,  dans  la  sévérité  qu'elle  mérite  et  que  nous  lui  avons  nous- 
môme  témoignée.  On  ne  veut  voir  aujourd'hui  que  ses  défauts  :  n'a- 
t-elle  pas  aussi  quelques  qualités  ?  N'est-ce  pas,  à  certains  égards,  une 
loi  de  délivrance  dont  on  ne  retrouverait  pas  au  même  degré  les 
caractères  dans  celle  de  1901  ?  Si  nous  poussions  plus  loin  le  paral- 
lèle, on  verrait  que  la  plus  favorable  n*est  pas  la  première  en  date. 
Mais  à  quoi  bcin  ?  Contentons-nous  de  répéter  que  la  seule  loi  appli- 
cable à  l'organisation  du  culte  semble  bien  être  la  seconde.  Si  donc  des 
organismes  quelconques,  —  nous  ne  les  appellerons  pas  des  associa- 
tions,—  s'offrent  à  l'État  et  sont  reconnus  par  lui  au  mois  de  décembre 
prochain,  c'est  à  la  condition  qu'en  n'y  regardant  pas  de  trop  prés, 
et  en  y  mettant  de  la  bonne  volonté,  il  puisse  croire  que,  vus  du 
dehors,  ils  ressemblent  assez  à  ceux  de  la  loi  de  1905  pour  qu'il 
ait  le  droit  de  s'y  tromper.  Alors  on  vivra  plus  ou  moins  longtemps 
dans  une  équivoque  acceptée  de  part  et  d'autre,  mais  que,  de  part 
et  d'autre  aussi,  on  pourra  dissiper  quand  on  voudra.  Ce  ne  sera  pas 
pour  l'Église  une  situation  forte  ;  nous  en  aurions  préféré  une  autre. 
Mais  il  y  a  des  circonstances  où,  sans  sacrifier  pourtant  aucun  de  ses 
devoirs,  il  faut  songer  à  vivre.  N'en  est-ce  pas  un  aussi? 

Le  moment  n'est  pas  venu  de  supputer  les  chances  plus  ou  moins 
prochaines  ou  lointaines  d'un  rapprochement  entre  la  République 
française  et  le  Saint-Siège.  L'Encyclique,  on  le  sait,  contient,  dans 
quelques-uns  de  ses  passages,  de  véritables  invites  à  ce  rapproche- 
ment. L'ppinion  française,  toujours  un  peu  simpliste,  n'y  a  rien  vu  de 
semblable  au  premier  abord  :  au  contraire,  les  journaux  avancés  ont 
crié  tout  de  suite  que  le  Pape  nous  déclarait  la  guerre.  Mais  la 
presque  unanimité  de  la  presse  italienne  en  a  jugé  autrement,  et  les 
Italiens  sont  plus  habitués  que  nous  à  lire  entre  les  lignes  des  docu- 
mens  pontificaux.  Nous  n'hésitons  d'ailleurs  pas  à  croire  et  nous 
avons  déjà  dit  que  ce  rapprochement  s'opérerait  tôt  ou  tard,  d'une 
manière  ou  d'une  autre.  S'opérera-t-il  précisément  dans  les  condi- 
tions indiqu*ées  par  l'Encyclique  ?  C'est  peu  probable  ;  mais  la  question 
regarde  l'avenir  et  non  pas  le  présent.  Qu'on  se  reporte  au  passage 
du  document  pontifical  que  nous  avons  cité  plus  haut.  Le  Saint- 
Père  y  revendique  ses  droits  immuables,  ainsi  que  ceux  des  évêques, 
coihme  leur  autorité  sur  les  biens  nécessaires  à  l'Église,  particulière- 
ment sur  les  édifices  sacrés;  il  exige  que  ces  biens  et  ces  édifices 
soient  irrévocablement,  dans  les  futures  associations,  en  pleine 
sécurité.  Si  l'heure  de  l'entente  était  sur  le  point  de  sonner,  quelques 
explications  seraient  ici  nécessaires.  Nous  nous  garderons  bien  de  les 


Digitized  by 


Googk 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demander  prématuréDient.  Les  esprits  sont  encore  trop  échauffés  pour 
qu'il  soit  utile  de  discuter  tous  ces  points,  dont  quelques-uns  sont 
fort  délicats.  Il  n'en  résulterait  qu'un  surcroit  d'irritation.  Attendons 
des  temps  plus  calmes.  Nous  n'avons  voulu  pour  aujourd'hui  qu'expri- 
mer des  réserves  sur  ce  qu'on  aperçoit  un  peu  confusément  dans 
l'Encyclique,  et  trop  clairement  dans  les  conunentaires  qu'on  en  a 
quelquefois  tirés. 

Si  d'ailleurs  nous  voulions  justifier  autrement  que  par  l'inéluctable 
nécessité  des  choses  l'espoir  d'une  entente  future  entre  l'Église  et 
l'Etat,  nous  invoquerions  l'espèce  de  désarroi  dont  le  clan  politique 
auquel  le  gouvernement  se  rattache  et  le  gouvernement  lui-même 
ont  donné  le  spectacle  après  la  publication  de  l'Encyclique.  Malgré  les 
bruits  qui  couraient  depuis  quelques  jours,  on  ne  s'attendait  pas  à  la 
décision  à  laquelle  s'est  arrêté  le  Sainl-Père.  Sûrement  on  ne  l'avait 
pas  prévue  lorsqu'on  a  fait  la  loi  de  séparation;  et,  à  supposer  que 
quelques  craintes  aient  subsisté  à  ce  sujet,  la  délibération  de  l'épi- 
scopat  les  avait  dissipées.  On  ne  croyait  pas  que  le  Saint-Père,  après 
avoir  consulté  les  évoques ,  passerait  outre  aux  propositions  qu'ils 
avaient  énoncées.  Sans  doute,  on  le  savait  bien,  il  restait  libre  de  ses 
résolutions  finales,  et,  quelles  qu'elles  fussent,  on  savait  bien  aussi 
que  les  catholiques  s'y  conformeraient.  Qui  donc  oserait,  en  pleine 
bataille,  discuter  les  ordres  du  chef?  On  s'y  soumet,  ou  les  exécute 
quels  qu'ils  soient;  et  on  suit  en  cela  un  sentiment  qui  n'est  pas 
moins  juste  au  point  de  vue  humain  qu'au  point  de  vue  chrétien. 
Quels  que  puissent  être,  en  e£Fet,  les  inconvéniens  de  lobéissance 
passive,  ceux  de  l'indiscipline  seraient  encore  pires.  Au  surplus, 
il  y  avait  là  pour  les  catholiques  un  de  ces  devoirs  de  conscience 
avec  lesquels  on  ne  délibère  même  pas.  Le  gouvernement  et  ses 
amis  ne  l'ignoraient  point;  mais  ils  pensaient  que  le  Pape  céde- 
rait. Ds  mettaient  même  quelque  afifectation  dans  leur  sécurité  : 
toutefois  elle  était  sincère ,  et  lorsqu'ils  disaient  très  haut  qu'ils 
appliqueraient  la  loi  sans  y  changer  un  point  ni  une  virgule,  ils 
espéraient  bien  que,  du  côté  du  clergé,  on  leur  en  fournirait  bénévo- 
lement le  moyen.  L'invraisemblable  peut  arriver  ;  il  ne  faut  pas  lui 
jeter  de  défi.  L'Encyclique  a  été  pour  le  monde  officiel  une  terrible 
déconvenue  en  même  temps  qu'une  surprise.  C'est  au  point  qu'au  pre- 
mier abord  M.  Briand  n'a  pas  pu  en  croire  ses  yeux.  Pris  à  l'impro- 
viste  dans  une  gare  de  chemin  de  fer  par  un  reporter,  qui  hii  deman- 
dait si  c'était  bien  la  résistance  que  le  Pape  préconisait:  «  Heu!  a-t-il 
répondu,  la  résistance,  le  mot  est  bien  gros.  Je  vois,  en  effet,  dans  ce 


Digitized  by 


Googk 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

document  que  le  Pape  blâme  la  loi,  —  ce  qui  n'est  pas  nouveau,  —  et 
qu'il  réprouve  les  associations  cultuelles.  Mais  finalement  il  accepte  que 
les  catholiques  en  forment,  à  la  condition  qu'elles  soient  canoniques 
et  légales.  »  M.  Briand  se  trompait;  il  retardait;  il  continuait  de  vivre 
sur  ses  espérances.  S'il  avait  mieux  lu  l'Encyclique,  il  y  aurait  vu  que 
le  Pape  réprouvait  toutes  les  associations  qui  se  proposeraient,  en 
organisant  l'exercice  du  culte  catholique,  de  s'accorder  avec  le  texte 
de  la  loi  de  1905.  Il  s'en  est  aperçu,  ou  on  le  lui  a  montré  dès  son 
arrivée  à  Paris  :  alors  le  cas  lui  a  paru  grave,  n  a  convoqué  autour 
de  lui  le  seul  pouvoir  qui  soit  toujours  en  permanence,  même  pen- 
dant les  vacances  des  autres,  c'est-à-dire  la  presse  représentée  par  ses 
reporters,  et  il  a  fait  à  ceux-ci  des  confidences  qui,  tout  en  ayant  pour 
objet  d'intimider  la  Cour  romaine,  ne  laissaient  pas  de  témoigner  de 
l'embarras  où  il  se  trouvait  lui-môme.  Que  fera  le  gouvernement? 
n  appliquera  la  loi,  c'est  entendu  ;  mais  il  sera  obligé  pour  cela  de 
sortir  de  son  programme,  et  même  de  son  caractère.  Au  lieu  de  faire  des 
réformes  sociales,  il  sera  acculé  à  faire  de  la  persécution  religieuse  ; 
et  c'est  ce  qu'il  n'avait  ni  prévu,  ni  voulu.  Nous  croyons  pouvoir  lui 
rendre,  en  effet,  cette  justice  qu'il  ne  l'avait  pas  voulu.  Rien  n'était, 
en  ce  moment  du  moins,  plus  éloigné  de  ses  intentions.  Mais  quoi  ! 
la  loi  est  là,  et  c'est  un  tyran  domestique  impérieux  qu'une  loi  qu'on 
a  introduite  chez  soi  par  mégarde.  On  n'est  plus  libre,  il  faut  obéir. 
L'application  de  la  loi  peut  faire  sans  doute  beaucoup  de  mal  à 
l'Ëglise  :  le  malheur  est  qu'elle  en  fera  aussi  quelque  peu  au  gou- 
vernement. M.  Briand  dissimule  mal  ses  perplexités.  On  les  aper- 
çoit sous  l'énergie  d'ailleurs  intermittente  et  hésitante  de  ses  paroles. 
Ah  !  qu'il  voudrait  que  tout  cela  s'arrangeât! 

Mais  comment?  Cette  fois,  nous  ne  parlons  plus  de  M.  Briand. 
D'autres  que  lui  ont  songé  à  une  solution  qui  consisterait  à  modiOer  la 
loi.  Dans  quel  sens,  c'est  ce  que  nous  laissons  à  penser.  M.  Clemen- 
ceau, qui  était  à  Carlsbad  quand  a  paru  l'Encyclique,  n'a  pas  fait  de 
difficulté  à  s'en  expliquer  avec  un  journaliste  américain.  Sa  première 
impression  a  été  plus  nette  que  celle  de  M.  Briand.  a  C'est  une  décla- 
ration de  guerre,  »  a-t-il  dit  tout  de  suite  avec  l'exagération  tran- 
chante qu'il  met  souvent  dans  sa  parole.  Cette  prétendue  déclaration 
de  guerre,  M.  Clemenceau  est  d'avis  de  la  relever.  «  n  est  évident, 
d'après  lui,  qu'en  principe,  une  nouvelle  situation  demande  de  nou- 
velles lois..»  M.  Maujan,  de  son  côté,  a  proposé  de  reviser  l'article  4. 
M.  Guieysse,  lui  aussi,  a  annoncé  l'intention  de  demander  à  la  Chambre 
la  suppression  de  la  phrase  incidente  qui,  dans  cet  article,  oblige  les 


Digitized  by 


Googk 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

associations  cultuelles  à  se  conformer  aux  règles  générales  du  culte. 
D  sufûrait  que  des  catholiques  quelconques,  ou  soi-disant  tels,  s'asso- 
ciassent d'une  manière  quelconque,  pour  obtenir  que  les  biens  de 
l'ÉgUse  leur  fussent  dévolus.  Il  n*y  a  qu'une  difficulté,  c'est  que  des 
associations  de  ce  genre  seraient,  comme  nous  l'avons  dit,  formelle- 
ment schismatiques,  que  les  catholiques  qui  )es  formeraient  ces- 
seraient de  l'être  ipso  facto ^  et  que,  par  conséquent,  ce  n'est  pas  le 
culte  catholique  qu'ils  organiseraient.  Mais,  en  quittant  la  maison,  ils 
en  emporteraient  les  meubles  :  c'est  le  mot  de  M.  Briand  au  cours  de 
la  discussion  de  la  loi. 

Nous  ne  discuterons  par  tous  ces  amendemens,  propositions  et 
suggestions  diverses,  probablement  destinés  à  rester  en  route.  Conten- 
tons-nous de  dire  que,  s'ils  aboutissaient,  ce  serait,  en  un  sens,  pour 
le  Pape  un  triomphe  éclatant  :  il  en  résulterait,  en  effet,  avec  évi- 
dence que  son  veto  aurait  suffi  pour  empêcher  l'application  de  la 
loi  telle  qu'elle  est.  Et  peu  importe,  à  ce  point  de  vue,  qu'on  l'aggra- 
vât ou  qu'on  l'adoucit!  Si  on  la  changeait  en  quoi  que  ce  fût,  comme 
on  ne  l'aurait  fait  qu'à  l'intention  du  Pape,  il  deviendrait  difficile  de 
soutenir  plus  longtemps^  qu'il  est  inexistant  aux  yeux  de  l'État,  qu'on 
ne  le  connaît  pas  et  qu'on  ne  se  soucie  en  aucune  façon  de  ce  qull 
pense,  de  ce  qu'il  dit  et  de  ce  qu'il  fait.  On  pourrait  ici  se  donner 
quelque  amusement  en  songeant  à  cette  exorbitante  prétention  de  ne 
pas  connaître  le  Pape,  non  plus  que  la  religion  dont  il  est  le  chef. 
Nous  avons  toujours  dit  qu'on  ne  la  soutiendrait  pas  longtemps  : 
avions-nous  tort  ?  Le  Pape  a  parlé,  et  voilà  tout  notre  monde  poli- 
tique en  ébullition  !  n  a  écrit  une  encylique,  et  nos  ministres  n'en 
reviennent  pas!  A  supposer  que  la  loi  de  séparation  puisse  être 
appliquée  malgré  lui,  il  est  clair  et  certain  dès  à  présent  qu'elle  ne  sera 
plus  la  même.  Pour  on  homme  qui  n'existe  pas,  il  faut  convenir  que 
le  Pape  a  en  main  des  moyens  d'action  qui  ne  laissent  pas  de  sur- 
prendre. Le  gouvernement  de  la  République  en  est  tout  troublé.  Il  se 
demande  ce  qu'il  fera,  et  ne  le  sait  pas  encore  :  il  ne  le  saura  peut- 
être  que  lorsque  l'obligation  de  prendre  im  parti  s'imposera  à  lui 
d'une  manière  immédiate  et  pressante.  Et  alors  quel  parti  prendra-t-il? 

Fermera-t-il  les  églises  ?  Sur  ce  point,  M.  Clemenceau  a  une  opinion 
très  ferme,  c'est  qu'à  aucun  prix,  dans  aucun  cas,  on  ne  doit  les  fermer. 
Ce  serait,  (îit-il,  donner  aux  catholiques  l'occasion  de  se  poser  en 
ff  martyrs  I  »  Qu'on  laisse  donc  les  églises  ouvertes  et  que  chacun  y 
entre  et  en  sorte  en  liberté!  Si,  faute  d'associations  cultuelles  pour  les 
recueillir,  la  propriété  en  est  abandonnée  aux  conmiunes,  ce  ne  devra 


Digitized  by 


Googk 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

pas  être  sans  une  prescription  ou  une  réserve  spéciale  quant  à  l'usage 
(jumelles  seront  tenues  d*en  faire.  On  comprend  fort  bien  le  plan  de 
M.  Clemenceau.  Il  résout  la  question  des  églises  comme  il  a  résolu 
celle  des  inventaires,  avec  plus  de  respect  pour  le  sens  commun  que 
pour  la  loi.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  nous  qui  nous  en  plaindrons.  Sa 
seule  crainte  est  que  des  émeutes  ne  se  produisent  autour  des  églises 
qu*on  voudrait  fermer,  que  le  sang  ne  coule,  qu'E  n'y  ait  peut-être 
mort  d'homme,  toutes  choses  qui  sentent  terriblement  la  persécution. 
n  se  contente  donc  de  faire  main  basse  sur  les  biens  de  l'Eglise,  sur 
ceux  qu'on  peut  prendre  et  attribuer  à  des  œuvres  laïques  par  l'accom- 
plissement de  simples  formalités  administratives,  sans  qu'il  y  ait  rien 
d'apparent,  ni  heurt  possible  entre  la  foule  catholique  et  la  troupe.  Le 
plan  est  ingénieux.  On  enlève  200  millions  aux  catholiques  sans  que 
personne  puisse  s'y  opposer  ;  on  leur  laisse,  au  contraire,  les  églises 
ouvertes  parce  que  la  solution  contraire  n'irait  pas  sans  tapage.  Soit; 
mais  tout  cela  es^-il  la  loi  ?  Nous  voilà  ramenés  à  la  même  conclusion, 
à  savoir  que  la  loi  ne  peut,  sans  l'adhésion  du  Pape,  être  exécutée  dans 
l'esprit  où  elle  a  été  faite  et  où  le  gouvernement  s'efforçait  de  la  main- 
tenir. Gomment  le  nier?  Ce  serait  nier  l'évidence. 

Sent-on  aujourd'hui  la  faute  qu'on  a  commise,  et  dans  laquelle  on 
persévère  par  amour-propre,  en  voulant  régler,  résoudre,  trancher  des 
questions  mi-partie  politiques  et  mi-partie  religieuses,  sans  aucune 
entente  avec  Rome  ?  S'il  y  a  des  formalités  pour  le  mariage,  il  y  en  a 
aussi  pour  le  divorce  :  il  y  en  a  pour  toutes  les  situations  où  des  inté- 
rêts communs  sont  liés  ou  déliés.  Nous  ne  parlons  pas  de  la  haute 
hiconvenance  d'une  rupture  unilatérale  qu'on  n'a  même  pas  notifiée 
au  Pape,  et  dont  on  espère  pourtant  qu'il  ne  manquera  pas  de  tenir 
compte  pour  la  plus  grande  tranquillité  de  la  République.  On  a  agi 
ainsi  envers  lui  parce  qu'il  est  matériellement  faible  ;  on  se  serait  bien 
gardé  de  le  faire  s'il  avait  été  fort.  Mais  quoi  !  est-ce  qu'il  existait  ?  Il 
vient  de  révéler  au  gouvernement  son  existence  dans  des  conditions 
qui  ne  lui  permettent  plus  d'en  douter.  Le  gouvernement  compren- 
dra-t-il  cette  leçon?  Comprendra-t-il,  même  s'il  ne  l'avoue  pas  encore, 
l'obligation  pour  lui  de  reprendre  contact  avec  un  pouvoir  spirituel 
qui,  dans  sa  faiblesse  apparente,  continue  de  remuer  tant  de  choses 
à  travers  le  monde  et  dispose  chez  nous  de  la  paix  ou  de  la  guerre  des 
esprits  et  des  consciences?  Si  l'Etat  est  un  fait,  l'Eglise  en  est  un 
antre,  et  le  Pape  lui  aussi  en  est  un  dont  il  n'est  pas  permis  à  des 
hommes  politiques,  qui  se  disent  réalistes  et  positmstes,  de  faire  abs- 
traction dans  leurs  calculs.  U  faut  s'entendre,  même  pour  vivre  dans 


Digitized  by 


Googk 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  séparation.  Et  on  y  arrivera  !  S'il  est  possible  d'admettre  (jn'en  phi- 
losophie transcendante,  du  point  dé  vue  de  Sirius,  «  il  n*y  ait  rien  de 
plus  méprisable  qu'un  fait,  »  en  histoire,  dans  la  réalité  de  la  vie 
quotidienne,  de  celle  des  nations  comme  de  celle  des  individus,  les 
faits  seuls  comptent.  Ils  font  plus  que  compter, ils  s'imposent!  Ils  s'im- 
poseront à  M.  Briand  et  à  M.  Clemenceau,  comme  ils  se  sont  imposés 
à  de  plus  fort9  et  à  de  plus  grands.  Si  ce  n*est  pas  à  eux  qu'ils  s'im- 
poseront, ce  sera  à  leurs  successeurs.  Et  c'est  pourquoi  nous  ne  dou- 
tons poiiit  que,  si  la  République  française  et  le  catholicisme  ne  se 
réconcilient  pas,  —  bien  qu'ils  n'aient  rien  d'incompatible,  —  ils  n'en 
viennent  du  moins  à  im  accord,  qui  se  fera,  si  l'on  veut,  sur  le  pied  de 
la  paix  armée  ou  de  la  défiance  réciproque,  mais  qui  n'en  sera  pas 
moins  \m  accord.  L'histoire  universelle  est  pleine  d'accords  de  ce 
genre  I  II  faudrait,  pour  qu'il  en  fût  autrement,  supposer  chez  nous  la 
destruction  radicale  du  catholicisme,  comme  la  poursuivent  brutale- 
ment certains  sectaires  et  insidieusement  certains  autres.  Mais  le 
gouvernement  ne  prendrait  pas  tant  de  mesures  ni  de  précautions 
s'il  croyait  cette  ruine  imminente:  il  la  laisserait  tout  doucement 
s'accomplir. 

Nous  ne  chercherons  pas  à  prévoir  les  résolutions  finales  du  gou- 
vernement, ni  celles  de  l'épiscopat.Les  événemens  ont  plus  d'une  fois 
déjà  déjoué  nos  prévisions:  le  mieux  est  d'attendre,  sans  renoncer 
à  notre  tour  de  parole,  que  l'épiscopat  et  le  gouvernement  aient 
parlé  les  premiers,  ou  plutôt  qu'Us  aient  agi.  Sans  sortir  de  la  loi  de 
1905,  le  gouvernement  peut  l'appliquer  avec  plus  ou  moins  de  modé- 
ration. On  a  fait  remarquer  que  la  lettre  de  cette  loi  l'oblige  seule- 
ment à  mettre  sous  séquestre  les  biens  ecclésiastiques,  et  nullement 
à  en  faire,  dès  le  li  décembre  prochain,  une  attribution  immédiate  et 
définitive.  La  temporisation  lui  est  encore  plus  facile  pour  les  églises, 
conformétnent  au  sage  désir,  au  conseil  prudent  de  M.  Clemenceau, 
puisqu'il  n'est,  en  somme,  obligé  d'en  faire  l'attribution  à  personne  et 
que,  s'il  la  fait,  il  peut  y  mettre  à  la  fois  du  temps  et  des  conditions. 
Mais  que  décidera-t-il  ?  En  admettant  même  qu'il  n'apporte  aucune 
hâte  à  prendre  \m  parti  lorsque  la  loi  ne  l'y  contraint  pas,  il  est  à 
craindre,  au  contraire,  qu'il  n'use  de  tous  les  moyens  qu'il  trouvera 
dans  l'arsenal  de  nos  codes  pour  empêcher  l'organisation  du  culte 
sous  le  régime  du  «  droit  commun,  »  tel  que  l'Encyclique  parait  le 
croire  possible,  et  là  même  est  le  nœud  de  la  difficulté.  Comment  les 
évéques  de  France  le  dénoueront-ils  ?  Comment  assureront-ils  l'exer- 
<^ice  public  du  culte?  De  quelles  ressources  disposeront-ils  pour  cela? 


Digitized  by 


Googk 


p^ij^nc*'^ 


REVUE.    CHRONIQUE.  239 

A  eux  de  le  dire,  puisque  le  Pape  leur  en  a  laissé  le  soin.  Nous  sou- 
haitons de  tout  notre  cœur  qu'ils  trouvent  la  solution  qu'ils  cherchent, 
et  pourquoi  n*y  réussiraient-ils  pas  ?  S'il  est  vrai  que  TËtat  et  l'Église 
constituent  des  forces  également  indestructibles,  il  faudra  bien  qu'elles 
s'arrangent  pour  vivre  côte  à  côte.  La  seule  chose  qu'elles  ne  puissent 
pas  faire,  c'est  de  s'ignorer  :  elles  ne  le  pourraient  du  moins  que  dans 
un  régime  de  liberté  si  éloigné  de  nos  mœurs  qu'il  reste  chimérique. 
En  pareil  cas,  les  forces  mêmes  de  la  nature  travaillent  à  une  conci- 
liation nécessaire.  Nous  lisions  dernièrement  ces  lignes  d'un  vieil  au- 
teur ;  elles  sont  datées  du  temps  des  troubles  de  la  Ligue  :  <(  La  société 
des  hommes  se  tient  et  se  coud,  à  quelque  prix  que  ce  soit  ;  en  quelque 
assiette  qu'on  les  couche,  ils  s'empilent  et  se  rangent,  en  se  remuant 
et  s'entassant,  conmie  des  corps  mal  unis,  qu'on  emporte  sans  ordrp 
trouvent  eux-mêmes  la  façon  de  se  joindre,  et  de  se  placer  les  unw 
parmi  les  autres,  souvent  mieux  que  l'art  ne  les  e4t  su  disposer.  » 
Cette  observation  part  d'une  sagesse  tout  humaine,  un  peu  méprisante 
et  trop  optimiste  peut-être  :  elle  nous  aide  pourtant  à  espérer. 

n  est  une  sagesse  plus  haute  sur  laquelle  nous  voulons  aussi  fonder 
notre  espérance.  Les  uns  attaquent  l'Encyclique  du  Samt-Père,  les 
autres  la  défendent  :  nous  la  prenons,  elle  aussi,  comme  un  fait  qui 
oblige  les  catholiques  et  avec  lequel  tout  le  monde  est  obligé  de 
compter  dorénavant.  Elle  est  ce  qu'elle  est,  une  loi  impérative  pour 
ceux  à  qui  elle  s'adresse,  pour  les  autres  un  acte  politique  d'une 
exceptionnelle  gravité.  La  soumission  qui  lui  est  due  et  qu'elle  ren- 
contre partout  ne  pourrait  que  fortifier  son  auteur  dans  le  sentiment 
de  sa  responsabilité,  si  un  pontife  tel  que  Pie  X  ne  la  sentait  pas  déjà 
tout  entière.  Dans  le  conflit  dont  nous  cherchons  l'apaisement,  les 
fautes  initiales,  les  fautes  lourdes  et  impardonnables,  ont  été  jus- 
qu'ici du  côté  du  gouvernement  de  la  République.  Si  nous  avions 
un  VŒU  à  exprimer,  ce  serait  qu'on  se  montrât  aussi  sage  et  conciliant 
à  Rome  qu'on  l'a  été  peu  à  Paris,  du  moins  au  début,  et  qu'on  profitât 
aujourd'hui  des  dispositions  adoucies  de  gouvernement.  Alors  le  monde 
entier  établirait  un  parallèle  dont  le  pouvoir  pontifical  n'aurait 
qu'à  bénéficier.  Est-ce  là  encore  une  simple  espérance,  une  illusion 
peut-être?  11  y  a  dans  l'institution  religieuse  comme  dans  l'insti- 
tution sociale  une  puissance  de  renouvellement  et  de  vie  que  ceux- 
là  seuls  méconnaissent  dont  le  regard  myope  ne  s'est  jamais  étendu 
au  delà  des  frontières  de  leur  temps.  Nos  pères  ont  connu  de 
plus  mauvais  jours  que  nous.  La  guerre  que  se  font  depuis  tant  d'an- 
nées, avec  de  courts  intervalles  de  paix,  l'Ëtat  etl'Ëglise  ne  se  termi- 


Digitized  by 


Googk 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nera  ni  par  rextermination  de  celle-ci,  ni  par  l'anéantissement  de 
celui-là.  Et  assurément,  comme  nous  sommes  des  êtres  bornés  qui 
durons  moins  que  nos  institutions,  nous  ne  serions  pas  fâchés  de 
vivre  dans  les  intervalles  de  paixl  Nous  aimerions  aussi  que  notre  ave- 
nir, Tavenir  des  nôtres,  celui  de  la  patrie,  s*éclairàt  à  nos  yeux  d*une 
lumière  précise  et  certaine.  Mais  si  la  Providence  ne  Ta  pas  permis,  ce 
n'est  pas  un  motif  de  se  décourager.  L'Ëglise  invoque  pour  elle  les 
promesses  d'éternité  qu'elle  tient  de  son  fondateur  :  quand  même  elle 
ne  les  aurait  pas  et  en  restant  placés  au  point  de  vue  humain,  nos 
raisons  de  croire  à  la  perpétuité  de  ce  qu'elle  représente  se  tireraient 
encore  des  leçons  de  Thistoire,  du  besoin  que  nous  avons  de  l'idée 
religieuse  pour  vivre  et  de  notre  confiance  dans  l'avenir  de  l'humanité. 

Nous  ne  voulons  pas  abandonner  la  plume  sans  exprimer  toute 
l'indignation  que  nous  cause  Teffroyable  tentative  d'assassinat  dont 
M.  Stoïypiae  a  failli  être  victime,  et  qui  en  a  fait  on  si  grand  nombre 
autour  de  lui,  jusque  parmi  les  êtres  qui  lui  étaient  le  plus  chers.  Il 
n'y  a  pas  d'excuses  pour  un  tel  crime  :  rien  ne  saurait  en  atténuer 
l'horreur.  On  est  surpris  que  les  nihilistes  et  les  révolutionnaires 
russes  puissent  encore,  après  tant  d'expériences  qui  en  ont  démontré 
l'inefficacité,  croire  que  d'aussi  odieux  moyens  puissent  servir  leur 
cause.  Mais  quand  bien  même  ils  la  serviraient  autant  qu'ils  la  com- 
promettent, il  faudrait  encore  les  condamner  et  flétrir  ceux  qui  y  ont 
recours.  Cette  <c  pitié  humaine  »  dont  un  écrivain  russe  a  voulu  faire 
une  religion  nouvelle,  et  qui  est  d'aUleurs  vieille  comme  le  monde,  se 
soulève  avec  un  mélange  de  réprobation  et  de  douleur  en  présence 
de  tant  de  barbarie.  11  est  à  craindre  que  le  procès  de  la  liberté, 
loin  d'en  être  hâté  en  Russie,  n'en  soit  retardé,  peut-être  pour  long- 
temps ;  et,  s'il  en  était  ainsi,  ce  que  nous  sommes  bien  loin  de  sou- 
haiter, le  gouvernement  impérial  ne  serait  pas  sans  excuses.  M.  Sto- 
lypine  a  pu  commettre  des  fautes,  mais  c'est  un  homme  de  bonne 
volonté.  Il  avait  déjà  l'estime,  il  a  maintenant  la  sympathie  émue 
et  profonde  de  l'univers  civilisé.  C'est  tout  le  résultat  qu'ont  atteint 
les  auteurs  de  ce  monstrueux  attentat. 

FRANaS  CUARMES. 

Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetière. 


DigitizefI  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH 


QUATBIÂMB  PARTIB(l) 


IX 


«  Ma  chère  Gorta, 


«  Je  n  ai  malheureusemenl  pas  de  raison  pour  vous  écrira 
plus  gaiement  que  la  dernière  fois.  Les  choses  demeurent  dans 
le  même  état.  Mon  mari  habite  toujours  la  prison  de  Rothberg  : 
dix  jours,  au  secret,  pendant  lesquels  je  n'ai  pu  communiquer 
avec  lui.  Comme  vous  Tavez  lu  sans  doute  dans  les  journaux,  il 
a  refusé  de  désigner  un  avocat.  Aux  mterrogations  du  juge,  il 
répond  que,  s'il  plaît  aux  autorités  rolhbergeoises  de  jouer  une 
comédie,  il  lui  déplaît,  à  lui,  d'y  tenir  un  rôle. 

«  Vous  n'ignorez  pas,  excellente  amie,  que  la  force  d'âme 
du  docteur  est  invincible.  Môme  pour  les  plus  petites  choses 
domestiques,  j'ai  éprouvé  qu'on  ne  saurait  faire  changer  son 
parti,  une  fois  pris.  (Ainsi  jamais  je  n'ai  obtenu  qu'il  renonce  à 
manger  des  fraises  au  mois  de  juillet,  bien  qu'elles  provoquent 
chez  lui  de  l'urticaire.)  Eitel  n'aura  qu'un  avocat  d'office,  et 
encore  cet  avocat  ne  tirera  pas  de  lui  une  parole.  Toute  licence 
est  donc  laissée  à  nos  ennemis  pour  nous  accabler.  Vous  devi- 
nez mon  anxiété.  Moins  vaillante  et  plus  sensible  qu'Eitel, 
l'issue  de  cette  affaire  m'épouvante. 

«  J'ai  vu  le  juge  d'instruction  ;  j'ai  vu  le  ministre  de  la  po- 

(1)  Voyez  la  Revue  des  !•'  et  15  août  et  du  1"  septembre. 

TOME  XXXV.  —  d906.  10 


Digitized  by 


Googk 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lice  ;  ils  m'ont  accueillie  avec  de  tels  airs  de  mystère,  ils  m'ont 
parlé  avec  de  telles  réticences,  en  levant  les  yeux  au  ciel,  en  in- 
voquant les  droits  de  la  société  menacée,  que  j'ai  dû  battre  en 
retraite  sans  obtejair  d'eux  la  moindre  réponse  à  cette  question 
que  je  leur  posais  :  «  Comment  admettre  que  mon  mari,  dont 
toute  la  vie  est  un  hymne  à  la  Raison,  à  la  Justice,  à  la  Bonté, 
ait  commis  un  acte  absurde,  inique,  cruel?...  »  Ils  hochaient  la 
tête;  ils  parlaient  de  péril  social  :  rien  de  précis.  Dans  Iês 
vagues  commentaires  du  ministre,  j'ai  cru  cependant  com- 
prendre qu'ils  considéraient  le  docteur  comme  un  exalté.  Ils 
traitent  de  chimères  lunatiques  les  conséquences  morales  et 
quasi  religieuses  qu'il  a  tirées  de  la  doctrine  moniste  !  Nos  chères 
après-midi  d'Iéna,  toutes  consacrées  à  célébrer  les  mystères,  les 
beautés  de  la  nature,  ils  veulent  les  travestir  en  je  ne  sais 
quelles  séances  de  spiritisme  ou  d'£marchisme  !  Gela  vous  prête- 
rait à  rire,  n'est-il  pas  vrai?  ainsi  qu'à  Franz,  à  Michel,  à  Albert 
et  à  tous  nos  amis,  si  les  temps  n'étaient  beaucoup  trop  tristes 
pour  rire... 

«  Moi,  non  seulement  je  ne  ris  pas, mais  j'ai  bien  delà  peine 
à  m'empêcher  de  pleurer.  Je  pense  que  mon  Eitel  est  seul,  dans 
une  immense  chambre  aux  murs  de  pierre,  probablement  hu- 
mides. Il  a  beau  m'écrire  qu'il  se  trouve  fort  bien,  dans  des 
conditions  spécialement  favorables  au  travail  et  à  la  méditation, 
je  sais  qu'il  écrit  cela  pour  me  tranquilliser.  Son  lit  peut-îl  être 
fait  comme  il  en  a  coutume?  Hélas  I  personne  n'est  là  pour  veil- 
ler à  ce  qu'il  ne  se  découvre  pas  les  jambes  la  nuit  :  cela  lui 
arrive  souvent,  car  il  est  très  remuant,  même  quand  il  dort.  Et 
ses  repas  !  lui  qui  oublie  de  se  servir,  ou  qui  se  sert  d'un  plat 
jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  vidé,  en  rêvant  aux  graves  énigmes  cos- 
miques qui  sans  cesse  occupent  son  esprit  !  La  seule  pensée  des 
souffrances  qu'il  endure  ainsi  m'ôte,  à  moi-rflême,  tout  sommeil 
et  tout  appétit.  Si  les  méchans  qui  l'ont  enfermé,  au  mépris  de 
toute  justice,  finissent  par  le  terrasser,  ah!  chère  Gerta,  ce 
n'est  paalui   seul  qu'ils  auront  abattu! 

w  Mais  à  quoi  bon  récriminer?  Il  faut  agir.  Votre  action  à 
léna  a  été  des  plus  efficaces,  puisqu'elle  a  provoqué  les  protes- 
tations signées  du  corps  entier  des  professeurs,  et  la  lettre  du 
doyen  au  chancelier  de  Tempire.  Une  autre  liste  circule  en  ce 
moment  à  Munich  sous  les  auspices  du  professeur  Max  Bischer, 
le  savant  physicien,  à  qui  j'avais  écrit  en  même  temps  qu'à 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADABfE  MOLOCH.  243 

VOUS.  J'y  relère  avec  plaisir  le  nom  de  Benedikt  Kohler;  c'est, 
vous  le  savez,  l'adversaire  Je  plus  acharné  des  idées  philoso- 
phiques de  mon  mari,  et  ils  se  sont  l'un  et  l'autre  durement 
traités.  Mais  tout  le  corps  enseignant  s'est  senti  lésé  dans  la 
personno  du  plus  illustre 'de  ses  membres. 

«  Vous  me  demandez,  chère  Gerta,  quel  est  ici  même  1  état 
de  l'opinion  au  sujet  de  cette  affaire.  Apprenez  d'abord  dans  quel 
milieu  politique  nous  vivons.  La  petite  principauté  comprend 
environ  six  mille  habitans,  dont  dix-huit  cents  à  Rothberg,  trois 
mille  à  Litzendorf,  localité  voisine,  où  se  trouvent  des  usines  de 
céramique.  Les  douze  cents  autres  sont  dispersés  dans  les  ha- 
meaux  de  la  montagne.  Rothberg,  où  est  le  château  av^c  la  pri- 
son, et  qui,  en  somme,  ne  vit  que  de  la  Cour  et  des  étrangers^ 
est  naturellement  très  courtisan.  Litzendorf,  centre  ouvrier,  est 
libéral.  Dès  le  lendemain  de  l'attentat,  les  social-démocrates  de 
Litzendorf  se  réunissaient  et  envoyaient  une  délégation  au  prince 
pour  demander  l'élargissement  du  docteur,  arrêté  sans  preuves... 
A  Rothberg,  au  contraire,  on  hurlait  des  cris  de  mort  contre 
Eitel  et  même  contre  moi  :  le  propriétaire  du  Luftkurort  me 
chassait  de  sa  villa  et  je  ne  trouvais  d'asile  que  chez  le  savetier 
Finck,  à  Rothberg-Dorf  :  brave  homme,  très  démocrate,  fils  de 
l'ouvrier  qui  succéda,  dans  la  même  maison,  au  père  de  mon 
Eitel. 

«  Aujourd'hui,  grâce  à  l'émotion  du  monde  savant,  aux  ar- 
ticles de  la  presse  libérale,  et  surtout,  je  crois,  à  la  nouvelle  que 
le  gouvernement  de  Tempire,  sous  prétexte  de  renforcer  ici  le 
parti  de  l'ordre,  prétendrait  profiter  de  l'incident  pour  éloigner 
la  garnison  indigène  et  la  remplacer  par  un  régiment  prussien, 
un  revirement  est  manifeste,  môme  à  Rothberg.  Aucune  parole, 
aucun  signe  injurieux  contre  moi,  ni  dans  le  Luftkurort  ni  dans 
le  village.  Je  crois  n'avoir  plus  d'ennemi  irréductible  que  Herr 
Grana  iïui  fut  mon  hôte...  Et  combien,  en  somme,  je  lui  sais 
gre  cte  «a  goujaterie,  et  qu'il  m'ait,  en  m'expulsant,  donné 
Toccasion  de  vivre  aans  la  maison  où  le  docteur  fut  petit  enfant! 
«  Car  c'est  pour  moi  une  consolation,  dans  ma  misère  pré- 
sente, que  de  m'imaginer  le  développement  de  cette  admirable 
intelligence,  de  cette  vive  sensibilité,  devant  les  mômes  images 
que  voient  mes  propres  yeux.  Et  vous  aussi,  j'en  suis  sûre, 
quand  vous  allez  venir  ici  en  délégation  des  étudians  d'Iéna  avec 
FranK,  Albert  et  Michel,  vous  aurez  le  cœur  plein  d'émoi  à 


Digitized  by 


Googk 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pénétrer  dans  cette  demeure  où  s'est  allumé,  où  a  jeté  ses  pre- 
miers feux  lastre  intellectuel  que  nous  vénérons. 

«  Voilà,  chère  bonne  Gerta,  Tétat  des  choses.  Il  n'est  pas 
briMiint,  vous  le  voyez  :  mais  le  vaste  mouvement  de  réproba- 
ti<m  que  le  monde  universitaire  et  savant  de  toute  rAUemagne 
dnssinc  en  notre  faveur  me  réconforte.  Pour  moi,  je  ne  me 
lîi«?scrni  ni  de  protester,  ni  de  parler,  ni  d'agir.  Ma  faible  voix 
no  se  taira  pas  :  ma  faible  main  ne  cessera  pas  d'écrire.  Au- 
jourd'hui môme,  j'espère  arracher  au  prince  la  levée  du  secret  : 
un  de  nos  amis,  un  jeune  Français  fort  distingué,  qui  tient  ici 
remploi  do  précepteur  du  prince  héritier,  a  demandé  cette 
faveur  par  lentremise  de  la  princesse;  il  a  bon  espoir  de  l'ob- 
tenir. Il  soupe  ce  soir  au  château  :  puissc-t-il  en  rapporter  lo 
faveur  promise! 

«  Chère  Gerta,  mon  vœu  est  que  vous  et  nos  amis  veniez 
bientôt  m'encourager  et  m'aider  ici  dans  ma  tache.  Ne  tardez 
pas  !  A  nous  cinq,  nous  serons  une  vraie  petite  armée  et  nous 
entraînerons  la  foule.  Je  serre  les  mains  d'Albert,  de  Franz  et 
de  Michel.  J'envoie  un  souvenir  affectueux  et  un  vif  remercie- 
ment aux  professeurs,  aux  étudians,  qui  prennent  part  à  l'agita- 
tion en  faveur  de  mon  mari.  Vous,  chère  Gerta,  je  vous  om- 
brasse ainsi  que  Texcellente  Frau  Rippert,  votre  hôtesse. 

«  Cécile  Zimmermann.  » 

Le  jour  où  fut  écrite  cette  lettre  (publiée  plus  tard  dans  un 
journal  libéral,  où  son  allure  à  la  fois  tendre  et  digne  fut  admi- 
rée), nous  devions,  en  eflet,  Gritte  et  moi,  souper  au  château. 
Selon  notre  habitude,  nous  fîmes  ensemble,  l'après-midi,  une 
promenade  à  pied  dans  la  montagne.  Nous  marchions  côte  à 
côte,  souvent  silencieux,  essayant  pourtant  par  quelques  paroles 
de  nous  cacher  lun  à  l'autre  nos  préoccupations.  Le  temps  était 
chaud,  bien  que  couvert.  Comme  nous  regagnions,  au  soir  qui 
tombait,  le  Luftkurort,  Gritte  me  dit  : 

—  Ne  trouves-tu  pas,  Loup,  que  Rothberg  n'est  plus  le  même 
depuis  qu'on  a  arrêté  M.  Moloch?.Il  ne  faisait  pas  beaucoup  de 
bruit:  on  ne  le  voyait  guère;  et  pourtant  tout  est  devenu  triste 
ici,  à  partir  du  Sedanstag,  tout  :  même  le  temps. 

<'  Gritte  a  raison,  pensai -je.  C'est  par  un  ingénieux  contresens* 
qu'on  a  fait  dire  au  poète  latin  :  «  Les  choses  ont  des  larmes,  » 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET   MADAME   MOLOCH.  245 

Mais  elles  ont  assurément  leur  tristesse  ou  leur  gaieté,  suivant 
les  heures.  Et  tel  autre  poète  psychologue  a  fort  bien  exprimé 
que  cette  tristesse  ou  cette  gaieté  des  choses,  c'est  tout  simple- 
ment, reflétés  sur  elles,  le  gris  ou  le  rose  de  notre  cœur...  Un 
vieux  petit  savant,  assez  comique,  a  été  arraché  à  son  labora- 
toire et  jeté  dans  la  prison  du  château.  Mince  événement!  mais 
Tiniquité  soupçonnée  accable  tout  de  même  la  conscience  de 
tous.  Autour  d'un  cristal  jeté  dans  l'eau  saturée  de  sel  les  autres 
cristaux  soudain  se  forment  et  se  groupent  ;  ainsi  les  tristesses, 
vaguement  dissoutes,  parmi  nos  pensées,  se  concrètent  et  se 
soudent  en  cristal  mélancolique  dans  nos  âmes,  autour  de  cette 
tristesse  initiale.  Oui,  Rothberg  a  changé  depuis  que  Moloch  est 
en  prison.  Les  pangermanistes  ont  le  verbe  moins  haut.  Les  so- 
cialistes font,  une  assommante  figure  de  martyrs.  Le  prince  est 
nerveux  :  car  le  matou  Empire,  las  de  jouer  avec  la  souris 
Rothberg,  veut  cette  fois  la  dévorer  pour  de  bon  :  plus  de  timbre 
spécial,  et  la  garnison  prussienne  !  Le  major  est  remis  des  suites 
de  l'explosion,  mais  il  est  plus  irascible,  plus  déplaisant  que 
jamais.  Mon  élève  est  redevenu  sombre  et  sournois;  je  sens  qu'il 
me  cache  quelque  chose  et  ne  puis  deviner  quoi...  Gritte  est 
évidemment  moins  camarade  avec  lui,  sans  m  avouer  le  motif  de 
cette  froideur.  Vis-à-vis  de  moi-même  je  la  sens  inquiète  et  je 
sais  bien  ce  qui  l'inquiète.  Quant  à  Else... 

«  Ah  !  Else  seule  ne  subit  pas  la  tristesse  des  choses,  depuis 
l'incarcération  de  Moloch.  Elle  ne  pense  guère  à  Moloch.  Elle 
vit  dans  son  rêve.  Et  ce  rêve,  c'est  la  fuite  à  travers  le  monde 
de  la  princesse  et  du  précepteur... 

«  Hélas  !  me  voilà  donc  à  ce  point  de  la  liaison  où  la  femme 
maîtrise  l'homme,  et  où  l'homme,  ton  gré  mal  gré,  obéit.  Toute 
ma  raison  proteste  contre  la  sottise  que  je  vais  faire,  et  cepen- 
dant je  ferai  cette  sottise  :  j'enlèverai  la  princesse.  Je  possé- 
derai une  femme  dont  l'amitié  amoureuse  me  suffisait  et  vers 
laquelle  ne  m'entraîne  pas  le  désir  éperdu  qui  rend  acceptables 
toutes  les  contrariétés...  » 

Comme  je  méditais  ainsi,  Gritto,  qui  me  regardait,  me  dit 
(nous  arrivions  au  seuil  de  notre  villa)  : 

—  Loup,  tu  penses  des  choses  qui  t'ennuient  et  que  tu  ne 
peux  pas  me  raconter. 

—  Laisse-moi  penser  comme  il  me  plaît,  répliquai-je,  agacé 
de  sa  perspicacité. 


Digitized  by 


Googk 


246  nKvuE  DES  deux  mondes. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  fit-clle.  Je  ne  croyais  pas  être  indis- 
crète. 

Elle  me  bouda  jusqu'à  l'heure  du  souper.  Mais,  vers  sept 
heures  et  demie,  vêtue  de  la  robe  en  mousseline  brodée  qui 
naguère,  comme  elle  le  disait  dans  sa  langue  expressive  et  ra- 
massée, avait  fait  l'ambassade  d'Autwche-Hongrîe,  elle  pénétra 
dans  ma  chambre  d'un  air  pincé,  démenti  par  le  contentement 
de  son  regard  : 

—  Excuse-moi  si  je  t'importune...  Je  n'ai  pas  de  femme  de 
chambre  pour  me  dire  comment  je  suis  arrangée. 

Je  la  regardai  :  modestement  décolletée,  ses  bras  tout  juste 
formés,  ses  épaules  où  s'effaçaient  les  lignes  ingrates  de  Ten- 
fance,  sa  taille  de  fillette-femme,  je  ne  sais  quoi  de  fleur  encore 
bouton  qu'évoquait  toute  sa  personne,  composaient  un  ensemble 
délicieux.  «  Ah!  que  la  jeunesse  est  divine,  pensai-je.  Il  y  a 
par  le  monde  un  homme  heureux,  un  homme  que  j'ignore.  Il 
viendra  prendre  cette  fleur,  la  respirera,  l'emportera...  Nul 
n'aura  eu  son  parfum  plus  jeune,  sa  parure  plus  fraîche...  Voilà 
le  bonheur  qui  vaut  une  vie  :  un  tel  bonheur,  je  ne  l'aurai  pas 
connu.  Jamais  nulle  jeune  fille  ne  s'épanouira  dans  mes  bras. 
La  fleur  que  je  respirerai  tout  le  long  de  ma  vie  est  déjà  plus 
qu'à  demi  fanée...  » 

—  Eh  bien?  me  dit  Gritte  sans  impatience,  tournant  lente- 
ment sur  elle-même  et  faisant  valoir  sa  taille  roulante,  sa  nuque 
mince  où  foisonnaient  des  cheveux  moins  beaux  que  ceux  de  la 
princesse,  mais  qui,  tout  de  même,  avaient  vingt-cinq  ans  de 
moins  —  et  cela  se  voyait. 

Je  me  levai,  je  lui  pris  la  taille  légèrement  par  derrière, 
dans  mes  bras  tendus,  et  je  baisai  les  jeunes  cheveux  fous 
échappés  du  chignon. 

—  Tu  as  quinze  ans,  mon  amour  de  sœur,  lui  dis-je...  Com- 
ment peux-tu  penser  que  tu  ne  seras  pas  la  vraie  petite  souve- 
raine, ce  soir? 

Elle  devint  toute  rose  de  plaisir,  et,  se  haussant  jusqu'à  mon 
oreille,  elle  me  dit  : 

—  Toi  aussi,  tu  es  beau,  avec  ta  chemise  à  jabot,  ton 
habit  à  boutons  d'argent  et  ta  culotte  de  satin  noir.  Vois-tu  *• 
nous  ne  sommes  que  des  bourgeois,  mais  nous  savons  mieux 
nous  arranger  que  toutes  ces  marionnettes,    fussent-elles   de 

.cour... 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET   MADAME   MOLOCH.  247 

Grilte  m'avoua  cependant,  une  demi-heure  après,  que  la 
scène  où  jouaient  ces  marionnettes  princières  ne  manquait  pas 
de  grandeur.  La  salle  des  Gardes,  la  salle  des  États,  la  salle  des 
Chevaux,  la  salle  des  Portraits,  toute  cette  enfilade  de  vastes 
pièces  de  parade  aux  rares  meubles  lourds,  espacés  le  long-  des 
murailles  que  décoraient  des  tableaux  médiocres,  mais  authen- 
tiques ;  l'attitude  déférente  des  valets,  presque  tous  gens  d'âge 
et  d'importance,  l'impressionnèrent.  C'est  que  les  déclamations 
sur  l'égalité  n'empêcheront  jamais  Thistoire  d'être  une  chose 
réelle:  et  certaines  demeures,  certaines  familles  nous  appa- 
raissent toutes  chargées  d'histoire.  Vainement  un  banquier 
enrichi,  un  milliardaire  d'Amérique  déploiera  tout  son  luxe  :  il 
ne  pourra  pas  faire  que  les  choses  somptueuses,  autour  de  lui, 
soient  le  vrai  prolongement  de  sa  personne  ;  elles  lui  seront  seu- 
lement juxtaposées.  Tandis  que  dans  la  demeure  ancienpe  qu'habite 
depuis  toujours  une  famille  illustre,  la  personnalité  des  habitans, 
fussent-ils  médiocres,  se  prolonge,  s'accroît  de  tout  le  passé 
dont  ils  sont  le  présent.  Et  quiconque  n'aperçoit  pas  cela  est 
dépourvu  de  sensibilité  historique  ou  aveuglé  par  une  bien  sotte 
vanité  bourgeoise. 

C'est  dans  le  salon  Empire  de  la  princesse  qu'on  attendait, 
debout,  l'annonce  du  souper.  La  princesse  avait  tout  de  suite 
pris  ma  petite  sœur  par  la  main  et  l'avait  présentée,  d'abord,  k 
M"*'  de  Drontheim,  la  femme  du  ministre  de  la  police,  lourde 
dame  à  menton  élargi,  à  ventre  proéminent,  à  corsage  débordant 
sur  lequel  reposait  comme  sur  un  coussin  mou  un  collier  de 
perles  énormes  ;  à  la  jolie  brune,  mince  et  garçonnière  sœur  du 
môme  ministre,  nommée  Friederika,  ou  plus  familièrement 
Prika;  puis  à  M"*  de  Bohlberg  dont  le  décoUetage,  pourtant 
sévère,  semblait  indécent,  tant  ce  qu'il  montrait  était  notoirement 
fait  pour  rester  caché. 

Le  prince,  au  moment  où  je  le  saluai,  causait  dans  une  em- 
brasure avec  le  ministre  et  le  major.  L'air  de  leurs  visages,  môme 
si  je  n'avais  pas  surpris  à  distance  les  mots  «  chancelier  »  — ^ 
«  garnison  »  —  «  socialisme  »,  m'eût  averti  qu'ils  conversaient 
de  la  politique  rothbergeoise.  Désireux  de  ne  les  point  troubler, 
je  rejoignis  mon  élève.  Max,  m'ayant  serré  la  main,  se  hâta 
d'aller  présenter  ses  hommages  à  son  amie  Gritte.  Le  Hof- 
Intendant,  baron  Lipawski,  tout  son  visage  de  prélat  gras- 
souillet plissé  d'une  gaité  contenue,  me  dit  à  mi-voix: 


Digitized  by 


Googk 


248  REVUE  DRS  DEUX  MONDES. 

—  Cher  docteur,  nous  avons  bouleversé  ce  soir,  pour  vous, 
l'étiquette.  Vous  êtes  à  la  gauche  de  la  princesse,  à  titre  d'étran- 
ger; c'est  un  liommage  rendu  à  votre  belle  patrie.  Nous  deve- 
nons très  francophiles,  en  Rothberg... 

lit  m'entraînant  à  l'écart  sous  prétexte  de  regarder  la  signa- 
ture d'une  énorme  bataille  de  Leipzig  qui  noircissait  et  enfumait 
tout  un  panneau  : 

—  Avez- vous  observé  le  désarroi  de  nos  grands  diplomates  ?. . . 
Il  est  arrivé  ce  soir  une  dépêche  chiffrée  de  la  chancellerie,  et 
j'ai  compris  qu'elle  avise  nos  gouvernans  qu'ils  aient  à  pourvoir, 
partie  à  Litzendorf,  partie  à  Rothberg,  au  logement  permanent 
^'un  régiment  de  fantassins  prussiens  ;  quant  à  notre  garnison 
indigène,  on  l'expédie  en  Alsace-Lorraine.  Le  comte  do  Mar- 
bach  est  atterré.  Le  ministre  a  passé  sa  journée  à  essayer  de 
deviner  ce  qu'eût  fait  Talleyrand  en  pareil  cas.  Quant  au  prince, 
à  force  de  rancune  anti-prussienne,  il  se  sent,  je  crois,  devenir 
socialiste.  Et  je  m'étonne  que  le  fringant  Zimmermann  n'ait  pas 
quitté  sa  paille  humide  pour  venir  souper  avec  nous...  Mais 
hâtez-vous  d'aller  offrir  votre  bras  à  la  Frau-Polizei-Minister.  Et 
si  vous  lui  dites  des  polissonneries  à  la  française,  criez  un  peu, 
car  la  bonne  dame  est  dure  d'oreille. 

On  ouvrait  à  deux  battans  les  portes  du  salon,  et  un  vieillard 
à  mine  d'ambassadeur  annonçait,  de  tous  les  restes  de  sa  voix 
déférente,  que  Leurs  Altesses  Sérénissimes  étaient  servies. 

Sous  l'œil  des  dames  à  longs  corsages  et  à  paniers,  des  per- 
sonnages antiques  à  perruque,  —  devant  les  chevaux  dessinés 
el  peints  paf  le  prince  Conrad  (l'ami  de  Guillaume  I"),  nous 
traversâmes  en  file  solennelle  les  trois  salons  pour  atteindre  la 
salle  à  manger,  vaste  pièce  oblongue  exclusivement  décorée  par 
les  bois  des  cerfs  qu'ont  occis  plusieurs  générations  de  princes  de 
Rothberg.  Marbach  fit  une  grimace  en  constatant  qu  on  m'avait 
placé  à  gauche  de  la  princesse.  Le  ministre  siégeait  à  droite;  on 
donna  au  major,  comme  compensation,  la  gauche  de  Frika,  la 
tivorite.  A  ma  gauche  était  le  comte  Lipawski.  La  descendante 
d'Oltomar  le  Grand  siégeait  à  droite  du  ministre,  qui,  lui-môme, 
occupait  la  droite  du  prince.  Gritte  était  placée  entre  le  major 
et  le  prince  Max. 

Le  commencement  du  repas  fut  assez  morne.  Les  maîtres 
d'hôtel  servaient  silencieusement.  La  table,  rayonnante  de  vais- 
selle plate  et  de  cristaux  sous  le  ruissellement  électrique  des 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR    ET  MADAME    MOLOCH.  349 

lustres,  semblait  toute  petite  dans  l'immensité  de  la  salle  aux 
cornes  de  cerfs,  et  cela  seul  disait  que  nous  n'étions  plus  un 
tableau  fait  pour  ce  cadre.  Tandis  que  le  ministre  expliquait  à  la 
princesse  Else  le  fonctionnement  du  tribunal  criminel  à  Litzen- 
dorf,  à  propos  du  jugement  prochain  du  pauvre  Moloch,  l'inten- 
dant me  parlait  de  sa  voix  blanche,  inintelligible  pour  qui  n'était 
pas  assis  juste  à  côté  de  lui. 

—  Aimez- vous  le  mode  ornemental  de  cette  salle?  me  disait-il. 
Moi,  si  je  n'étais  un  vieux  garçon,  elle  m'épouvanterait.  Elle  me 
rappelle  un  vers  de  Scaliger  sur  les  maris  : 

Heu!  crescunt  miseris  cornua  quanta  domi! 

Mais  les  Rothberg-Steinach  ont  toujours  goûté  les  cornes 
comme  motif  de  décoration  Ils  étaient  tous  chasseurs...  et  ce 
qui  s'ensuit.  On  dirait  faite  pour  eux  la  ballade  de  votre  poète 
national  sur  la  chasse  au  cerf: 

Or,  tandis  que  le  sang  ruisselle, 

Celle 
Qu'épousa  le  prince  Alexis 

Six, 
Sur  le  frDut  ridé  du  Burgrave, 

Grave, 
Pauvre  cerf!  des  rameaux  aussi... 

—  Monsieur  l'intendant,  votre  érudition  stupéfie  mon  igno- 
rance, répliquai-je,  évitant  de  donner  un  avis  touchant  res  més- 
aventures conjugales  des  Rothberg-Steinach. 

L'intendant  était  en  cÉFet  cultivé,  mais  peu  discret;  il  ne 
m'épargnait  guère  ses  allusions  à  la  bienveillance  de  ma  souve- 
raine. Juste  à  ce  moment,  je  sentis  un  pied  déchaussé,  un  pied 
d'une  honnête  grandeur,  s'appuyer  sur  mon  cou-de-pied  décou- 
vert par  l'escarpin  à  boucle  d'argent...  Ma  souveraine  s'offrait 
une  distraction  aux  confidences  du  ministre  sur  le  tribunal  de 
Litzendorf.  Je  m'efforçai  de  faire  bonne  contenance,  mais,  juste 
à  ce  moment,  mes  yeux  rencontrèrent  les  yeux  clairs  de  Gritte 
qui  cherchaient  les  miens.  Et  je  rougis,  comme  si  les  prunelles 
pures  de  cette  enfant  eussent  pu  voir  au  travers  de  la  table. 

—  ...  Un  régiment  de  fantassins  prussiens  à  Rothberg  !  s'écria 
le  prince;  plus  de  Prussiens  ici  que  de  Rothbergeois...  J'irai 
plutôt  à  Berlin  voir  moi-même  l'Empereur. 

—  On  pourrait,  dit  le  major  qui  essuyait  sa  moustache,  les  lais- 


Digitized  by 


Googk 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ser  exclusivement  hors  de  la  ville,  entre  Litzendorf  et  le  château. 

—  Je  n'en  veux  pas  !  s'écria  le  prince.  Je  ne  veux  pas  ici  d'un 
chef  militaire  qui  aura  plus  d'autorité  que  moi,  car  il  disposera 
de  plus  de  force.  Ah!  que  je  voudrais  connaître  l'ennemi  de  ma 
maison  qui  a  jamais  représenté  au  chancelier  ce  ridicule  inci- 
dent Zimmermann  comme  une  importante  manifestation  anar- 
chiste, compromettant  la  sécurité  de  la  principauté  et  exigeant 
une  répression  ! 

Le  comte  Lipawski  profita  de  ce  que  le  maître  d'hôtel  nous 
versait  le  Steinberger  pour  se  pencher  vers  moi  et  me  dire  : 

—  Notre  cher  souverain  oublie  qu'il  a  lui-môme,  dans  un 
télégramme  d'ailleurs  magnifique,  interprété  de  celte  manière 
l'incident  du  Sedanstag. 

Comme  je  n'acquiesçais  point,  il  changea  de  sujet. 

—  Au  fait,  croyez-vous  le  docteur  Zimmermann  coupable? 

—  Pas  un  instant,  répliquai-je,  essayant  discrètement  de 
soustraire  mon  pied  au  pied  de  la  princesse. 

—  Eh  bien!  moi  non  plus...  Tout  cela,  voyez-vous,  à  mon 
avis,  c'est,  comme  vous  dites  en  France,  une  affaire  de  femmes. 
Le  major  n'est  pas  seulement  un  hobereau  insolent,  il  est,  comme 
tout  bon  hobereau  de  Brandebourg,  un  audacieux  trousseur  de 
cotillons.  Quelque  mari  mécontent  aura  glissé  un  pétard  dans 
le  caisson  de  sa  voiture,  et... 

La  princesse,  se  tournant  vers  moi,  coupa  notre  entretien  : 

—  J'ai  reçu,  me  dit-elle,  une  supplique  de  Frau  Zimmer- 
mann. Elle  voudrait  être  admise  à  visiter  son  mari  dans  la  prison. 
Cela  me  paraît  tout  à  fait  juste.  Et  puis,  ajouta-t-elle,  vous 
m'avez  dit  que  vous  le  désiriez,  et  cela  suffit.  Êtes-vous  content 
d'ôtre  à  ma  gauche  ? 

Ces  derniers  mots,  prononcés  très  bas,  ne  signifiaient  point: 
«  Avez-vous  de  la  joie  d'être  proche  de  moi?  »  mais  bien: 
«  Avez-vous  de  la  fierté  de  jouir  d'une  place  d'honneur?  »  Je 
protestai  de  cette  fierté.  Mais  je  pensais:  «  Dans  un  mois  d'ici, 
quand  nous  serons  un  couple  anonyme  errant  à  travers  l'Europe, 
me  fera-t-on  toujours  sentir  l'honneur  d'être  assis  aux  côtés  de 
ma  complice?...  »  Mon  cœur  plébéien  se  révolta. 

J'observai  Gritte.  Elle  semblait  tout  à  fait  apprivoisée  aux 
moîiirs  de  la  Cour,  et  causait  d'une  allure  animée  avec  son  voi- 
sin Mpx.  On  eût  dit,  même,  qu'elle  le  morigénait.  Max  baissait 
la  tôte.  A  on  moment,  il  fit  une  réplique  assez  vive,  et  je  m'aper- 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUE  ET  MADAME  MOLOCR.  231 

Qus  qu'à  partir  de  cette  réplique  Gritte  fut  silencieuse  et  bouda. 
L'épouse  du  ministre  de  la  pouce  ne  proférait  pas  un  mot,  mu- 
rée dans  sa  surdité  et  résolue  à  ne  rien  perdre  du  souper,  d'ail- 
leurs fort  bon.  M"'  de  Bohlberg  avait  entrepris  le  ministre  sur  la 
généalogie  de  sa  propre  famille,  et  elle  lui  racontait  comment 
un  descendant  d'Ottomar,  vers  la  fin  du  via**  siècle,  avait  débar- 
qué à  Stettin. 

—  Il  s'appelait  Engelhardt,  disait-elle  d'un  air  pénétré.  Vous 
trouverez  son  portrait  à  Gotheborg  dans  le  château.  Il  est  fort 
curieux 

Le  ministre  opinait  de  la  tête,  tout  en  dégustant  une  glace, 
en  homme  bien  résolu  à  ne  jamais  affronter  les  mers  pour 
contempler  en  peinture,  à  Gotheborg,  Taïeul  de  M"*  de  Bohlberg 
Cependant  la  chaleur  du  repas  montait  aux  visages  avec  les 
vapeurs  du  vin.  Sauf  la  Frau  Polizei-Minister,  tout  le  monde 
parlait  à  haute  voix.  Le  pied  de  la  princesse,  devenu  plus  auda* 
cieux,  se  livrait  autour  de  ma  cheville  droite  à  une  gymnastique 
sympathique,  tisindis  que  le  comte  Lipawski  discutait  avec  le 
major  la  question  du  timbre  de  Rothberg.  Le  prince  Otto 
s'adressa  directement  à  moi  : 

—  Qu'augurez-vous,  monsieur  le  docteur,  de  la  conférence 
internationale  qui  se  tient  en  ce  moment  ? 

—  Monseigneur,  répliquai-je,  je  ne  lis  ici  que  les  journaux 
d'Allemagne.  Et  ils  ne  me  semblent  pas  très  satisfaits. 

—  Les  peuples  sont  lâches  devant  un  État  puissant,  reprit  le 
prince.  Ils  ne  savent  que  ramper  à  ses  pieds,  quand  ils  se  sentent 
isolés  et  trop  faibles  pour  lui  tenir  tête,  ou  s'unir  en  bande 
comme  des  loups  dès  qu'ils  se  croient  en  force  pour  lui  courir 
sus...  J'estime,  moi,  que  c'est  un  grand  honneur  pour  l'Alle- 
magne de  subir  en  ce  moment  les  suspicions  de  l'Europe  et 
même  la  trahison  de  ses  alliés.  On  peut  dire  des  nations  ce  que 
Schiller  a  dit  des  individus  :  «  C'est  quand  il  est  seul  que  le  fort 
a  plus  de  force.  » 

La  jambe  d'Else  s'enlaça  amoureusement  à  la  mienne, 
sans  doute  afin  de  compenser  ce  que  le  chauvinisme  du  prince 
pouvait  avoir  de  désobligeant  pour  moi. 

—  Les  plus  glorieuses  années  commencent  pour  l'Allemagne, 
reprit  le  major  de  sa  voix  de  caporal  en  colère.  Rendons  grâce 
au  Dieu  tout-puissant  de  ce  que  les  peuples  nous  sont  hostiles! 
Si  nulle  menace  de  conflit  ne  nous  avait  réveillés,  nous  risquions 


Digitized  by 


Googk 


252  HEVUE  pES  DEUX  MONDES. 

de  nous  assoupir  dans  le  luxe,  dans  les  arts,  dans  le  commerce. 
L'Allemand  aurait  failli  à  sa  mission,  qui  est  de  gouverner 
TEurope.  L'Europe  la  lui  rappelle. 

—  Tu,  regere  imperio  populos,  Germane,  mémento,  conclut 
le  prince,  se  levant  de  table. 

—  Principem  habemiis  adornaium,  me  glissa  le  surintendant  à 
Toreille,  tandis  que  je  me  précipitais  vers  le  bras  robuste  de  la 
ministresse,  admirant  le  goût  des  Allemands  à  s'exprimer  en  latin. 

Après  les  repas  intimes  comme  celui-ci,  le  prince  Otto  avait 
coutume  d'emmener  bourgeoisement  ses  hôtes  masculins  dans  le 
fumoir  voisin  de  son  cabinet.  C'était  une  pièce  aussi  simplement 
meublée  que  le  cabinet  lui-même.  Seule  différence  :  les  biblio- 
thèques, au  lieu  d'être  en  chêne  clair,  étaient  en  acajou.  De 
bons  fauteuils  de  cuir,  à  la  mode  anglaise,  invitaient  à  la  lec- 
ture, à  la  méditation  ou  à  la  sieste.  Quand  nous  y  fûmes  tous 
réunis,  sauf  Max,  demeuré  avec  les  femmes,  le  prince  Otto  vint 
à  moi,  et,  me  choisissant  lui-même  un  cigare,  ce  qui  fit  pâlir  de 
jalousie  le  comte  de  Marbach  : 

—  J'ai  besoin  de  causer  quelques  instans  avec  vous,  mon- 
sieur Dubert,  me  dit-il.  Passons,  je  vous  prie,  dans  mon  cabinet. 

J'obéis.  Nous  laissâmes  dans  le  fumoir  le  major,  le  ministre 
et  le  surintendant,  tous  trois  assez  surpris.  Quand  nous  fûmes 
assis  en  tête  à  tête,  de  chaque  côté  de  la  cheminée,  le  prince 
me  dit  avec  une  rondeur  aflectée,  en  coupant  son  discours  de 
grosses  bouffées  de  fumée  : 

—  Voilà.  Vous  savez,  monsieur  Dubert,  que  j'ai  de  l'estime 
pour  vous.  Vous  pensez  comme  un  Français,  moi  comme  un 
Allemand  ;  c'est  tout  naturel. . .  et  j'ajoute  que  les  Français  comme 
vous,  qui  ont  de  la  culture  et  qui  travaillent,  représentent  favo- 
rablement la  France  en  pays  étranger.  Je  suppose  que  vous  ne 
vous  plaignez  pas  de  la  façon  dont  on  vous  traite  ici?  Je  recom- 
mande toujours  qu'on  ait  les  plus  grands  égards... 

—  Votre  Altesse  est  parfaitement  obéie  sur  ce  point,  répli- 
quai-je. 

—  Je  vais  donc  vous  parler  comme...  à  un  ami,  et  vous  de- 
mander franchement  votre  concours.  Voilà.  Celte  affaire  Zim- 
mcrmann  devient  ridicule.  Le  ministre  de  la  police  (qui  n'est 
pas  un  aigle)  n'est  en  somme  arrivé  à  rien  établir  de  précis 
contre  le  docteur,  mais  seulement  un  ensemble  de  présomptions. 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR    ET  MADAME   MOLOCn.  253 

Il  semble  avéré  au jourdliui  que  Zimmermann  est  sorti  de  chez 
lui,  le  jour  du  Sedanstag,  emportant  comme  de  coutume  sa 
boîte  à  herboriser.  Il  la  déposa  dans  la  remise  de  la  Fasane- 
rie,  sur  la  proposition  du  petit  Hans,  le  frère  de  lait  du 
prince  Max.  Hans  en  a  témoigné.  Il  vint  la  reprendre  quand  on 
l'eut  expulsé  de  la  tribune.  Il  faut  donc  admettre  qu'il  avait 
caché  de  la  cécilite  (c'est  le  nom  de  Texplosif  qu'il  a  inventé) 
dans  la  boîte;  que,  sous  l'empire  de  la  colère,  il  a  glissé  le  pé- 
tard dans  la  caisse  d'arrière  de  la  voiture...  Notez  que  nul  dé- 
bris de  l'engin  n'a  été  retrouvé.  On  a  bien  recueilli  un  fmgment 
qui  semble  avoir  appartenu  au  culot  en  cuivre  d'une  fusée  de 
feu  d'artifice.  Mais  on  avait  justement  le  matin  essayé  deux  des 
fusées  destinées  au  feu  d'artifice  du  Sedanslag.  Et  d'ailleurs, 
TelTet  n'a  rien  eu  de  comparable  avec  celui  d'une  fusée.  L'hypo- 
thèse est  donc  que  le  docteur  Zimmermann- s'est  servi  d'un 
explosif  connu  de  lui  seul,  —  la  cécilite,  probablement,  —  et 
que  cet  explosif  peut  agir  sous  un  volume  extrêmement  petit. 
N'a-t-il  pas  parlé  lui-même  d'un  verre  de  montre?  Voilà  ce  que 
soutiendra  l'accusation.  Qu'en  pensez-vous? 

—  Je  pense,  monseigneur,  qu'on  a  condamné  des  innocens 
sur  de  moindres  présomptions. 

—  Mais  vous  croyez  que  le  docteur  est  innocent?  Qu'il  se 
défende  donc,  l'animal  !  Le  juge  d'instruction  ne  peut  pas  lui 
tirer  une  parole,  et  il  refuse  de  prendre  un  avocat  !  Nous  sommes 
bien  forcés  de  discuter  sur  des  présomptions.  Et  pendant  ce 
temps-là,  les  journaux  satiriques  de  Munich  et  de  Berlin  raillent 
ce  qu'ils  appellent  le  pétard  de  Rothberg...  Avez- vous  lu  le  der- 
nier Simplicissimns?  On  m  y  représente  poursuivant,  un  grand 
sabre  à  la  main,  des  enfans  qui  tirent  une  papillote  à  capsule  ! 
D'autre  part,  le  Vorwœrts  insinue  que  c'est  moi  et  mon  mi- 
nistre qui  avons  organisé  l'attentat.  Cette  chipie  de  Frau  Doçtor, 
qui  avait  l'air  le  plus  inoffensif  du  monde,  tant  qu'elle  avait  son 
mari,  est  devenue  enragée  depuis  qu'on  le  lui  a  mis  en  prison. 
Elle  inonde  de  ses  écrits  tous  les  journaux  d'Allemagne,  elle 
ameute  ce  qu'ils  appellent  les  intellectuels  :  une  protestation 
court  à  Munich,  une  autre  à  Dresde,  et  il  n'est  pas  d'écrivain  à 
un  pfennig  la  ligne  qui  ne  déclare  à  l'univers  que  je  suis  un 
bourreau  et  que  Rothberg  est  pire  que  l'État  russe.  Berlin  pro- 
fite de  cela  pour  essayer  de  me  supprimer  des  franchises  tolé- 
rées depuis  trois  générations  princières...  Enfin  on  annonce  une 


Digitized  by 


Googk 


''^ 


231  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dëputation  des  étudians  d'Iéna,  des  élèves  de  Zimmermann, 
quelques  balafrés  buVeurs  de  bocks,  qui  viendront  en  corps 
effarer  les  hôtes  du  Luftkurort  par  leur  tenue  et  (eurs  chansons, 
sous  prétexte  de  prolester  contre  Tincarcération  de  leur  maître. 
Ah  !  maudit,  maudit  soit  le  jour  où  ce  vieux  fou  remit  les  pieds 
sur  mon  territoire  I  Je  lui  ai  fait  mille  politesses  :  il  m'a  gros- 
sièrement envoyé  promener.  Il  a  déblatéré  contre  l'Empire,  un 
jour  de  fête,  devant  toute  ma  Cour  ;  je  me  suis  contenté  de 
l'expulser  de  la  tribune.  Il  est  probable,  en  somme^  qu'il  a  fait 
au  major  une  niche  de  gamin,  une  niche  dangereuse,  puisqu'elle  a 
failli  coûter  la  vie  à  la  victime...  J'ai  écouté  la  voix  publique,  je 
l'ai  fait  arrêter  :  il  est  fort  à  l'aise  dans  sa  prison  qui  n'est  pas  un 
affreux  cachot,  comme  le  prétendent  les  intellectuels...  Et  voilà 
qu'à  cause  de  lui,  on  me  ridiculise  et  on  me  calomnie.  J'en  ai 
assez.  Coupable  ou  non,  il  paiera  pour  l'eunui  qu'il  me  vaut! 

Le  prince  s'était  levé,  et,  jetant  d'un  geste  colère  son  cigare 
dans  la  vaste  cheminée,  arpentait  la  pièce  de  bout  en  bout.  Je 
m'étais  levé  aussi,  résolu  d'ailleurs  à  ne  pas  prononcer  une  pa- 
role s'il  ne  m'interrogeait.  Mais  j'admirais  l'enchaînement  des 
événemens  et  comme,  selon  la  prédiction  de  Moloch,  l'Idée,  par 
sa  seule  puissance  d'Idée,  prenait  l'offensive  contre  ceux  qui 
avaient  voulu  la  tuer. 

—  Qu'en  dites-vous?  questionna  finalement  le  prince,  s'ar- 
rêtant  devant  moi. 

—  Monseigneur,  j'attends  vos  ordres. 
Il  haussa  les  épaules. 

—  Mes  ordres  !  mes  ordres  !  Je  n'ai  pas  d'ordres  à  vous 
doaner...  en  cette  matière  du  moins.  Je  m'adresse  à  vous,  non 
pas  comme  au  précepteur  de  mon  fils,  mais  comme  à  un  gent- 
leman... La  FrauDoctor  veut  qu'on  lui  laisse  voir  son  mari?  Eh 
bien!  j'y  consens.  Mais  à  la  condition  que  vous  irez  d'abord 
trouver  ce  vieil  aliéné,  et  que  vous  lui  représenterez  l'embarras 
où  il  me  met  injustement  en  refusant  de  se  défendre  et  en  nous 
laissant  porter  seuls  tout  le  poids  du  procès.  S'il  a  de  bonnes 
raisons  à  nous  donner  pour  établir  son  innocence,  que  ne  nous 
les  fournit-il?  La  justice  humaine,  en  somme,  hnplique  une 
sorte  de  contrat  tacite  enti*e  l'inculpé  et  le  juge  :  si  le  juge  doit 
être  impartial,  l'inculpé  doit  chercher  à  éclairer  cette  impartia- 
lité. Zimmermann  s'imagine-t-il  que  je  veuille  condamner  un 
mnocent  ?    . 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  255 

—  Monseigneur,  dis-je  après  une  courte  réflexion,  je  vous 
remercie  d'abord  de  lever  le  secret,  comme  je  vous  en  avais 
transmis  la  requête.  Dès  demain  je  verrai  le  prisonnier.  Bien 
entendu,  je  le  verrai  comme  un  ami...  Je  n'ai  pas  à  me  mêler 
de  Tenquête.  Mais  je  lui  transmettrai  vos  intentions  bienveil- 
lantes... et  ce  qu'il  m'autorisera  à  vous  dire  de  l'entretien  que 
j*aurai  avec  lui,  je  vous  le  redirai. 

Le  visage  du  prince  s'éclaira. 

—  Bon  !  bon  !...  voilà  justement  ce  que  je  voulais  de  vous... 
Merci  !  je  suis  sûr  que  vous  vous  tirerez  très  habilement  de  cette 
démarche. 

H  me  tendit  la  main  et  serra  fortement  la  mienne.  Je  vis 
qu'il  était  ému.  «  C'est  un  brave  homme,  au  fond,  pensai-je, 
bien  qu'il  se  déguise  en  tigre!...  » 

On  frappa  à  la  porte.  Le  vieux  maître  d'hôtel  entra,  courbé 
en  deux. 

—  Son  Altesse  la  princesse  régnante  fait  prévenir  Son 
Altesse  Sérénissime  qu'elle  est  sur  la  terrasse  avec  les  gracieuses 
dames  et  qu'elle  prie  les  messieurs  de  rejoindre  les  gracieuses 
dames. 

—  Allons  !  allons  !  fit  le  prince...  Soyons  galans  !  N'oublions 
pas  le  beau  sexe...  Un  autre  cigare,  monsieur  Dubert?  Non? 
Bien  !  venez  avec  moi  ! . . . 

Il  me  prit  familièrement  l'épaule  et  me  ramena  ainsi  dans  le 
fumoir  :  attitude  qui  excita  de  nouveau  la  jalousie  du  major  et 
du  ministre.  Il  me  pai'ut  même  (pie  l'intendant  s'en  offusquait 
un  peu,  car,  tandis  que  nous  descendions  au  jardin,  il  trouva  le 
moyen  de  me  glisser  à  l'oreille  : 

—  Morbleu!  vous  êtes  en  faveur!...  Ah!  vous  avez  pris  le 
bon  moyen,  Français  que  vous  êtes...  C'est  en  commençant  par 
conquérir  le  cœur  des  femmes  que  vos  aïeux  ont  soumis  l'Eu- 
rope. 

La  terrasse  où  nous  attendaient  les  «  gracieuses  dames  »  était 
un  vaste  espace  sablé,  sans,  autre  verdure  que  des  caisses 
d'oranger,  situé  à  l'extrémité  du  château,  de  plaiu-pied  avec  le 
parc.  Elle  surplombait,  à  pic,  la  bouèle  de  la  Rolha.  On  y  accé- 
dait par  un  hall  vitré,  à  la  fois  jardin  d'hiver  et  salle  de  billard. 
Quand  nous  y  arrivâmes,  il  faisait  nuit  noire  :  quelques  rares 
étoiles  clignotaient  entre  de  gros  nuages,  immobiles.  Des  boules 
électriques,  accrochées  aux  orangers,  éclairaient  les  sièges  rus 


Digitized  by 


Googk 


'256  RE\1JB   DES   DEUX   MONDES. 

♦iques  où  les  dames  étaient  assises;  mais  cette  lueur,  à  une  toute 
petite  distance,  s'évanouissait,  comme  absorbée  par  Timmense 
ombre  environnante.  Notre  retour  fut  saluéj  par  les  plaisanteries 
accoutumées  sur  le  goût  de  s'isoler  entre  eux  qu'ont  les  hommes, 
et  rimpossibilité  où  sont  les  femmes  de  se  passer 'd'eux...  La 
princesse  me  prit  bientôt  à  part. 

—  Venez  avec  rooi,  dit-elle.  Regardons  le  précipice  par  la  nuit 
noire.  C'est  très  effrayant. 

Et,  m'entraînant,  elle  ajouta  : 

—  Vous  savez  que  c'est  l'usage,  ici...  Tout  le  monde  se 
disperse.  Le  prince  a  déjà  accaparé  cette  peste  de  Frika,  et  ils 
s'en  .vont  vers  le  parc. 

La  mince  silhouette  de  Frika,  satellite  de  l'importante  sil- 
houette du  prince  Otto,  s'effaçait  en  effet,  déjà,  vers  les  régions 
pénombrées  qui  enveloppaient  la  terrasse...  Autour  de  la  table 
rustique  sur  laquelle  étaient  disposés  les  boissons  fraîches  et  les 
verres,  il  n'y  avait  plus  que  la  Frau  Ministerqui  digérait  dans  un 
demi-sommeil,  le  major  et  le  ministre  qui  menaient  une  dis- 
cussion animée,  et,  bavardant  avec  l'intendant,  Max  et  Gritte  ré- 
conciliés. 

Sans  souci  d'ôtre  observée,  Else  me  guida  vers  le  parapet  de 
la  terrasse,  dans  la  direction  juste  opposée  à  celle  où  dispa- 
raissaient le  prince  et  Frika.  Là,  il  faisait  si  noir  que  nos  yeux 
ne  se  voyaient  môme  plus  :  mais  je  distinguais,  comme  une 
vapeur,  les  blancheurs  de  la  toilette  de  la  princesse,  et  l'écharpe 
qui  enveloppait  ses  épaules. 

Elle  mit  sa  main  sur  ma  main  :  je  sentis  la  fièvre  de  ses 
doigts.  Et  tout  de  suile  elle  parla  : 

—  Cette  nuit  m'enivre,  dit-elle...  L'orage  est  dans  l'air  :  il 
éclatera  bientôt.  0  mon  ami,  je  ne  pouvais  plus  me  passer 
de  vous  plus  longtemps.  Pendant  le  souper  au  moins  je  vous 
voyais,  je  vous  effleurais...  Mais  depuis  que  vous  étiez  parti  avec 
le  prince,  je  ne  vivais  plus.  C'est  pour  cela  que  je  vous  ai  envoyé 
chercher. 

Je  pressai  tendrement  cette  longue  main  brûlante  et  je  mur- 
murai : 

—  Merci. 

A  vrai  dire,  cet  isolement  h  deux,  presque  sous  les  yeux  des 
autres  convives,  me  causait  un  malaise.  Je  ne  pouvais  me  dis- 
simuler que  mon  intimité  avec  Else  ne  faisai"»  plus  mystère  pour 


Digitized  by 


Googk 


■ppgl^PT^rT.'"^'^''*' 


MONSIEUR   ET   MADAME   MOLOCH.  257 

personne  :  probablement  on  la  croyait  plus  coupable  qu'elle 
n'était  encore...  Je  percevais  cela  non  seulement  aux  allusions 
impertinentes  du  Hof-Intendant,  mais  aussi  dans  l'obséquiosité 
ironique  des  serviteurs,  et  leurs  chucbotemens  entre  eux  à  ma  vue  ; 
dans  la  déférence  de  Graus  et  des  fonctionnaires  ;  dans  la  haine 
croissante  que  me  témoignait  le  major,  haine  agrémentée  d'un 
effort  de' dédain.  Il  me  semblait  même  deviner  une  curiosité 
malveillante  dans  les  yeux  des  simples  habitans.  Tout  cela  dis- 
posait à  la  nervosité  et  à  l'aigreur.  En  outre,  mes  relations  avec 
Else  n'avaient  déjà  plus  le  charme  imprécis  du  début.  Commen- 
cée sans  projet,  sans  rien  y  mettre  de  mon  coBur^  avec  la  convie- 
lion  que  c'était  une  distraction  fugitive,  une  aventure  de  passage, 
comme  celle  que  tout  voyageur  ébauche  et  laisse  inachevée,  il 
fallait  bien  m'avouer  qu'elle  tournait  au  contrat,  qu'elle  devenait 
l'acte  décisif  de  ma  vie!  Et,  non  sans  ennui,  je  constatais  qu6 
le  flirt  impatient  et  presque  innocent,  tel,  par  exemple,  que  chez 
la  Gombault  le  jour  du  Sedanstag,  aurait  aujourd'hui  comblé 
tout  mon  désir,  tandis  que  l'excès  probable  de  ma  fortune  m'in- 
quiétait... 

—  Comme  vous  êtes  silencieux,  mon  ami  !  murmura  Else. 
Cette  immensité  ouverte  devant  nous  vous  émeut,  n'est-ce 
pas?.,.  Ne  trouvez -vous  pas  qu'on  voudrait  rêver  ici  toute  la 
nuit,  la  main  dans  la  main,  sans  rien  dire? 

—  Oui,  répliquai-je... 

Et  je  pensais:  «  Puisqu'elle  ressent  cela,  j'espère  qu'elle  va 
s'abstenir  de  parler,  et  m'en  dispenser  aussi.  »  Mais  les,  femmes 
n'ont,  hélas  !  aucun  souci  de  rester  conséquentes  avec  elles- 
mêmes.  Ayant  payé  au  silence  ce  tribut  d'éloges,  elle  n'arrêta 
plus  de  discourir  : 

—  J'ai  été  heureuse,  pendant  le  souper.  Vous  étiez  près  de 
moi,  tout  près  de  moi,  comme  je  l'avais  voulu,  car  c'est  moi  qui 
avais  dit  à  Lipawski  de  vous  donner  ma  gauche...  Il  est  malin  : 
il  a  trouvé  la  justification  de  cette  singulière  étiquette  dans  une 
vieille  coutume  de  Litzendorf  :  on  appelait  cela  le  privilège  du 
passant.  Un  passant,  fût-il  un  simple  laboureur,  pouvait  souper 
une  fois  l'an  h  côté  du  prince.  Alors,  tandis  que  les  maîtres 
d  hôtel  nous  servaient  dans  cette  vieille  et  magnifique  vaisselle 
plate  qui  date  de  Louis-Ulrich,  je  regardais  la  salle  des  cornes 
de  cerf,  les  tapisseries,  les  portraits,  je  songeais  que  cette  de- 
meure historique  était  à  moi,  que  j'y  étais  souveraine,  associée 

Tors  xxiT.  —  lOCG,  17 


Digitized  by 


Googk 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  elle  el  par  mon  rang  à  toute  la  glorieuse  histoire  des  Roth- 
berg  et  de  TAllemagne...  Et  j'étais  heureuse  de  penser  que  toutes 
ces  choses  pour  lesquelles  tant  de  femmes  donneraient  leur  vie, 
je  méditais  de  les  abandonner  pour  vous,  de  les  sacrifier  à 
Tamour. 

Rien  n'est  si  pénible,  dans  un  dialogue  sentimental,  que  le 
désaccord  du  ton  entre  les  interlocuteurs.  Or,  ce  soir,  Else  se 
montait  à  un  diapason  sentimental  où  j'avais  peine  à  me  haus- 
ser. Le  sujet  qui  la  mettait  hors  d'elle  et  la  faisait  planer  dans 
le  ciel,  l'émoi  du  sacrifice  qu'elle  allait,  selon  son  expression» 
faire  à  l'amour,  ce  même  sujet  avait  pour  effet  infaillible  de 
me  ramener  sur  la  terre,  de  m'inspirer  des  réflexions  mo- 
rpses,  de  me  rendre  agacé  et  hostile.  Il  fallut  bien  qu'elle  s'en 
aperçût. 

—  On  dirait,  murmura-t-elle,  que  vous  ne  comprenez  pas 
ma  joie  ou  que  vous  m'en  voulez  de  vous  lavouer  ?... 

— ^  Pardonnez-moi,  répliquai-je.  Je  ne  puis  m'empêcher  de 
mesurer,  moi  aussi,  le  sacrifice  que  vous  projetez.  J'hésite  à 
l'accepter...  Voilà  tout. 

—  Ah!  fit-elle  en  rejetant  ma  main....  Alors,  vous  ne  m'ai- 
mez pas  ! . 

Mais  tout  de  suite  elle  reprit  ma  main  et  la  porta  à  se» 
lèvres. 

—  Pardonnez-moi  à  votre  tour.  Vos  scrupules  sont  ceux  d'un 
cœur  délicat...  Mais  vous  devez  les  chasser  pour  Tamour  de  moi. 
Je  vais  tout  renoncer  pour  vous:  famille,  situation,  une  partie 
de  ma  fortune*  et  aussi  le  respect  du  monde  ;  il  faut  me  récom- 
penser de  cela  en  devenant  mon  fidèle  sujet.  Si  vraiment  vous 
êtes  mon  fidèle  sujet,  vous  regarderez  comme  votre  plus  cher 
devoir  d'obéir  à  votre  souveraine  et  de  suivre  son  bon  plaisir. 
Rappelez-vous  l'histoire  de  Maria-Helena,  la  mère  du  prince 
Ernst.  Elle  aima  un  simple  officier  de  fortune,  celui  qu'elle  ren- 
contrait chaque  jour  dans  le  parc,  au  Maria-Helena-Sitz...  L'offi- 
cier partit  pour  la  guerre.  Un  jour,  elle  ne  put  se  passer  de  le 
voir  et  lui  écrivit  de  revenir.  Il  n'hésita  pas  ;  il  déserta,  fut  pris 
et  fusillé...  Voilà  l'amour.  Seulement,  Grets  von  Billem  n'était 
pas  un  frivole  Français. 

En  cet  instant,  une  voix  pure,  assez  jolie,  s'éleva  dans  la  nuit 
au-dessous  de  nous,  parmi  les  sombres  verdures,  et  chanta  le 
lied  de  Heine  ; 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  259 

Je  ne  sais  d'où  cette  trUtesso 

M'a  pu  venir... 
Un  ionte  ancien  hante  sans  cesso 

Mon  souvenir. 

C*étaît  Frika,  dont  la  sensibilité  allemande,  émue  aussi  sans 
doute  par  la  chaude  nuit  orageuse  et  peut-être  par  le  vin  du 
Rhin,  donnait  au  prince  Otto  l'agrément  d'évoquer,  par  ce  chant 
célèbre,  les  coteaux  où  pousse  le  généreux  raisin  de  Steinberg. 
La  princesse  écouta  le  couplet,  qui  finit  brusquement  dans  un 
éclat  de  rire. 

—  Il  Tembrasse,  fit-elle...  Autrefois,  mon  cœur  se  serrait 
quand  de  semblables  choses  se  passaient  autour  de  moi.  Main- 
tenant, cela  me  fait  presque  plaisir.  Cela  m'ôte  tout  scrupule. 
Je  ne  peux  pas  vivre  sans  amour,  el  l'amour  du  prince  n'est  pas 
pour  moi.  Alors,  je  pars... 

Le  silence  redevint  si  profond  qu'on  entendit,  sur  le  billard 
de  la  véranda,  s'entre-choquer  les  boules  manœuvrées  par  les 
dignitaires...  Une  profonde  tristesse  m'envahit.  J'eus  la  sensa- 
tion de  m'enlizer  peu  à  peu,  de  m'enfoncer  dans  d  mextricables 
nécessités...  «  C'est  fini,  pensai-jo...  J'aurai  beau  me  débattre... 
ce  qu'elle  veut  se  fera...  Mais  pourquoi  en  ai-je  tant  de  mélan- 
colie? » 

Je  me  rappelai  des  stations  sur  cette  même  terrasse,  il  n'y 
avait  pas  très  longtemps,  devant  de  pareilles  nuits,  où  ma  sen- 
sibilité avait  doucement  frémi  au  voisinage  de  la  môme  femme 
qui  était  en  ce  moment  près  de  moi,  s'offrant  à  moi  par  un  réel 
sacrifice.  Alors,  j'avais  eu  le  désir  de  ses  mains  longues,  de  sa 
taille,  de  ses  cheveux,  de  ses  yeux  et  de  ses  lèvres...  A  présent 
qu'elle  allait  se  donner  tout  entière,  et  pour  la  vie,  j'avais  peur 
de  m'apercevoir  que  ces  menues  faveurs  m'auraient  suffi,  que, 
d'elle,  je  ne  souhaitais  rien  de  plus.  Et  je  sentais  aussi  que  je 
n'oserais  jamais  le  lui  dire,  et  je  marchais  ainsi,  de  front  avec 
elle,  à  un  abîme  de  malentendu  sentimental  et  d'ennui  plus  pro- 
fond que  le  noir  précipice  ouvert  devant  mes  yeux. 

L'instant  où  je  pensais  ces  choses  mélancoliques  fut  celui 
qu'elle  choisit  pour  murmurer  : 

—  Prenez- moi  dans  vos  bras. 

J'obéis;  n'était-elle  pas  ma  souveraine?  Et  puis  les  hommes 
ont,  je  crois,  ime  Bbnté,  une  pitié  sentimentale  dont  les  femmes 
Aont  inca^tables  dès  qu'elles  ne  sont  plus  éprises.  Je  baisai  les 


Digitized  by 


Googk 


260  REVUE  DES  DEL.v  MONDES. 

yeux  et  les  cheveux  d'Else,  et  je  sentis  que  ma  tendresse  pour 
elle  n'était  pas  morte.  Seul,  le  cauchemar  des  résolutions  pro- 
chaines la  paralysait...  Dès  que  nous  fûmes •  désenlacés,  elle 
reprit,  la  voix  entrecoupée  : 

—  Je  ne  cesse  plus  de  compter  les  jours  qui  me  séparent  de 
ma  libération...  Nous  voilà  au  12  septembre  :  dans  six  jours 
vous  m'avez  dit  que  votre  charmante  petite  sœur  vous  quitte? 
Lelendemam,  je  pars  pour  Carlsbad,  escortée  de  la  seule  Bohl- 
berg.  Ce  sera  le  19  septembre.  Le  20,  j  expédie  Bohlberg  à  Ma- 
rienbad,  sous  un  prétexte  quelconque;  une  demi-heure  après 
son  départ,  je  pars  moi-môme  pour  Nicklau,  en  Galicie,  où  j'ai 
une  petite  maison  à  moi,  que  m'a  léguée  M™*  de  Nicklau,  la 
dame  d'honneur  qui  fit  mon  éducation  à  Erlenburg...  Vous  de- 
mandez un  congé  au  prince,  vous  me  rejoignez;  le  23,  nous 
sommes  réunis,  chez  moi,  dans  une  demeure  à  moi,  avec  des 
gens  à  moi,  qui  sont  des  Polonais,  sujets  autrichiens,  et  qui 
obéissent  comme  des  chiens  à  leur  maîtresse,  en  léchant  les 
mains  si  on  les  frappe.  Dans  moins  de  deux  semaines,  donc,  nous 
serons  l'un  à  l'autre. 

Sa  voix  s'était  raffermie.  Elle  parlait  maintenant  bas  et 
ferme,  comme  si  elle  m'eût  donné  des  ordres.  Je  murmurai  : 

—  Et  le  prince?... 

—  Une  lettre  que  je  lui  laisserai  lui  expliquera  ma  conduite. 
Comme  je  serai  arrivée  incognito  à  Carlsbad,  dans  l'appartement 
que  vous  m'avez  choisi  et  qui  est  retenu  au  nom  de  «  la  com- 
tesse de  Grippstein,  »  le  prince  aura  tout  le  temps  d'aviser  à 
donner  de  mon  absence  une  explication  plausible.  Bien  entendu, 
je  la  lui  faciliterai,  pour  que  notre  divorce  ait  des  motifs 
avouables. 

J'osai  objecter  encore  : 

—  Et  Max? 

Elle  soupira,  mais  ne  me  parut  pas  très  émue. 

—  Je  laisserai  aussi  une  lettre  pour  Max...  et,  connaissant 
son  cœur,  j'ai  bon  espoir  qu'il  ne  me  condamnera  pas.  Aura-t-il 
tant  à  souffrir  de  mon  départ  ?  Déjà  il  ne  m'appartient  plus  :  il 
est  aux  mains  du  major  et  du  prince.  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas 
la  première  femme,  ni  même  la  première  princesse  qui  s'évade 
de  la  vie  conjugale...  Plus  je  vais,  plus  je  suis  convaincue  que 
j'agis  selon  le  dessein  de  Dieu  ;  une  lucidité,  une  énergie  que  je 
ne  me  connaissais  pas  me  guident,  me  soutiennent. 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOtOCH,  261 

Le  ciel  noir  tressaillit  d'un  lointain  éclair.  J'admirais  comme 
les  femmes  font  aisément  jouer  à  Dieu  un  rôle  d'inspirateur  et 
de  complice  dans  leurs  combinaisons  sentimentales. 

«  Non,  pensai-je,  je  ne  croirai  jamais  que  la  providence 
divine  s'entremette  à  de  pareilles  besognes.  Bien  plus  vraisem- 
blablement, un  démon  spécial  est  affecté  à  servir  les  projets  des 
femmes  en  mal  d'aventure...  Voilà  une  blonde  assez  paresseuse 
et  médiocrement  organisatrice  hors  de  son  ménage  ;  elle  déploie 
soudain  une  volonté,  une  habileté,  une  autorité  irréductibles.» 
EL  je  ressentis  l'accablement  du  vaincu,  la  défaite  de  l'homme 
devant  le  désir  de  la  femme,  fort  comme  la  Fatalité.  Elle  aussi 
avait  conscience  de  sa  force,  car  elle  me  dictait  l'avenir  sans 
plus  même  me  consulter. 

—  Ainsi,  désormais,  conclut-elle,  vous  êtes  bien  à  moi! 
Nicklau  est  loin  de  toute  ville,  à  plus  de  trente  kilomètres 
d'Olbitz,  qui  n'a  que  dix  mille  âmes.  Nous  serons  entièrement 
l'un  à  l'autre,  pour  la  vie. 

Une  voix  enfantine,  non  loin  de  nous,  m'épargna  d'exprimer 
jusqu'à  quel  point  ce  tableau  m'enchantait.  La  voix  dit,  dou- 
cement : 

—  Mère?Êtes-vouslà? 

—  Ne  remuons  pas!  me  souffla  la  princesse... 
Et,  tout  haut,  elle  répondit  : 

—  Venez,  Max...  Nous  sommes  au  bord  de  la  terrasse...  par 
ici... 

Le  jeune  garçon  s'élança  vers  sa  mère.  Il  l'embrassa  : 

—  Je  n'ai  pas  fait  de  faute  de  français  de  tout  ce  soir,  dit-il, 
en  causant  avec  M**'  Dubert.  Elle  n'a  pas  pu  me  marquer  une 
seule  faute,  et  alors  elle  me  doit  une  discrétion. 

Il  avait  passé  son  bras  sous  le  bras  de  sa  mère  et  caressait 
doucement  sa  joue  contre  l'écharpe  dont  s'enveloppait  à  demi  ce 
bras  nu. 

—  Où  est  Gritte  ?  demandai-je,  pour  dire  quelque  chose. 

—  Le  comte  Lipawski  lui  donne  une  leçon  de  billarcj. 
Lentement,  tous  les  trois,  nous  regagnâmes  les  régions  éclai- 
rées de  la  terrasse. 

—  Maman,  fît  Max,  toujours  appuyé  au  bras  de  sa  mère,  j'ai 
une  idée.  M"'  Dubert  devrait  rester  ici  et  finir  son  éducation 
avec  moi.  Ainsi,  elle  ne  se  séparerait  pas  de  son  frère  et  je  suis 
sûr  qu'elle  apprendrait  autant  qu'en  France... 


Digitized  by 


Googk 


262  REVUE   DES   DEUX  ^.ONDES. 

—  Demandez-Ie-lui,  fit  Else. 

—  Oh  !  pour  moi,  elle  ne  voudra  pas...  Mais  si  M.  le  docteur 
y  consentait!...  Et  vous  savez,  maman,  M.  le  docteur  fera  ce 
que  vous  voudrez. 

En  arrivant  devant  le  hall  vitré,  nous  trouvâmes  Frika,  nota- 
blement décoiffée,  qui  humait,  avec  une  paille,  une  citronade 
glacée...  Assise  à  côté  de  la  table  rustique,  la  femme  du  ministre 
dormait  profondément,  les  plis  de  son  menton  noyés  dans  sa 
gorge  muiivauie.  l^e  prince,  le  major  et  M.  de  Drontheim,  assis, 
causaient  à  Técart.  Sous  le  hall,  on  apercevait  Gritte  pointant 
sur  un  pied,  contre  le  billard,  dans  la  position,  à  peu  près,  du 
génie  de  la  Bastille.  Elle  tenait  la  queue  par  le  petit  bout,  sur 
les  indications  de  Lipawski,  tentait  un  coup  difficile.  Sa  langue 
rose  dépassait  «es  lèvres. 

—  A  demain,  me  dit  la  princesse,  effleurant  ma  main  de  ses 
doigts. 

Le  prince,  m'apercevant,  vint  à  moi  : 

—  Je  compte  sut»  vous  pour  ce  qui  est  convenu  entre  nous, 
n'est-ce  pas,  monsieur  le  docteur? 

Je  m'inclinai.  J'avais  une  forte  envie  de  rire,  car  je  voyais 
le  ministre  de  la  police  profiter  de  l'inattention  générale  pour 
réveiller  sa  femme  à  force  de  pinçons  dans  le  gras  de  son  ample 
dos  nu.  La  grosse  dame,  effarée,  sursauta  d'un  sommeil  pro- 
fond, puis  bondit  sur  ses  pieds,  épouvantée  de  se  trouver  assise 
devant  ses  souverains  debout... 

Comme  de  coutume,  le  couple  princier  rentra  dans  les  appar- 
temens  sans  prendre  congé,  et  seulement  quand  il  eut  disparu 
le  surintendant  commanda  aux  valets  de  faire  avancer  les  voi- 
tures. Je  serrai  les  mains  des  fonctionnaires,  je  baisai  les  doigts 
de  la  grosse  Frau  Minister  et  de  la  mince  Frika.  Une  bouffée  de 
vent  balayait  la  terrasse.  Quelques  éclairs  palpitaient,  de  mi- 
nute en  minute,  derrière  Técran  des  montagnes  :  et  alors  la  den- 
telure des  sapins  se  dessinait  un  instant  sur  un  ciel  électrisé. 

Max  vint  saluer  Gritte  qui  s'emmitouflait  dans  son  manteau  : 
elle  lui  répondit  par  un  adieu  qui  me  parut  extrêmement  froid... 
J'avais  dit  à  Herr  Graus  de  n'envoyer  de  voiture  au  château  pour 
Gritte  et  pour  moi,  que  si  le  temps  se  gâtait  tout  à  fait.  Il  se 
trouva  que  le  prévoyant  hôtelier  nous  avait  dépêché  son  meil- 
leur landau.  Et  bien  il  fit,  car  à  peine  avions-nous  passé  la  po- 
terne du  château  que  de  grosses  gouttes  de  pluie  commencèrent 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  263 

à  tacher  les  vitres.  Gritte  s'était  blottie  contre  mon  cœur.  J'avais 
noué  mes  bras  autour  d'elle,  et  sur  ma  poitrine  je  sentais  déli- 
cieusement le  mouvement  de  sa  respiration.  Elle  ne  parlait 
pas,  je  ne  lui  parlais  pas;  nous  sentions  bien  que  nous  avions 
en  ce  moment  des  secrets  Tun  pour  l'autre.  Comme  la  voi- 
ture atteignait  les  premières  maisons  du  Luftkurort,  elle  se 
dégagea  : 

—  N'est-ce  pas,  Louis,  que  tu  ne  m'abandonneras  jamais? 
Je  sentis  ses  cils  mouiller  mon  visage.  Je  la  serrai  étroitement. 

—  Mais  non,  ma  chérie,  je  te  le  promets. 

—  C'est  que  je  n'ai  que  toi  au  monde!  fit-elle  encore. 

Et  comme  il  fallait  descendre,  la  voiture  s'étant  arrêtée  de-: 
vaut  notre  villa,  elle  ramena  son  ihanteau  sur  ses  yeux  pour  que 
le  cocher  ne  la  vit  pas  pleurer. 


A  léna,  le  célèbre. docteur  Zimmermann  professait,  dans  les 
salles  de  l'Université,  un  cours  public  et  officiel  de  chimie,  bio- 
logique, et  un  autre  sur  la  chimie  des  explosifs.  En  outre,  il 
donnait  chaque  mardi  et  chaque  samedi,  à  quatre  heures  après- 
midi,  une  conférence  dans  la  salle  Germania  sur  la  doctrine  de 
l'évolution  moniste.  Ces  conférences,  libres  et  gratuites,  n'avaient 
rien  d'officiel  :  l'autorité  les  considérait  même  sans  bienveil- 
lance. Mais  la  célébrité  de  Zimmermann,  et  aussi  la  tradition 
libérale  de  la  vieille  cité  universitaire  avaient  toujours  empêché 
qu'on  y  imposât  aucune  entrave.  Toutefois,  le  public  ni  le  ton 
des  conférences  monistes  ne  ressemblaient  en  rien  au  ton  et  au 
public  des  cours  universitaires.  Le  grand  amphithéâtre  suffisait  à 
peine  à  ceux-ci, fréquentés, non  seulement  par  des  apprentis  savans 
venus  de  toute  l'Europe,  mais  aussi  par  un  grand  nombre  d'a- 
mateurs mondains  des  deux  sexes.  Les  conférences  de  la  Ger- 
mania ne  réunissaient  qu'une  trentaine  de  fidèles,  recrutés  sur- 
tout parmi  les  étudians  de  philosophie.  Peu  d'entre  eux  étaient 
riches;  un  seul  visage  de  femme  tranchait  sur  la  monotonie  de 
leur  groupe,  pâle  visage  osseux,  que  de  larges  yeux  bleu  foncé 
et  de  beaux  cheveux  de  cendre  et  d'or  préservaient  d'être 
laid,  mais  qui,  tout  de  même,  complétait  assez  misérablement 
une  petite  personne  grêle,  fiévreuse  et  toussante,  nommée  Gerta 
Epfenhofi  native  de  Lûbeck. 


Digitized  by 


Googk 


261  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gerta  Epfenhof  n avait  qu'un  objet  dans  la  vie  :  être  l'Hypa- 
tie  de  la  religion  moniste.  Elle  avait  quitta)  sa  patrie  après  la 
lecture  du  livre  de  Zimmermann  :  Les  quatre  Problèmes  de  la 
Nature,  potir  venir  à  léna  recueillir  la  bonne  parole  de  la 
boucbe  môme  du  maître.  Autour  d'elle  s'étaient  groupés  les  plus 
fervens  auditeurs  masculins.  C'étaient  Franz  Kapith,  de  Franc- 
fort-sur-le-Mein,  Albert  Grippensthal,  de  Nuremberg,  et  Michel 
Urnitz,  de  Cronach,  près  Kœnigsberg.  Franz  Kapith  était  un 
jeune  homme  replet,  à  visage  enluminé,  rasé  comme  un  prêtre. 
Ses  traits  enfantins  étaient  à  peine  dessinés.  Il  se  résumait,  au 
premier  regard,  dans  deux  courtes  jambes,  un  ventre,  deux 
grosses  joues  rebondies,  rouge  brique,  presque  pas  de  nez  ni 
d'yeux,  et  des  cheveux  qui,  à  force  d'être  rejetés  en  arrière 
comme  un  ornement  superflu,  prenaient  le  parti  de  déserter  en 
masse  un  front  inhospitalier.  Albert  Grippensthal,  l'ami,  l'insé- 
parable compagnon  de  Kapith,  était  au  contraire  un  solide 
Bavarois  de  haute  stature,  à  barbe  de  Gambrinus,  d'une  force 
herculéenne,  qu'il  dépensait,  d'ailleurs,  en  jeux  pleins  d'in- 
nocence, tels  que  porter  à  bras  tendu,  par  un  pied,  une  table 
sur  laquelle  s'asseyait  son  ami  Franz.  Il  excellait  encore  aux 
paris  gastronomiques,  tels  que  manger  à  lui  seul  un  agneau  en 
trois  jours.  Franz  et  Albert  professaient  pour  Gerta  une  véhé- 
mente admiration  :  admiration  tout  intellectuelle  chez  Franz 
(qui  se  vantait  d'ignorer  les  troubles  de  l'amour),  mais  aiguisée 
de  tendresse  sentimentale  chez  Albert.  Bonne  camarade  avec 
tous  deux,  la  jeune  fille  ne  cachait  pas  ses  préférences  pour 
Michel  Urnitz,  et  expliquait  loyalement  celte  préférence  en  décla- 
rant qu'elle  le  trouvait  beau.  Le  Germano-Slave  Urnitz  était  en 
effet  délicat  de  visage,  avec  des^prunelles  d'un  gris  très  pâle, 
des  cheveux  couleur  de  paille  de  blé,  l'ovale  du  menton  affiné, 
de  belles  dents,  de  belles  mains.  Quoique  pauvre,  il  soignait  sa 
tenue,  contrastant  avec  le  débraillé  de  ses  deux  amis,  et  même 
avec  le  négligé  de  Gerta.  Entre  Gerta  et  Michel,  il  était  convenu 
que  le  mariage  serait  célébré  à  la  fin  de  leurs  études  :  tous  deux 
travaillaient  la  philosophie,  et  se  destinaient  à  l'enseignement. 
Franz  et  Albert,  au  contraire,  suivaient  les  cours  de  chimie  du 
docteur  et  formaient  de  vagues  projets  industriels. 

A  léna,  les  trois  étudians  et  l'étudiante  logeaient  chez  Frau 
Rippert,  veuve  d'un  portier  de  TUniversité,  (fui  possédait  par 
héritage  une  vieille  petite  maison  à  pignon  triangulaire  donnant 


Digitized  by 


Googk 


:^^" 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLOCH.  2u5 

sur  lanliquc  rue  aux  Choux.  Chacun  y  avait  sa  chambre,  les 
hommes  au  premier  étage,  (ierta  au  rez-de-chaussée,  à  côté  de 
Frau  Rippert.  Pour  tout  ce  monde,  la  veuve  du  portier  faisait 
la  cuisine  et  le  ménage.  Gerta,  par  goûl  de  ménagère,  Vy  aidait 
un  peu.  Elle  employait  à  ces  soins  les  heures  pendant  lesquelles 
les  hommes  allaient  à  la  brasserie  :  car,  pour  adeptes  du  néo- 
évolutionnisme  qu'ils  fussent,  Franz,  Albert  et  Michel  ne  re- 
nonçaient pas  aux  coutumes  de  Tétudiant  allemand.  Mais  Gerta 
dépensait  surtout  ses  loisirs  à  décorer,  à  entretenir  la  chapelle 
moniste  qu'elle  avait  installé^  dans  le  grenier  de  la  vieille 
maison.  Là  se  réalisaient,  bien  imparfaitement,  les  rêves  gran- 
dioses de  M.  Moloch.  De.s  draps  blancs,  tendus  horizontale- 
ment sous  la  charpente,  formaient  la  voûte  constellée  d'insectes 
rares,  de  curieux  coléoptères  épingles  çà  et  là  sur  leur  blanche 
surface.  Au  fond,  sur  une  table  à  tapis  rouge  qui  figurait  l'autel, 
un  appareil  rebuté  par  le  musée  de  l'Université  et  raccommodé 
tant  bien  que  mal,  représentait  le  système  astronomique  du 
monde.  Des  bocaux,  garnissant  les  étagères,  contenaient  des 
syphonophores  et  des  étoiles  de  mer.  Aux  murs  étaient  appendus 
les  portraits  des  apôtres  de  l'évolution  :  Darwin,  Claude  Bernard, 
Lister,  et  enfin  Zimmermann. 

Chaque  dimanche,  un  abondant  et  solide  repas  cuisiné  par 
Frau  Rippert,  qu'aidaient  Frau  Zimmermann  et  Fraûlein  Gerta, 
réunissait  d'abord  les  quatre  fidèles  autour  du  docteur  et  de  sa 
femme.  On  invitait  parfois  quelque  auditeur  zélé  des  confé- 
rences de  la  Germania  :  rare  faveur,  très  désirée,  très  appré- 
ciée... Après  cette  copieuse  communion,  on  montait  dans  la 
chapelle  :  là,  chaque  familier  retrouvait  sa  pipe  de  porcelaine, 
et  Frau  Rippert  veillait  à  ce  que  la  bière  ne  vînt  pas  à  manquer. 
Les  plus  glorieuses  séances  étaient  celles  où  le  docteur  répétait, 
en  les  commentant,  quelques-unes  des  expériences  fondamen- 
tales de  la  Doctrine,  ou  môme  apportait  la  primeur  de  quelque 
expérience  nouvelle.  A  l'ordinaire,  l'après-midi  se  passait  en 
conversations  à  la  manière  des  dialogues  socratiques.  Dans  la 
fumée  des  pipes  et  la  vapeur  de  la  bière  blonde,  les  âmes 
s'exaltaient.  Moloch,  s(îs  cheveux  blancs  ébouriffés,  discourait  à 
perdre  haleine;  Albert  applaudissait  et  grognait  de  joie,  résolu- 
ment approbateur;  Franz,  qui  avait  des  goûts  de  littérateur  et 
tournait  môme  agréablement  le  vers  iambique,  notait  sur  ses 
tablettes  les  répliques  mémorables.  Michel,  de  sa  voix  noncha- 


Digitized  by 


Googk 


â66  REVUE   DES   DEUX   MONDES*. 

lante,  Gerta  de  sa  voix  pointue,  posaient  de  perpétuelles  objec- 
tions dont  triomphait  aisément  la  verve  combative  du  maître, 
bans  cette  joute,  Frau  Zimmermann  ne  craighait  point  de  dé- 
fendre souvent  le  parti  de  la  tradition  :  c'était  elle  que  le  doc- 
teur avait  parfois  le  plus  de  peine  à  réduire...  Cependant,  Frau 
Ripport,  affolée  par  le  bruit  et  les  disputes  qui  faisaient  retentir 
sa  \îeille  maison  d'argile  et  de  bois,  se  réfugiait  dans  sa  cuisine, 
et,  un  eucologe  à  gros  caractères  ouvert  sur  la  table,  se  bouchait 
les  oreilles  pour  relire  l'évangile  du  jour. 

...  Jamais  je  n'ai  mis  les  pieds  à  léna.  Jamais  je  n'ai  assisté 
aux  cours  publics,  non  plus  qu'aux  conférences  privées  du  doc- 
teur Zimmermann.  Je  n'ai  point  passé  le  seuil  de  la  maison  de 
la  rue  aux  Choux  ;  je  n'ai  pris  nulle  part  aux  offices  de  la  cha- 
pelle moniste,  ni  aux  dialogues  sur  l'éternité  de  la  matière, 
parmi  la  fumée  des  pipes  de  porcelaine  et  la  vapeur  savoureuse 
de  la  bière  de  Mars...  Mais  j'ai  connu  le  replet  Franz  Kapith,  le 
géant  Albert,  le  beau  Michel  aux  prunelles  de  myosotis.  Et  mes 
yeux  ont  vu,  aussi,  Gerta  Epfenhof,  l'Hypatie  moniste.  A  tous 
j'ai  parlé;  ils  m'ont  parlé  abondamment. 

J'ai  même  assisté  à  plusieurs  de  leurs  dialogues,  et  non  pas 
des  moindres,  si  j'en  crois  Franz  Kapith,  le  Platon  de  la  bande. 
Ces  dialogues  eurent  pour  théâtre  la  prison  de  Rothberg,  située 
dans  le  sous-sol  d'une  vieille  tour  qui  flanque  la  porte  du 
château.  Je  dois  rétablir  ici  la  vérité  contre  une  allégation  du 
Vorwœrts,  que  son  zèle  cette  fois  emporta  trop  loin  :  cette  pri- 
son n'était  nullement  un  cachot  infect,  suintant  une  humidité 
verdâtre,  asile  de  serpens  et  de  rats.  C'était,  au  contraire,  une 
vaste  pièce  spacieuse,  à  moitié  creusée  dans  le  roc,  et  qui  n'était 
en  sous-sol  que  vers  l'entrée.  Elle  avait  dû  servir  jadis  de  ca- 
serne au  poste  militaire  du  château.  Elle  s'éclairait  fort  bien, 
d'autre  part,  par  une  grande  baie  cintrée,  dûment  grillée,  qui 
regardait  le  précipice.  Là,  chaque  après-midi,  depuis  que  le  doc- 
teur n'était  plus  au  secret,  ses  fidèles  disciples,  venus  en  délé- 
gation d'Iéna,  lui  tenaient  compagnie  avec  Frau  Zimmermann. 
Et  moi-même  j'y  vins  assez  souvent.  Mes  premières  visites  avaient 
eu  surtout  pour  objet  de  décider  le  docteur  &  se  défendre  et  à 
choisir  un  avocat.  Mais,  même  quand  j'eus  constaté  l'inutilité  de 
mon  effort,  je  me  plus  à  passer  presque  chaque  jour  quelques 
instans  dans  cette  prison  éloquente.  Outre  le  plaisir  d'entendre 


Digitized  by 


Googk 


MOÎÏSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  267 

les  propos  d'un  sage  et  de  ses  adeptes,  j'y  goûtais  un  allégement 
à  mes  propres  soucis,  aggravés  à  mesure  que  s'approchait 
Téchéance  fixée  par  la  princesse.  Et  mes  soucis  devenaient  si 
pressans  que  parfois  je  regrettais,  en  les  quittant,  ces  murs  de 
roc  où  je  laissais  le  bon  Moloch,  murs  qui  l'isolaient  des  autres 
humains^  et  du  moins  lui  garantissaient  la  liberté  de  sa  pensée 
et  de  son  cœur. 

Là,  dans  la  société  du  joyeux  Franz,  du  solide  Albert,  du 
beau  Michel  et  de  Tardente  et  frêle  Gerta,  j'appris  à  connaître 
une  autre  Allemagne  que  celle  des  cours  et  des  casernes^  TAUe- 
magne  de  la  pensée  indépendante,  patriote  à  coup  sûr,  mais 
ennemie  des  brutalités  agressives  des  pangermanistes,  un  peu 
chimérique,  mystique  par  hérédité,  et,  maintenant  qu'elle  a 
désappris  le  lied  religieux  des  ancêtres,  transportant  dans  la 
science  positive  son  appétit  de  foi  généralisatrice,  son  goût  de 
l'analyse  et  du  système,  en  même  temps  que  son  besoin  d'évoca- 
cation  poétique...  Là,  je  connus  mieux  Tâme  sentimentale  et 
dévouée  de  M"*  Moloch,  et  Moloch  me  devint  si  cher  que  peu  à 
peu,  moi-même,  j'en  vins  à  le  considérer  comme  mon  maître. 
Aujourd'hui  que  tout  cela  est  enfoui  dans  le  passé,  et  que  chaque 
jour  échu  met,  telle  une  feuille  de  papier  de  soie  sur  la  page 
d'un  herbier,  un  voile  d'oubli  entre  le  présent  et  mon  séjour  en 
Thuringe,  certes  j'évoque  avec  bienveillance  mes  discussions  po- 
litiques avec  le  prince  Otto,  mes  leçons  à  Max  docile  et  intelli- 
gent, et  telles  promenades- à  deux,  avec  une  dame  blonde  ro- 
manesque, à  Maria-Helena-Sitz,  à  Grippstein,  à  la  petite  maison 
de  la  Gombault,  ou  simplement  dans  son  boudoir  jaune,  quand 
ses  longs  doigts  nerveux  attaquaient  le  Prélude  de  Parsifal... 
Mais  le  souvenir  le  plus  poignant  de  mon  séjour,  ce  qui  fait  que 
malgré  toutes  les  billevesées  impériales,  malgré  la  Strassbur^ 
ger-Post  et  la  Norddeutsche  Zeitung,  malgré  M.  Schiemann, 
malgré  les  Denkmaler,  malgré  les  brochures  pangermanistes,  — 
un  peu  de  mon  cœur  reste  encore  attaché  à  ce  que  M.  Moloch 
appelait  la  chère  Allemagne,  —  ce  sont  assurément  mes  après- 
midi  passées  dans  le  cachot  du  docteur  prisonnier,  et  surtout 
cette  après-midi  du  18  septembre,  où  commença  d'être  pressenti 
Tarrêt  du  juge  d'instruction  qui  renvoyait  Moloch  devant  la  cour 
d'assises  de  Litzendorf.  Mon  cœur  était  alors  anxieux  et  sombre. 
Le  lendemain,  Gritte  partait  pour  Paris,  et  la  princesse  pour 
Carlsbad.    Le  surlendemain,  je  devais  rejoindre   la  princesse. 


Digitized  by 


Googk 


"^ 


*268  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Malgré  mes  propres  tracas,  je  fus  tellement  frappé  de  ce  quî  fut 
dit,  ce  jour-là,  qu'ayant  observé  que  Franz  Kapith,  assis  sur  un 
escabeau  près  de  la  baie  cintrée,  prenait  des  notes  sténogra- 
phiques,  je  lui  demandai  de  me  communiquer  ces  notes,  quand 
il  les  aurait  développées  en  clair.  J'en  reçus  dès  le  lendemain 
une  copie,  que  j'ai  conservée.  Elle  n'est  point  de  la  main  du 
rouge  enfant  de  Francfort.  L'ardente  et  frêle  Gerta  a  pris  le  soin 
non  seulement  de  la  recopier  pour  moi,  mais  même  de  la  tra- 
duire en  français.  Et  ce  français,  pour  être  un  peu  scolaire,  ne 
laisse  pas  d'avoir  une  certaine  saveur.  D'ailleurs  il  peint  plus 
fidèlement  cet  entretien  germanique  qne  je  ne  l'aurais  su  faire 
avec  me.s  habitudes  de  Latin. 

MANUSCRIT   DE   GERTA 

Ce  jour-là,  nous  nous  rendîmes  à  la  prison  plus  tôt  que  de 
coutume,  parce  que  le  bruit  avait  couru  la  veille  au  soir  que 
l'arrêt  du  juge  d'instruction  allait  être  rendu.  Et  en  effet,  quand 
nous  arrivâmes  devant  la  porte  de  la  prison,  le  geôlier  nous  dit 
d'attendre  quelques  instans  :  «  Car,  ajouta-t-il,  le  capitaine- 
directeur  est  en  ce  moment  auprès  du  prisonnier  et  lui  apprend 
que  le  juge  a  signé  son  renvoi  devant  le  tribunal.  » 

Quelques  momens  après  on  nous  ouvrit.  En  entrant,  nous 
trouvâmes  le  docteur  assis  sur  sa  couchette  de  prisonnier,  et  la 
Frau  Doctor  debout  à  côté  de  lui.  Elle  s'essuyait  les  yeux  sans 
parler.  Le  docteur  nous  salua  : 

—  Prenez  place,  nous  dit-il.  Vous  connaissez  la  nouvelle? 
Je  vais  compai*aître  devant  la  cour  d'assises  pour  répondre  d'un 
attentat  que  je  n'ai  pas  commis.  Or,  comme  il  n'y  a  pas  de  rai- 
sons pour  que  douze  Thuringiens  jurés  aient  plus  de  perspicacité 
qu'un  seul  Thuringien  juge,  car  douze  fois  zéro  égalent  encore 
zéro,  il  est  probable  que  je  serai  condamné... 

Ici  la  Frau  Doctor  laissa  entendre  un  sanglot  étouffé. 

—  Femme,  lui  dit  son  époux  en  souriant,  rappelle-toi  que 
Xantippe  ayant  troublé  par  ses  cris  la  sérénité  philosophique  de 
son  dernier  entretien,  Socrate  n'hésita  pas  à  la  faire  ramener 
cher  elle  par  les  esclaves  de  Criton. 

La  Frau  Doctor  cessa  de  gémir.  Le  professeur  français  du 
jcuuc  prince  Max,  qui  était' entré  avec  nous,  dit  alors  : 

—  J'ai,  malgré  tout,  plus  de  confiance  dans  l'intellect  de  douze 


Digitized  by 


Googk 


5^T5 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLOCH.  269 

bourgeois  libres  que  dans  celui  d'un  fonctionnaire  toujours  pré- 
venu et  craintif. 

—  Vous  parlez  comme  un  Français,  répliqua  le  prisonnier. 
El  encore  votre  doctrine  ne  correspond-elle,  en  France,  qu'à  un 
idéal,  et  nullement  à  une  réalité.  En  France  comme  en  Alle- 
magne, ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  justice  n'est  que  l'ap- 
pareil social  de  la  Force.  Toutefois,  je  conviens  que  cet  appareil 
est  particulièrement  dangereux  dans  un  petit  Etat  comme  celui- 
ci,  où  le  contrôle  de  l'opinion  est  insignifiant,  et  où,  de  plus, 
la  servile  imitation  de  la  Prusse  recommande  et  fait  prévaloir 
un  idéal  de  féodalité. 

—  Le  sentiment  de  la  justice,  objecta  Albert  Grippenstahl, 
de  Nuremberg,  qui  était  demeuré  debout,  adossé  contre  la  mu- 
raille de  la  vaste  pièce,  vit  cependant  et  toujours  vivra  dans  le 
cœur  germanique. 

—  Vous  êtes  moral  et  patriote,  Albert,  lui  répondit  le  doc- 
teur. Belles  qualités  lorsqu'elles  fleurissent  naturellement  sur 
une  àme,  ainsi  que  des  fleurs  sur  une  plante  !  Mais  il  faut  votre 
pieux  aveuglement  pour  ne  pas  voir  que  ce  pays  est  en  train  de 
mentir  à  sa  tradition  et  de  se  dérober  à  sa  mission,  justement 
parce  qu'il  a  abdiqué  ce  culte  de  la  justice  pour  le  culte  de  la 
force.  Depuis  que  l'homme  néfaste  à  qui,  Taulrc  jour,  on  dres- 
sait ici  une  statue  a  osé  dire  :  «  La  force  prime  le  droit,  »  l'âme 
de  l'Allemagne  a  été  violentée.  Plus  tard,  un  autre  de  nos  chan- 
celiers, qui  n'est  même  pas  M.  de  Bismarck,  a  commenté  la 
pensée  de  son  maître  en  disant  à  son  tour  :  «  Plus  on  est  fort, 
plus  on  a  de  droits.  »  D'où  je  conclus  que  quand  on  n'a  pas  de 
force  on  n'a  pas  de  droit  du  tout.  Ce  qui  est  mon  cas  présent. 
Par  conséquent  je  dois  être  et  je  sertii  condamné.  Et  cette  enfant, 
ajouta-t-il  en  passant  sa  main  dans  les  cheveux  de  Gerta 
Epfenhof,  qui  était  assise  à  ses  pieds,  devra  désormais  se  char- 
ger toute  seule  des  soins  du  culte  dans  la  chapelle  la  rue  aux 
Choux. 

—  Nombre  de  bons  esprits,  cependant,  —  objecta  Franz 
Kapith  de  Francfort-sur-le-Main,  qui  était  assis  sur  un  escabeau 
auprès  de  la  fenêtre  voûtée  et,  de  temps  en  temps,  prenait  des 
notes,  —  nombre  de  bons  esprits  en  Allemagne  défendent  encore 
le  parti  du  droit  et  de  la  pensée  contre  le  règne  de  la  Force. 

—  Pas  si  nombreux  que  cela,  s'écria  le  docteur  en  se  levant 
du  lit  où  il  était  assis  et  en  marchant  vers  Franz  Kapith  avec  une 


Digitized  by 


Googk 


270  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

agilité  qui  évoqua  devant  nos  yeux  Tallure  habituelle  de  notre 
maître  chéri...  Ce  qui  m'inquiète  au  contraire,  c'est  que  le 
lui  te  de  la  force  s'impose  de  plus  en  plus  en  Allemagne  à  Cin- 
leltigence  elle-même.  Voulez- vous  penser  librement?  On  vous 
fait  taire  par  l'argument  de  la  force  :  et-  vous  vous  taisez.  La 
force  gouyernementale  règne  par  Tinquisition  et  la  brutalité 
bureaucratique  sur  l'intimité  même  des  ménages  :  est-il  un  pays 
où  le  fonctionnaire  soit  plus  intolérant  et  plus  intolérable  qu'en 
Prusse  et  dans  les  provinces  germaniques  d esprit  prussien? 
Tous  les  discours  du  souverain  sont  des  hymnes  à  la  force.  On 
ne  peut  inaugurer  un  hôpital  ni  une  école  sans  invoquer  l'épée 
allemande.  A  quoi  bon?  L'Allemagne  a  fait  au  siècle  dernier  une 
chose  magnifique  :  son  unité.  Elle  pouvait  la  célébrer  par  des 
monumens  :  c'était  son  droit.  Elle  a  préféré  célébrer  la  défaite 
d'un  ennemi  accidentel,  qu'elle  a  vaincu  parce  qu'elle  avait  de 
plus  nombreux  soldats  et  un  meilleur  armement  :  contingences 
qui  peuvent  d'un  jour  à  l'autre  se  retourner  contre  elle  en  sens 
inverse.  Mais  l'idée  d'unité  flatte  moins  les  dévots  de  la  force 
que  ridée  de  victoire.  Chaque  petit  Allemand  est  ainsi  accou- 
tumé à  penser,  selon  la  parole  de  notre  bien-aimé  chancelier, 
que  «  celui  qui  a  le  plus  de  force  a  le  plus  de  droits.  »  Et  il  se 
soucie  par  conséquent  avant  tout  d'être  fort,  ou  du  moins  de 
pouvoir  user  de  la  force,  en  guise  de  droits. 

—  Eitel,  murmura  la  Frau  Doctor,  qui  maintenant  avait 
essuyé  ses  larmes  et  qui  suivait  l'entretien  avec  une  merveil- 
leuse sérénité;  Eitel,  je  te  trouve  injuste  pour  notre  chère  Ger- 
manie. Le  culte  abusif  de  la  force  peut  séduire  nos  gouvernans 
aux  dépens  du  droit.  Mais  l'opinion  demeure  éprise  de  justice. 
Tu  ne  peux  nier  qu'un  grand  mouvement  de  sympathie  se  soit 
révélé  autour  de  l'injustice  dont  tu  es  victime.  Pense  aux  articles 
des  feuilles  libérales,  à  la  protestation  des  intellectuels,  à  la 
campagne  du  Simplicissimus  !  Et  ne  vois-tu  pas,  dans  ta  prison, 
tes  élèves  préférés  délégués  par  leurs  camarades  ? 

Le  prisonnier  secoua  la  tête;  par  la  fenêtre  voûtée  pénétrait 
un  rayon  de  soleil,  qui,  se  jouant  dans  ses  cheveux  blancs,  lui 
faisait  comme  une  auréole  autour  du  front.  Il  s'assit  sur  un 
escabeau,  près  de  Franz  Kapith. 

—  Chère  épouse,  reprit-il,  toutes  ces  manifestations  que  tu 
dis,  sauf  la  présence  ici  de  mes  élèves  (et  ils  sont  quatre  en 
tout),  ne  prouve  rien  contre  les  faits  que  je  déplore.  Des  jour- 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  3IADAME   MOLOCH.  271 

naux,  des  intellectuels  protestent  parce  qu'aujourd'hui  le  péril 
de  la  force  leur  apparaît  dirigé  contre  eux.  Mais  eux-mêmes^ 
crois-le  bien,  sont  intoxiqués  par  l'encens  qui  monte  de  partout; 
en  Allemagne,  vers  le  Dieu-Force.  Le  jour  où  les  socialistes  alle- 
'mands  seraient  les  maîtres,  je  gage  que  rien  ne  changerait  aux 
mœurs  politiques  et  sociales  de  T Allemagne.  Toujours  triom- 
pherait la  doctrine  :  «  Le  plus  fort  a  le  plus  de  droits.  »  Car  de- 
puis trente  ans  les  jeunes  cerveaux  allemands  sont  façonnés  â 
ne  comprendre  que  celle-là.  Et  je  trouve  cet  aphorisme  du 
chancelier  von  Bûlow  si  beau,  si  significatif,  si  représentatif  dé 
TAlIemagne  moderne,  que,  dans  les  loisirs  de  ma  solitude,  je 
Tai  gravé  avec  mon  canif  sur  la  pierre  féodale  de  ce  cachot. 
Quand  le  soleil  touchera  le  mur  occidental,  encore  dans  Tombre 
à  l'heure  présente,  vous  le  verrez  apparaître. 

Comme  notre  Maître  bîen-aimé  achevait  cette  phrase,  dési- 
gnant du  doigt  la  muraille  encore  voilée  par  un  pan  d'ombre,  les 
serrures  de  la  porte  grincèrent,  la  porte  tourna  sur  ses  gonds, 
repoussée  par  le  geôlier,  et  le  geôlier  lui-même  entra,  portant 
dans  un  plateau  sept  cruches  de  bière.  La  mousse  débordait,  aux 
oscillations  de  sa  marche,  sous  les  couvercles  d'étain.  Il  déposa 
le  tout  sur  la  table  du  cachot,  puis  s'avança  ensuite  vers  le  doc* 
teur,  sa  casquette  à  la  main,  et  découvrant  ainsi  le  front  chauve 
d'un  vétéran  de  la  grande  guerre  : 

—  Monsieur  le  docteur  et  ses  hôtes,  dit-il  respectueusement, 
n'ont  besoin  de  rien  de  plus? 

—  Non,  mon  ami,  je  vous  remercie,  répliqua  le  Maître. 
Et  quand  il  fut  parti  : 

—  Avez-vous  observé,  nous  dit  le  docteur,  combien  cet 
homme  est  honnête  ?  Jamais  il  ne  m'a  dit  un  mot  brutal  ;  il  me 
sert  comme  s'il  était  à  moi.  Pourtant,  comme  moi-môme,  il  a 
défendu  la  patrie  au  risque  de  ses  jours.  Et  il  n'avait  pas  eu 
besoin,  pour  cela,  pas  plus  que  moi-môme,  d'être  élevé  dans  le 
mépris  du  droit,  dans  le  culte  de  la  force...  Lorsque  je  quitterai 
cette  prison,  je  donnerai  une  pièce  d'or  de  vingt  marks  à  ce 
guerrier  demeuré  compatissant. 

Le  docteur,  sur  ces  paroles,  s'approcha  de  la  table,  et  prenant 
one  cruche  dit  : 

—  Prosit! 

Il  s'abreuva,  et  nous  après  lui.  Nous  reprîmes  ensuite  nos 
places  et  notre  entretien. 


Digitized  by 


Googk 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Michel  Urnitz  n'avait  rien  dit  encore.  Il  était  à  demi  étendu, 
avec  une  nonchalance  pleine  de  grâce,  sur  un  banc  de  bois,  pré- 
cisément contre  le  mur  où  le  professeur  Zimmermann  avait 
gravé  laphorisme  du  prince  de  Bûlow. 

—  Maître,  objecta-t-il,  tous  les  peuples  n'ont-ils  pas,  tou- 
jours, adoré  le  Dieu-Force?  La  Force  romaine  a  soumis  Tunivers, 
la  Force  barbare  détruisit  l'Empire  romain.  La  Force  a  démem- 
bré la  Pologne.  La  Force  française  a  bousculé  l'Europe  jusqu'à 
l'heure  où  la  Force  européenne  a  bousculé  la  France...  N'est-ce 
pas  une  sorte  de  loi  ethnique,  inévitable,  et  dès  lors,  u'a-t-on 
pas  quelque  raison  de  la  recommander  comme  valable?  L'étude 
de  la  nature  que  j'ai  entreprise  sous  vos  auspices  confirme 
l'esprit  de  l'observateur  dans  cette  doctrine  que,  s'il  est  un  Dieu, 
ce  dieu  s'appelle  Force. 

La  figure  spirituelle  de  notre  maître  se  plissa  dans  une  con- 
traction de  gaîté;  son  rire  d'enfant  innocent  résonna  sous  les 
voûtes  de  pierre.  Il  menaça  du  doigt  Michel  qui  gardait  le  plus 
imperturbable  sérieux. 

—  Slave  astucieux!  s'écria-t-il...  comme  il  connaît  bien  les 
procédés  de  la  dialectique  platonicienne!  Comme  il  sait  donner 
à  ime  discussion  le  propice  coup  de  barre,  et  faire  jaillir  les 
mots  qui  doivent  être  dits!...  Michel,  poursuivit-il  en  se  tour- 
nant vers  nous,  vient  de  nous  fournir  le  meilleur  argument  his- 
torique pour  démontrer  la  faiblesse  de  la  force  :  c'est  que  toute 
force  provoque  la  réaction  d'une  force  adverse.  La  menace  de 
cette  force  adverse  inquiète  déjà  l'Allemagne.  Nos  gouvernans 
ont  trop  proclamé  notre  puissance  ;  nos  associations  de  l'armée 
et  de  la  flotte  ont  trop  brusquement  bu  à  l'Allemagne,  maîtresse 
du  monde  ;  nos  théoriciens  pangermanistes  ont  trop  averti  les 
peuples  du  rôle  d'esclaves  qu'ils  leur  destinent.  Ils  ont  inspiré 
au  monde,  pour  la  force  allemande,  le  genre  de  respeci  que 
l'on  réserve  aux  fléaux. 

Franz  Kapith,  qui  continuait  de  prendre  des  notes,  assis 
sous  la  fenêtre  voûtée,  murmura  : 

—  Peut-être  est-ce  la  menace  des  autres  peuples  qui  a  contraint 
l'Allemagne  à  développer  sa  force  et  à  ne  compter  que  sur  elle. 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  paroles  que  notre  Maître  se 
précipita  vers  lui,  dans  une  grande  agitation  : 

—  Fritz,  s'écria-t-il,  si  tu  penses  cela  sincèrement,  lu  n'es 
qu'un  minus  habeiis  et  un  sot  ! 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCH.  273 

Fritz  lui  fit  signe  de  ne  pas  aller  trop  vite  et  sténographia 
de  son  mieux  :  «  un  minus  habens  et  un  sot.  » 
Le  docteur  poursuivit  : 

—  Le  règne  de  la  Force  a  été  restauré  vers  1848  par  la 
Prusse,  à  l'instigation  de  Bismarck  ;  les  guerres  de  1864,  de  1866, 
de  1870  ont  été  inventées  par  la  Prusse  qui  les  voulait.  C'est  Tévi- 
dence  môme,  'et  un  pithécanthrope  de  Java  le  comprendrait. 

—  Cependant,  insista  doucement  la  Frau  Doctor,  la  France 
a  voulu  longtemps  la  revanche. 

—  Madame,  objecta  le  professeur  français,  n'oubliez  pas  que 
l'idée  de  revanche  est  née  en  France  non  pas  précisément  du 
fait  d'avoir  été  vaincue,  mais  de  l'acte  de  spoliation  accompli  sur 
l'Alsace-Lorraine,  acte  contre  lequel  Bebel  a  protesté,  et  aussi 
votre  mari. 

—  Et  combien  j'eus  raison  de  protester!  reprit  le  docteur. 
L'annexion,  sans  aucun  profit  pour  l'Allemagne,  a  matérialisé  et 
perpétué  aux  yeux  de  l'Europe  le  fait  de  la  conquête.  Metz,  ville 
où  personne  n'entendait  l'allemand,  fut  occupée  par  les  Ger- 
mains contre  le  vœu  des  habitans.  Aucun  autre  argument  que 
celui  de  la  force  ne  peut  justifier  cela.  Ainsi  fut  inauguré  avec 
éclat  un  ordre  politique  fondé  sur  la  force.  Cet  ordre  ne  peut 
dnrer  qu'à  la  condition  de  garder  le  Dieu-Force  avec  soi.  D'où 
la  doctrine  de  Bismarck  et  de  ses  successeurs... 

En  ce  moment,  le  soleil  illumina  tout  le  mur  jusque-là  resté 
dans  l'ombre,  et  l'on  vit,  gravée  en  caractères  gothiques,  la  pen- 
sée de  M.  de  Bûlow: 

CELUI  QUI  A  LE  PLUS  DE  FORCE  A  LE  PLUS  DE  DROITS 

Michel  Urnitz,  que  ce  rayon  de  soleil  gêna,  quitta  son  banc 
et  alla  s'asseoir  sur  le  colTre  grossier  où  l'on  entassait,  l'hiver,  le 
bois  de  chauffage  pour  les  prisonniers. 

—  Maître,  dit-il,  je  suis  très  frappé  de  votre  réplique  touchant 
la  faiblesse  réelle  de  la  Force.  Mais  il  me  semble  que  vous  n'avez 
pas  répondu  à  ma  principale  objection  :  que  toute  la  nature  nous 
enseigne  le  procédé  de  la  Force,  et  que  rien  n'y  progresse  que 
par  la  Force. 

D'un  geste  vraiment  prophétique,  le  glorieux  prisonnier  lui 
signifia  qu'il  allait  répondre.  Nous  fîmes  un  grand  silence,  car, 
malgré  nous,  la  valeur  de  l'objection  de  Michel  nous  inquiétait. 
TOM»  XXXV.  —  1906.  iS 


Digitized  by 


Googk 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Écoutez-moi,  fit  Zimmermann...  et  qu'une  fois  pour  toutes 
ce  sophisme  soit  aboli  dans  vos  pensées. 

Il  s'approcha  de  la  table,  et,  oubliant  qu'il  avait  déjà  vidé  sa 
cruche,  saisit  celle  d'Albert,  qui  demeurait  à  demi  pleine. 

—  D'abord,  poursuivit-il,  je  nie  que  les  forces  destructives 
prédominent  dans  la  nature.  Bien  plutôt  m'apparaît  la  prédomi- 
nance des  forces  constitutives,  conservatrices.  Ignorez- vous  que 
la  somme  des  forces  attractives  qui  constituent  ce  simple  pot  de 
grès  (et  il  brandissait  la  cruche  d'Albert)  suffirait,  si  brusque- 
ment elle  se  lassait  de  maintenir  cohérentes  les  molécules  qui 
le  composent,  à  faire  sauter  cette  prison,  et  le  rocher  dans  lequel 
on  l'a  pratiquée?  La  prétendue  doctrine  de  la  lutte  pour  la  vie 
n'est  donc  qu'une  superficielle  interprétation  des  phénomènes, 
une  interprétation  d'ignorans.  Les  luttes  destructives  que  nous 
apercevons  à  la  surface  du  globe,  c'est  un  remous  léger,  auprès 
du  jeu  formidable  des  forces  dépensées  pour  constituer,  pour 
perfectionner  les  êtres.  0  nature,  la  leçon  que  tu  nous  donnes 
est  une  leçon  d'intégration  et  non  de  désagrégation!  Que  tes 
forces  aveugles,  qui  ne  sont  pas  conscientes  d'elles-mêmes,  se 
heurtent  parfois  et  semblent  vouloir  détruire  :  autant  d'accidens 
passagers,  comme  la  rencontre,  dans  Téther,  de  deux  astres  sou- 
dain éparpillés  en  inutile  poussière...  Mais  que  la  seule  force 
consciente,  la  volonté  humaine,  puisse  abuser  d'elle-même,  con* 
trarier  son  rôle  é\ident,  et  détruire  pour  détruire,  n'est-ce  pas 
un  prodigieux  non-sens,  une  incroyable  aberration?...  Heureu- 
sement, malgré  lui-même,  l'homme  est  contraint  de  collaborer 
à  l'eflfort  universel  de  la  nature:  malgré  lui,  l'Idée  le  dirige  vers 
le  but  commun  d'intégration,  de  conservation,  de  perfection. 
Voilà  des  milliers  d'années  que  les  hommes,  à  la  surface  du 
globe,  ne  cherchent  en  apparence  qu'à  se  dominer  ou  à  se  détruire  : 
et  cependant,  de  siècle  en  siècle,  puis  d'année  en  année,  la  Force 
brutale  a  reculé  devant  l'Idée.  Le  moyen  âge,  aveugle  et  sangui- 
naire, nous  fait  horreur  ;  des  temps  naîtront  pour  qui  notre  époque 
apparaîtra  barbare  comme  un  autre  moyen  âge...  De  gauches 
essais  de  réaction  comme  celui  que  tente  l'Allemagne  depuis 
Bismarck  n'arrêtent  pas  l'évolution  du  monde.  Seulement,  ils 
laissent  une  tache  dans  l'histoire  :  et  je  m'attriste  que  cette 
tache  marque  le  sol  de  ma  patrie  ! 

Le  soleil  sur  son  déclin  entrait  désormais  généreusement  par 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR   ET  MADAME  MOLOCH.  275 

la  fenêtre  voûtée,  il  illuminait  les  vieilles  pierres  abruptes  des 
murailles,  jadis  abri  de  la  force  féodale,  actuellement  encore 
entraves  à  la  liberté  de  la  pensée.  Notre  maître  les  parcourut 
du  regard  :  nous  devinâmes  que  sa  pensée  défiait  leur  contrainte. 
11  leva  de  nouveau  la  cruche  d'Albert  que  celui-ci  ne  pouvait 
s'empêcher  de  suivre  des  yeux  avec  quelque  inquiétude,  car 
Tenthousiasme  lui  donnait  soif,  et  il  perdait  Tespoir  que  ce  reste 
de  bière  dût  servir  à  le  désaltérer. 

—  Enfans,  continua  le  docteur,  je  veux,  moi  aussi,  entonner 
mon  hymne  à  la  Force  :  mais  non  pas  comme  ces  sots  orgueil- 
leux qui,  par  le  mot  de  Force,  entendent  oppression  ou  destruc- 
tion. Je  veux  célébrer  la  Force  de  conservation  et  de  cohésion, 
qui  fait  que  le  monde  est  monde  et  que  mon  moi  est  moi.  La 
Force  que  je  célèbre,  et  en  l'honneur  de  laquelle  je  lève  mon 
pot  de  bière,  ne  se  distingue  pas  de  l'Idée,  ou  plutôt  la  plus  par- 
faite expression  en  est  l'Idée.  Idée,  tu  es  bien  la  vraie  Force  : 
car  contre  toi,  rien  ne  prévaut.  0  suprême  Force  de  cohésion  1 
Toute  la  Grèce  antique  a  disparu  sous  les  décombres  de  l'his- 
toire :  et  pourtcmt  elle  vit  encore,  elle  palpite,  toujours  jeune 
autour  d'Homère,  de  Xénophpn,  de  Platon,  de  Sophocle.  Vai- 
nement les  légions  et  les  hordes  ont  foulé  son  territoire  et  en- 
chaîné ses  enfans  :  vainement  le  temps  a  fait  crouler  ses  fron- 
tons et  rongé  ses  portiques;  la  Grèce  du  passé  demeure  une 
chose  réelle  et  présente,  infiniment  plus  réelle  et  mieux  présente 
que  la  Grèce  d'aujourd'hui,  où  l'Idée  ne  revêt  encore  qu'une  ap- 
parence informe...  Pareillement,  l'Allemagne  de  M.  de  Bûlow  ou 
même  celle  de  M.  de  Bismarck,  n'ont  qu'une  réalité  pîussagère; 
elles  sont  Texpression  d'une  géographie  momentanée,  comme 
l'empire  d'Alexandre  ou  celui  de  Charles-Quint,  comme  la  France 
de  1810.  Qu'est-ce  que  Sedan?  Rien.  Sedan,  moindre  qu'Iéna,  a 
effacé  léna.  Fit  sans  doute  il  existe  quelque  part  à  la  surface  du 
globe  un  petit  village  dont  le  nom,  quelque  jour,  effacera  Sedan. 
Toute  œuvre  de  force  brutale  n'est,  au  fond,  qu'une  manifesta- 
tion de  faiblesse,  puisqu'elle  est  destinée  à  être  anéantie  par  une 
autre  force...  Mais  il  est  une  Allemagne  éternelle,  qui  défie  toute 
brutalité  hostile  des  hommes  et  même  Taction  du  temps  :  la 
Pensée  allemande,  c'est-à-dire  la  saveur  particulière  de  la  pensée 
ûumaine,  la  vibration  particulière  de  la  sensibilité  humaine 
dans  la  race  allemande,  qui  lui  font  comprendre  ce  que  d'autres 
peuples  n'ont  pas  compris  si  bien,    ressentir   ce    que   d'autres 


Digitized  by 


Googk 


276  ',    ÈEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peuples  n'ont  pas  ressenti  si  intensément.  Pensée  allemande,  tu 
es  la  vraie  Force  allemande.  Tu  t'appelles  Gœthe,  Heine,  Schiller, 
Kant,  Hegel,  Schopenhauer,  Nietzsche,  et  aussi  Bach,  Beetho- 
ven, Wagner...  Toute  l'organisa tion  politique  et  sociale  peut 
être  bouleversée  sur  le  sol  germanique,  rien  n'empêchera  la 
pensée  et  la  sensibilité  allemandes  de  demeurer  vivantes  et  pré- 
sentes dans  l'œuvre  de  ces  grands  Allemands.  0  Force  alle- 
mimde,  Force-Idée,  plus  forte  que  tout,  je  te  vénère  !  Je  bois  à 
to\.. 

Il  porta  à  ses  lèvres  la  cruche  d'Albert  et  la  vida  d'un  trait... 
Quand  il  l'eut  reposée  sur  la  table,  nous  fûmes  autour  de  lui, 
même  Albert  résigné,  même  le  professeur  français,  à  lui  serrer 
ta  main,  à  l'embrasser.  Une  violente  émotion  nous  avait  saisis, 
taiit  son  visage  s'était  illuminé,  tant  sa  voix  avait  pris  d'accent 
aux  derniers  mots  qu'il  prononçait...  Maintenant,  nous  vîmes 
quelques  larmes  heureuses  s'échapper  de  ses  yeux  et  couler  sur 
ses  joues  ridées.  H  murmura  : 

—  Merci...  mes  amis,  merci... 

Et,  comme  les  hommes  s'écartaient  un  peu  de  lui,  il  garda 
un  bon  moment,  serrées  contre  son  cœur,  Gerta  Epfenhof  et 
Frau  Zimmermann. 

Nous  n'étions  pas  encore  apaisés,  et,  comme  l'émotion  nous 
séchait  la  gorge,  nous  vidions  à  notre  toulr  nos  cruches  de  bière, 
quand  le  porte-clés  reparut  : 

—  Monsieur  le  docteur,  dit-il  respectueusement,  il  faut  que 
messieurs  les  étudians  se  retirent  et  aussi  la  Fraûlein,ajouta-t^il, 
en  désignant  Gerta  Epfenhof...  M"'  la  Frau  Doctor  et  M.  le 
docteur  français  peuvent  demeurer. 

Nous  nous  regardâmes  avec  étonnement.  Le  vieil  invalide 
semblait  embarrassé. 

—  n  vient  d'arriver,  reprit-il,  quelqu'un...  une  personne  de 
la  Cour  qui  me  défend  de  la  nommer,  et  qui  veut  parler  à  M.  le 
docteur  Zimmermann  sans  autre  témoin  que  M"'  la  Frau  Doctor 
et  M.  le  professeur  français. 

Le  docteur  éclata  de  rire. 

—  N'essayons  pas,  enfans,  dit-il,  de  comprendre  les  caprices 
de  la  Force.  Betirez-vous  et  revenez  me  voir. demain  si  cela 
VOUS:  est  encore  permis.  Peut-être  n'aurons-nous  plus  le  loisir 
de  beaucoup  d'entretiens. 

Il  nous  çmbrassa  tous  ;  nous  quittâmes  ensemble  le  cachot. 


Digitized  by 


Googk 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH.  277 

Le  porte-clés  referma  la  porte  derrière  lui  et  nous  accompagna 
jusqu'à  rissue  des  bâtimens.  Il  nous  fut  impossible  d'apercevoir 
le  personnage  de  la  Cour  qu'  nous  faisait  renvoyer  de  ia 
prison.  » 

Ici  s'arrête  le  manuscrit  de  Gerta  Epfenhof. 

Je  le  relis  souvent,  car  il  évoque  pour  moi  une  journée  mé- 
morable où  quelque  chose  de  ma  destinée  se  décida,  presque 
en  dehors  de  moi,  où,  pour  mieux  dire,  des  événemens  qui 
semblaient  indifférens  à  mon  avenir,  modifièrent  mon  cœur  et 
mes  desseins. 

Quand  la  porte  se  fut  refermée  sur  les  quatre  disciples 
d'Iéna,  nous  demeurâmes  quelques  instans  seuls  dans  le  cachot, 
les  deux  vieux  époux  et  moi.  M""'  Moloch  s'écria,  les  yeux  en- 
flammés d'amour  : 

—  Eitel,  il  n'est  pas  possible  qu'un  homme  tel  que  toi,  que 
toute  TAllemagne  pensante  chérit  et  admire,  soit  jugé  comme- 
un  malfaiteur  vulgaire,  comme  un  imbécile  terroriste  qui  croit 
réformer  le  monde  en  faisant  éclater  de  la  dynamite...  Et,  bien 
sûr,  ce  personnage  de  la  Cour  vient  t'annoncer  que  l'arrêt  du 
juge  n'est  pas  ton  renvoi  devant  le  tribunal,  que  ton  innocence 
est  reconnue  et  qu'on  va  te  mettre  en  liberté. 

Moloch  hocha  la  tête  et  passa  ses  doigts  couleur  d'ivoire  dans 
ses  cheveux  blancs. 

—  Femme,  dit-il,  ne  te  berce  pas  de  vaines  espérances.  Je  te 
répète  que  nous  vivons  sous  le  principat  de  la  Force.  A  quoi; 
bon  chercher  à  prévoir  logiquement  les  actes  de  la  Force,  qui 
exclut  la  logique  ? 

La  porte  du  cachot  se  rouvrit  en  cet  instant. 

Marcel  Pkévost.^ 
{La  dernière  partie  an  prochain  numéro.) 


Digitized  by 


Googk 


HVOLtTION  DE  LA  adESTION  D'ORIENT 

DEPLÏS  LE  CONGRÈS  DE  BERLIN 

(1875-1906) 


L'Europe,  meurtrie  en  Extrême-Orient  par  les  victoires  ia;:()- 
naises,  aux  prises,  chez  elle,  avec  l'inconnu  des  grands  l)ouie- 
versemens  3ociaux,  bercée  par  les  visions  toujours  séductrices 
de  la  paix  et  de  Tamour  universels,  pourrait-elle,  un  jour  pro- 
chain, se  trouver  face  à  face  avec  la  réalité  toujours  redoutable 
d'une  crise  de  la  question  d'Orient?  Il' serait  hasardeux  de  le 
prédire,  mais  plus  téméraire  encore  de  le  nier. 

Les  causes  spécifiques  et  locales  d'où  pourraient  surgir,  dans 
la  pé.iinsule  balkanique  ou  dans  l'Asie  turque,  de  graves  pertur- 
bations, une  rupture  d'équilibre  capable  d'entraîner  des  compli- 
cations européennes  sortent  naturellement,  comme  d'une  source 
intarissable,  du  conflit  séculaire  qui  est  le  fond  même  de  la 
question  d'Orient,  entre  le  Turc  régnant  et  les  peuples  jadis  con- 
quis par  lui  et  aujourd'hui  émancipés  ou  en  voie  de  l'être. 
L'exemple  des  États  balkaniques,  échappés  à  la  domination  otto- 
mane, est  de  nature  à  encourager  et  même  à  susciter  le  désir  de 
l'indépendance  chez  les  populations  encore  sujettes;  des  peuples 
que  l'on  croyait  elTacés  de  l'histoire  par  une  longue  prescrip- 
tion font  leur  rentrée  sur  la  scène  politique.  C'est  ainsi  qu'il 
existe  actuellement,  dans  les  Balkans,  une  question  macédo- 
nienne compliquée  d'une  question  albanaise  ;  dans  la  mer  Egée, 
une  question  crétpise;  en  Asie,  une  question  arménienne;  le 
mouvement  commence  à  s'étendra  jusque  chez  les  peuples  mu- 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  279 

sulmans:  nous  avons  expliqué  dernière mejit  ici  (1),  à  propos 
de  l'incident  de  Tabah,  comment  les  élémens  d'une  question 
arabe  paraissent  se  dégager  des  profondeurs,  jusqu'ici  mai  con- 
nues, de  l'Asie  occidentale.  Une  nationalité  qui  se  cherche  finit 
toujours  par  se  trouver  et  par  naître  à  la  vie  en  se  différenciant 
de  ses  voisines. 

Le  Sultan,  son  gouvernement  et  ses  Turcs,  d'une  part,  et,  de 
l'autre,  l'effort  continu,  mais,  selon  les  momens,  plus  ou  moins 
intense,  des  populations  sujettes,  pour  se  soustraire  à  l'autorité 
ottomane,  voilà  les  deux  premiers  élémens  de  la  question  orien- 
tale. Entre  eux  le  rapport  est  simple;  mais  voici  le  troisième 
terme  qui  introduit  dans  Téquation  un  élément  de  variation  et 
d'incertitude:  c'est  l'intervention  des  grandes  puissances  euro- 
péennes. On  peut  dire,  d'iine  façon  générale  et  l'histoire  en  main, 
que  les  grandes  crises  de  la  question  d'Orient  se  produisent 
chaque  fois  qu'aux  élémens  permanens  de  trouble  et  d'agitation 
que  renferme  l'Empire  ottoman,  vient  s'ajouter,  pour  les  surex- 
citer et  les  diriger,  l'intérêt  d'une  ou  de  plusieurs  puissances 
européennes.  Aujourd'hui  surtout  que,  dans  TEurope  occiden- 
tale, la  forte  constitution  des  nationalités  s'oppose  aux  vastes 
entreprises,  c'est  vers  l'Orient,  où  la  pâte  est  encore  malléable  et 
les  frontières  mal  déterminées,  où  la  péninsule  des  Balkans  et 
surtout  l'Asie  turque  offrent  un  champ  tout  neuf  d'expansion 
écoiK)mique  et  d'influence  politique,  que  les  grandes  puissances 
portent  leurs  ambitions  et  leurs  rivalités.  Enfin  l'Empire  ottoman 
est  souverain  légitime  de  quelques-uns  de  ces  points  stratégiques 
qui  commandent  les  grandes  routes  du  globe,  et  dont  la  posses- 
sion est  la  condition  de  toute  domination  maritime  et  de  toute 
hégémonie  mondiale  :  le  Bosphore,  les  Dardanelles,  Suez.  Toutes 
les  routes  de  l'Inde  passent  dans  les  eaux  ou  sur  le  territoire  de 
l'Empire  ottoman.  Aussi,  depuis  plus  d'un  siècle,  toutes  les 
grandes  alliances  ou  ententes  européennes  ont-elles  pivoté  autour 
de  la  question  d'Orient  ;  elles  se  sont  presque  toujours  conclues 
OH  rompues  à  propos  d'elle,  et  c'est  en  connexité  avec  elle  qu'il 
convient  de  les  étudier  si  l'on  veut  en  bien  comprendre  les  ten- 
dances et  le  but.  Sans  doute,  d'autres  élémens  sont  entrés  en 
ligne  de  compte;  mais  être  d'accord  sur  la  politique  à  suivre 
vis-à-vis  de  l'Empire  ottoman  a  toujours  été  la  conailion  néces- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1«  JuUlet  1906. 


Digitized  by 


Googk 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saire  au  succès  et  à  la  durée  de  toutes  les  combinaisons  euro- 
péennes. Albert  Sorel  a  admirablement  montré  comment  les  mo- 
narques coalisés  contre  la  Révolution  française  étaient  plus 
préoccupés  des  «  jacobins  de  Pologne  »  et  de  l'avenir  de  la 
Turquie  que  de  venger  Louis  XVI.  11  serait  facile  de  poursuivre, 
à  travers  tout  le  xix*^  siècle,  une  démonstration  du  môme  genre. 
Il  a  fallu  Tinjure  faite,  par  le  traité  de  Francfort,  à  la  France  et 
au  droit  qu'ont  les  peuples  de  disposer  d'eux-mêmes,  pour  faire, 
pendant  quelque  temps,  prédominer  dans  les  combinaisons 
européennes  un  élément  nouveau  :  la  nécessité  pour  TAUemagne 
de  garantir  et  de  consacrer  ses  conquêtes.  Encore  aurons-nous 
Toccasion  de  montrer  que  c'est  sous  leur  aspect  oriental  et  en 
relation  avec  les  événemens  balkaniques  qu'il  convient  d'étudier 
les  origines,  le  développement  et  la  décadence  de  ces  conjonc- 
tions politiques,  plus  ou  moins  étroites  et  plus  ou  moins 
durables,  qui  se  sont  appelées  ou  s'appellent  encore  l'Alliance 
des  trois  empereurs,  la  Triple  alliance  et  la  Double  alliance. 

Vis-à-vis  de  l'Empire  ottoman,  les  rôles  que  peuvent  prendre 
les  gi^ands  États  européens  ne  sont  pas  en  nombre  indéfini;  ils 
se  réduisent  en  définitive  à  deux  :  les  uns  ont  intérêt  à  préci- 
piter la  ruine  de  l'Empire  ottoman,  pour  s'en  approprier  les 
morceaux,  les  autres  préfèrent  maintenir  la  souveraineté  du 
Sultan  et  l'intégrité  de  ses  États  dans  l'espoir  d'y  exercer  une 
influence  prépondérante  ou  d'en  exclure  leurs  rivaux;  mais, 
selon  les  fluctuations  des  intérêts  et  le  hasard  des  circonstances, 
ce  ne  sont  pas  toujours  les  mêmes  acteurs  qui  jouent  le  même 
personnage;  comme  dans  le  duel  d'Hamlet  et  de  Laërte,  les 
adversaires,  dans  la  chaleur  de  la  lutte,  font  l'échange  de  leurs 
armes  sans  interrompre  le  combat.  C'est  un  chassé-croisé  de  ce 
genre  dont  nous  voudrions  précisément  montrer  les  origines  et 
les  causes  en  suivant  l'évolution  de  la  question  d'Orient  dans 
ces  trente  dernières  années.  Nous  prendrons  pour  point  de 
départ  la  guerre  de  1877  et  le  Congrèç  de  Berlin  qui  marquent, 
dans  les  rapports  de  l'Empire  ottoman  avec  les  peuples  qui  l'ha- 
bitent et  avec  les  grandes  puissances  européennes,  un  instant 
critique  et,  pour  ainsi  dire,  un  point  culminant.  Nous  verrons 
comment,  à  travers  des  crises  successives,  les  conséquences  de 
ces  grands  événemens  se  sont  développées  à  l'encontre  des  pré- 
visions des  politiques  qui  en  avaient  réglé  la  figuration  et  ma- 
chiné rintrigue;  et  peut-être  trouverons-nous,  chemin  faisant, 


Digitized  by 


Googk 


L  ÉVOLUTION    DE   LA   QUESTION   d'oRIENT.  281 

des  indications  de  nature  à  nous  faire  comprendre  en  quels 
termes  se  posent  aujourd'hui  les  divers  problèmes  dont  l'en- 
semble constitue  la  «  question  d'Orient.  » 

I 

A  travers  les  complications  orientales,  si  l'on  veut  ihercher 
un  fil  conducteur,  il  faut  d'abord  se  rendre  compte  de  la  contra- 
diction initiale  qui  pèse  sur  la  politique  européenne  dans  l'Em- 
pire ottoman  et  qui  l'oblige,  quoi  qu'elle  fasse,  à  se  désavouer 
sans  cesse  elle-même;  elle  consiste  dans  la  coexistence,  lorsqu'il 
s'agit  de  l'Empire  turc  et  de  son  avenir,  de  deux  états  d'esprit 
contradictoires  dont  l'un  conduit  à  la  «  politique  d'intervention,  » 
l'autre  à  la  «  politique  d'intégrité.  »  La  première  s'inspire  d'un 
idéal  abstrait,  religieux,  philosophique,  humanitaire,  et  elle  est 
multiple  en  ses  aspects  :  jadis  elle  a  fait  les  croisades,  et  la  laï- 
cisation de  la  politique  européenne  n'a  pas  réussi  à  faire  dispa- 
raître le  sentiment  obscur  d'une  solidarité  nécessaire  des  peuples 
chrétiens  en  face  des  non  chrétiens;  souvent, môme  dans  l'histoire 
tout  à  fait  contemporaine,  ce  ressouvenir  de  l'unité  perdue  s'est 
manifesté.  A  ces  sur\dvances  du  vieil  idéal  de  la  Chrétienté  s'est 
substitué,  ou  plutôt  s'est  superposé,  depuis  la  Révolution  fran- 
çaise, un  élément  nouveau  :  le  droit  des  peuples,  les  droits  de 
rhumanité  sont  devenus,  pour  les  partis  «  libéraux  »  ou  «  révo- 
lutionnaires, »  un  prétexte  à  faire  campagne  contre  les 
«  tyrans,  »  les  oppresseurs,  et,  en  particulier,  contre  les  Turcs. 
La  politique  d'intervention  aurait  pour  terme  l'expulsion  des 
Turcs  de  tous  les  pays  où  ils  ne  sont  pas  en  majorité  et  l'affran- 
chissement de  toutes  les  «  races  opprimées.  » 

Si  attrayant  est  le  but,  si  simples  les  moyens,  si  définitives 
les  solutions,  en  apparence  tout  au  moins,  que  la  tâche  est 
rendue  singulièrement  ingrate  aux  tenans  de  la  politique 
Jïntégrité.  Celle-ci  est  pli^s  difficile  à  définir,  puisqu'elle  ne  se 
réclame  d'aucune  doctrine  et  qu'elle  a  pour  règle  l'utilité  et  pour 
fin  l'intérêt.  Elle  est  opportuniste  et  prosaïque;  elle  sait  que  les 
grands  élans  de  générosité  soulèvent  parfois  le  monde,  mais 
qu'il  retombe  bientôt  dans  le  terre  à  terre  de  la  vie  matérielle  et 
dans  la  réalité  cruelle  de  la  lutte  pour  l'existence:  elle  sait  que 
les  peuples,  comme  le  bonhomme  Chrysale,  vivent  d'abord  de 
bonne  soupe.  Elle  n  est  cependant  pas  dépourvue  d'idéal,  puis- 


Digitized  by 


Googk 


282  ItEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'elle  se  propose  de  contribuer  à  la  grandeur  et  au  bonheur  des 
nations  et,  par  là,  de  travailler  au  bonheur  de  Thumanité.  Dans 
la  question  d'Orient,  les  solutions  opportunistes  l'emportent  pour 
la  première  fois  avec  notre  François  P^  :  le  Turc,  sous  le  patro- 
nage du  roi  Très  Chrétien,  entre  dans  la  vie  européenne  ;  pour  le 
maintien  entre  les  grandes  puissances  d'un  équilibre  qui  n'est,  à 
le  bien  prendre,  que  la  garantie  indispensable  à  leur  existence,  il 
devient  un  facteur  si  indispensable  que  «  l'intégrité  de  l'Empire 
ottoman  »  et  la  «  souveraineté  du  Sultan  »  ne  tardent  pas  à 
compter  parmi  les  fondemens  de  l'ordre  et  de  la  paix.  Les  puis- 
sances s'opposent,  même  par  la  guerre,  à  ce  que  Tune  d'entre 
elles  obtienne  en  Orient  des  avantages  exclusifs;  elles  prennent 
de  plus  en  plus  les  États  du  Sultan  sous  leur  sauvegarde  collec- 
tive et  font  de  la  question  d'Orient  la  question  internationale  par 
excellence. 

Mais  il  est  de  l'essence  d'une  politique  réaliste  de  se  garder  de 
toute  intransigeance  et  de  se  prémunir  contre  tout  dogmatisme. 
Le  vieil  esprit  de  croisade  ou  le  nouvel  esprit  d'émancipation 
sont  des  faits  dont  une  méthode  pratique  ne  se  refuse  pas  à  tenir 
compte  ;  les  grands  politiques  savent  faire  leur  part  à  ces  «  im- 
pondérables, »  les  discipliner  et  les  tourner  à  leur  avantage.  Le 
principe  d'intégrité  lui-même  n'a  rien  d'absolu;  il  s'adapte  aux 
besoins  et  aux  circonstances.  A  chaque  crise  provoquée  en  Orient 
par  la  révolte  des  peuples  sujets  de  la  Porte,  les  cabinets  euro- 
péens proclament  la  nécessité  de  maintenir  l'intégrité  de  l'Em- 
pire ottoman;  mais,  la  paix  faite,  le  calme  rétabli,  il  se  trouve 
qu'un  nouveau  territoire  ou  de  nouvelles  concessions  ont  été 
arrachées  au  Sultan  et  que,  peu  à  peu,  morceau  par  morceau, 
ses  États  fondent  et  se  disloquent,  tandis  que  de  nouvelles  natio- 
nalités indépendantes  se  constituent  et  se  fortifient.  Il  est 
presque  sans  exemple  qu'un  pays  chrétien,  une  fois  émancipé, 
ait  été  replacé  sous  le  joug;  les  chancelleries  européennes 
allèguent  que  «  l'opinion  publique  ne- le  permettrait  pas.  »  Ainsi 
la  Turquie  est  européenne  sans  l'être;  les  traités  lui  en  confè- 
rent le  titre;  mais,  dans  la  pratique,  elle  n'en  a  pas  les  préro- 
gatives; elle  est  admise  dans  le  «  concert,  »  mais  elle  y  reste 
•en  tutelle;  de  temps  à  autre  d'ailleurs,  elle  semble  vouloir  dé- 
montrer, par  quelques  «  atrocités  »  comme  celles  de  1877  ou 
celles  de  1894-1893,  qu'en  effet  elle  a  pour  gouverner  ses  sujets 
des  procédés  peu  "conformes  aux  coutumes  civilisées.  Les  traités 


Digitized  by 


Googk 


L  ÉVOLUTION    DE   LA   QUESTION    d'oRIENT.  283 

garantissent  à  la  Turquie  sa  place  dans  le  droit  public  européen  ; 
mais,  vis-à-vis  d'elle,  la  violation  flagrante  des  engagemens  les 
plus  solennels  a  été  souvent  tolérée,  approuvée  même,  pourvu 
qu'elle  tourne  à  Tavantage  des  sujets  émancipés  du  Sultan.  En 
1856,  trois  puissances  s'engagent,  par  le  traité  de  Paris,  à  défendre 
par  les  armes  l'intégrité  de  la  Turquie  :  quand  elle  est  attaquée 
en  1877,  pas  une  ne  bouge.  En  bien  des  circonstances,  les  Turcs, 
pour  qu'on  leur  reconnaisse  pleinement  raison,  nont  eu  qu'un 
tort,  celui  d'être  les  Turcs. 

Ainsi,  en  pratique,  «  la  politique  d'intervention  »  et  «  la 
politique  d'intégrité  »  trouvent  une  conciliation  dans  l'opportu- 
nisme des  solutions.  La  politique  française,  depuis  François  !•'  ' 
avait  su  trouver  la  combinaison  moyenne  :  elle  profitait  da' 
l'amitié  du  Turc  pour  obtenir  des  mesures  de  protection  dont 
bénéficiaient  les  chrétiens  de  l'Empire.  D'autre  part,  la  protection 
des  peuples  chrétiens  soumis  aux  Turcs  devient,  entre  les  mains 
des  puissances  européennes,  un  moyen  d'influence,  un  motif 
permanent  de  s'immiscer  dans  les  afl'aires  orientales.  Aussi  les 
traités  n'oublient-ils  jamais  de  stipuler  en  faveur  des  chrétiens» 
sujets  de  la  Porte  :  le  traité  de  Paris  a  son  article  9,  le  traité  de 
Berlin  son  article  61.  Articles  élastiques,  traités  commodes,  qu'il 
est  aussi  facile  de  passer  sous  silence,  lorsqu'on  n'a  pas  besoin 
de  les  appliquer,  que  d'invoquer  lorsqu'on  cherche  un  prétexte 
d'intervention.  Ce  procédé  empirique  est  devenu  une  méthode  : 
c'est  la  politique  des  réformes  que  l'on  pourrait  définir  un  com- 
promis entre  la  politique  aventureuse  d'intervention  et  la  poli- 
tique terre  à  terre  des  intérêts  ;  il  est  aisé  d'en  rire,  et  il  est  avéré 
que  les  réformes,  dans  la  Turquie  actuelle,  ne  sont  la  plupart 
du  temps  qu'un  trompe-l'œil;  lentement,  toutefois,  certains  ré- 
sultats ont  été  acquis,  et,  puisque  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman 
tt  le  maintien  de  l'autorité  du  Sultan  sont  apparus,  jusqu'à  pré- 
sent, comme  des  garanties  nécessaires  à  l'ordre  et  à  la  paix  de 
l'Europe,  la  politique  des  réformes,  si  illusoire  soit-elle,  n'était- 
elle  pas,  en  définitive,  la  seule  réalisable  et  n'a-t-elle  pas  oSev^ 
la  seule  conciliation  possible  entre  une  justice  idéale,  et  d'ait, 
leurs  mal  définie,  et  la  réalité  quotidienne  des  solutions  pra- 
tiques? A  cette  question  la  suite  de  cette  étude  nous  aidera  peut- 
être  à  trouver  une  réponse. 


Digitized  by 


Googk 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II 


En  Orient,  la  politique  des  grandes  nations  européennes  est 
déterminée  par  des  intérêts  si  considérables  que  les  abandonner  ou 
les  trahir  équivaudrait  pour  elles  à  l'abdication  et  à  la  déchéance 
définitive  :  des  conditions  géographiques,  historiques,  ethnogra- 
phiques déterminent  ces  intérêts  et  en  expliquent  la  perma- 
nence. Ils  n'ont  jamais  été  définis  avec  plus  d'ampleur  de  vues 
et  une  clarté  plus  prophétique  que  dans  les  fameuses  conversa- 
tions entre  le  tsar  Nicolas  I«'  et  sir  George  Hamilton  Seymour, 
qui  furent  comme  la  préface  de  la  guerre  de  Crimée.  Si  connues 
qu'elles  soient,  elles  méritent  d'être  répétées  parce  que  c'est  à 
elles  qu'il  faut  toujours  se  référer  quand  on  veut  étudier  l'évolu- 
tion contemporaine  de  la  question  d'Orient.  Le  9  janvier  1853,  à 
une  fête  chez  la  grande-duchesse  Hélène,  le  Tsar  prend  à  part 
l'ambassadeur  : 

Tenez,  lui  dit-il,  nous  avons  sur  les  bras  un  homme  malade,  un  homme 
très  malade  ;  ce  serait,  je  vous  le  dis  franchement,  un  grand  malheur  si,  un 
de  ces  jours,  il  venait  à  nous  échapper,  surtout  avant  que  toutes  les  dispo- 
sitions nécessaires  fussent  prises. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  21  février,  nouvel  entretien, 
décisif: 

Eh  bien!  dit  Nicolas,  il  y  a  certaines  choses  que  je  ne  souffrirai  jamais  : 
et  d'abord,  pour  ce  qui  nous  regarde,  je  ne  veux  pas  de  l'occupation  per- 
manente de  Gonstantinople  par  les  Russes; mais  je  ne  veux  pas  davantage 
que  Gonstantinople  soit  jamais  occupée  ni  par  les  Anglais,  ni  par  les  Fran- 
çais, ni  par  aucune  des  grandes  (puissances.  Je  ne  permettrai  jamais  non 
plus  qu'on  tente  de  reconstruire  un  empire  byzantin,  ni  que  la  Grèce 
obtienne  une  extension  de  territoire  qui  ferait  d'elle  un  État  puissant.  Encore 
moins  pourrais-je  souffrir  que  la  Turquie  fût  partagée  en  petites  républiques, 
asiles  tout  faits  pour  les  Kossuth,  les  Mazzini  et  autres  révolutionnaires  de 
l'Europe.  Plutôt  que  de  subir  de  tels  arrangemeiis,  je  ferais  la  guerre  et  je 
la  continuerais  aussi  longtemps  qu'il  me  resterait  un  homme  et  un  fusil... 

Dieu  me  garde  d'accuser  personne  à  tort,  mais  il  se  passe  k  Gonstanti- 
nople et  dans  le  Monténégro  des  choses  qui  sont  bien  suspectes.  On  serait 
tenté  de  croire  que  le  gouvernement  français  cherche  à  brouiller  les 
affaires  en  Orient,  dans  l'espoir  d'arriver  plus  aisément  à  ses  fins,  par 
exemple,  à  la  possession  de  Tunis. 

Et  pour  répondre  à  une  question  que  s'était  permis  de  poser 
l'ambassadeur  : 


Digitized  by 


Googk 


L*ÉV0LUtlON    bE   LÀ   QUlfiSTlON   »*#iHENt.  ÔSS 

Ah  !  TOUS  devez  savoir  que,  quand  je  parU  de  la  Russie,  je  parle  de 
rAutriche  ;  ce  qui  convienl  à  l'une  convient  à  l'antre  ;  nés  intérêts  en  ce 
qui  regarde  la  Turquie  sont  parfaitement  identiques... 

Quant  à  l'Egypte,  je  comprends  parfaitement  l'importance  de  ce  territoire 
pour  l'Angleterre.  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  si,  en  cas  de  partage 
après  la  chute  de  l'Empire  ottoman,  vous  preniez  possession  de  l'Egypte,  je 
n'auraiâ  pas  d'objection  à  faire.  J'en  dirai  autant  de  Candie  ;  cette  île  pour- 
rait vous  convenir,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  elle  ne  ferait  pas  partie  des 
possessions  anglaises. 

A  quoi  sir  Hamilton  repartit  : 

Ce  que  l'Angleterre  souhaite  en  Egypte,  c'est  de  s'assurer  une  rapide  et 
libre  conmunication  entre  la  Métropole  et  Tlude. 

Tels  sont  bien,  en  effet,  les  grands  intérêts  permanens  des 
puissances  européennes;  la  seule  erreur  du  Tsar  fut  de  croire  à 
une  conciliation,  à  un  partage  possible,  en  Orient,  entre  la 
Russie  et  la  Grande-Bretagne  :  cette  illusion  a  conduit  Nicolas  à 
la  guerre  de  Crimée  et  au  traité  de  Paris,  qui  évinçait  la  puis- 
sance russe  de  Constantinople  et  de  la  Méditerranée  et  la  met- 
tait, jusque  dans  la  Mer-Noire,  sous  le  contrôle  de  TAngleterre, 
L'intérêt  anglais,  dans  la  question  d'Orient,  est  bien  réellement, 
comme  Nicolas  l'avait  très  bien  vu,  en  Egypte  et  dans  la  domi- 
nation de  la  Méditerranée  orientale,  ou  plutôt,  comme  l'avait  dit 
sir  Hamilton  Seymour,  dans  l'usage  libre  et  assuré  des  routes  de 
rinde;  l'Inde,  c'est  la  fortune  de  l'Angleterre,  la  condition  et  le 
signe  de  sa  domination  maritime  et  économique;  c'est,  tel  que 
Disraeli  et  ses  successeurs  Tout  conçu,  l'Empire.  Avant  comme 
depuis  l'ouverture  du  canal  de  Suez,  un  Etat  fort  qui  dominerait 
Constantinople  et  les  Dardanelles,  qui  aurait  le  libre  débouché 
sur  la  mer  Egée,  ou  qui,  maître  des  routes  du  Caucase,  descen 
drait,  par  l'Arménie  ou  la  Perse,  vers  la  Mésopotamie  et  le 
golfe  Persique,  serait  une  menace  permanente  pour  les  routes 
terrestres  ou  maritimes  de  l'Inde  et  du  commerce  oriental.  Les 
déserts  qui  entourent  l'Egypte  ne  sont  pas,  pour  le  canal  de 
Suez,  une  protection  suffisante.  Depuis  Cambyse  et  Alexandre, 
nombreux  sont  les  conquérans  qui,  venant  d'Asie,  ont  attaqué 
et  conquis  l'Egypte  par  terre.  Partie  du  Nil,  Tarmée  de  Bonaparte 
a  envahi  la  Syrie,  et  celle  d'Ibrahim  a  menacé  deux  fois  Con- 
stantinople. Le  désert  n'est  donc  pas  une  barrière  :  possible,  au 
temps  où  la  redoutaient  sir  Hamilton  Seymour  ou  Disraeli,  une 
expédition  de  ce  genre  serait  aujourd'hui  facilitée  par  les  che- 


Digitized  by 


Googk 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mins  de  fer  qui  traversent  une  partie  de  l'Asie  Mineure  et  de  la 
Syrie  et  par  Tappui  qu'elle*  pourrait  trouver  parmi  les  popula- 
tions arméniennes  et  arabes.  Il  importait  donc  à  la  Grande-Bre- 
tagne, depuis  qu'elle  possède  les  Indes,  il  lui  importe  plus  que 
jamais  aujourd'hui,  qu'aucune  puissance  redoutable  ne  s'éta- 
blisse à  Constantinople,  dans  les  montagnes  d'Arménie,  en  Syrie 
ou  en  Perse.  La  Turquie  elle-même  si,  par  ses  propres  moyens 
ou  avec  le  concours  d'une  nation  européenne,  elle  mettait  en 
ligne  une  force  militaire  imposante,  pourrait,  à  un  moment 
donné,  incarner,  pour  la  puissance  maîtresse  de  l'Egypte,  du 
canal  de  Suez  et  des  routes  de  l'Inde,  le  péril  qu'elle  redoute. 
Ces  vérités  d'ordre  géographique  et  historique  expliquent  en  très 
grande  partie  l'évolution  de  la  question  d'Orient;  elles  rendent 
compte  de  faits  en  apparence  contradictoires;  elles  sont  la  clé 
sans  le  secours  de  laquelle  le  jeu  de  la  politique  européenne  en 
Orient  reste  inintelligible. 

Il  n'est  pas  besoin  d'expliquer  longuement  comment  la  Russie, 
dans  ses  efforts  pour  sortir  de  sa  prison  continentale,  se  heurte 
fatalement  aux  intérêts  anglais.  Tant  qu'elle  existera  comme 
grande  puissance,  la  Russie  cherchera  à  trouver,  sur  les  libres 
océans,  la  respiration  mantime  dont  elle  a  besoin  et  les  limites 
naturelles  qui  lui  font  défaut  au  milieu  de  l'infini  déroulement 
de  ses  grandes  plaines.  Les  Anglais  pensent  que,  si  elle  dominait 
à  Constantinople,  en  Arménie,  en  Perse,  en  Afghanistan,  la 
Russie  menacerait  les  routes  de  l'Inde  :  c'est  ce  péril  que  l'ima- 
gination populaire  traduit  quand  elle  se  représente  les  cosaques 
s'élançant,  du  haut  des  monts,  à  la  conquête  de  THindoustan. 
L'antagonisme,  entre  la  poussée  russe  et  l'expansion  anglaise, 
a  été  jusqu'à  présent  irréductible;  l'Angleterre  ne  saurait  re- 
noncer aux  routes  de  Tlnde  à  moins  d'abdiquer  son  Empire; 
la  Russie,  tant  qu'elle  sera  la  Russie,  c'est-à-dire  tant  qu'elle 
gardera,  avec  son  unité,  là  conscience  de  ses  intérêts  et  de  ses 
traditions,  tendra  d'un  effort  inlassable  à  s'assurer  la  liberté  des 
détroits  :  seul  le  triomphe  d'une  révolution  fédéraliste  pourrait 
l'amener  à  oublier  momentanément  une  politique  dont  la  nature 
et  l'histoire  lui  ont  jusqu'ici  fait  une  nécessité. 

Ainsi  In  Russie  et  l'Angleterre  n'étaient  pas  libres  d'avoir  ou 
de  n'avoir  pas  une  politique  et  des  intérêts  engagés  dans  la 
question  d' Orient:  une  politique  orientale  était,  pour  l'une 
cuunne  i)our  fautre  la  conséquence  de  leur  situation  dans  le 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  là  question  d  orient.  287 

inonde  ;  elles  ont  été,  et,  jusqu'à  ce  que  les  conditions  de  leur 
existence  politique  ou  économique  viennent  à  subir  un  change- 
ment radical)  elJes  resteront  les  premières  intéressées  au  sort 
de  Gonstantinople  et  de  tout  l'Empire  ottoman.  Les  intérêts  de 
l'Autriche-Hongrie  dans  les  Balkans  sont  devenus  considérables, 
mais  on  a  toujours  pu,  on  peut  encore  concevoir,  en  ce  qui  concerne 
la  monarchie  austro-hongroise,  d'autres  directions  pour  sa  poli- 
tique, d'autres  emplois  pour  ses  énergies  ;  pour  elle,  la  question 
des  détroits  ne  se  pose  pas,  et  il  n'y  a  pas,  entre  ses  intérêts  et 
ceux  de  la  Russie,  incompatibilité  irréductible  :  Salonique  et 
Gonstantinople  peuvent  devenir,  pour  ainsi  dire,  deux  solutions 
de  la  question  d'Orient  ;  le  sort  de  l'une  n'est  pas  fatalement  lié 
à  celui  de  l'autre;  aussi  a-t-il  existé,  à  diverses  reprises,  des  en- 
tentes et  des  combinaisons  entre  la  politique  russe  et  la  politique 
austro-hongroise,  tandis  qu'il  n'y  en  a  pas  eu,  jusqu'à  aujour- 
d'hui, entre  la  politique  anglaise  et  la  politique  russe.  De  leur 
antagonisme  sont  sorties  jusqu'à  présent  toutes  les  crises  de  la 
question   d'Orient.   La   Russie  a  plusieurs  fois    provoqué    ces 
crises,  mais  c'est  le  cabinet  de  Londres  qui,  presque  toujours,  a 
tenu  les  fils  et  préparé  les  solutions.  C'est  donc  du  point  de  vue 
anglais  que  nous  devrons  le  plus  souvent  regarder  les  problèmes 
orientaux  :  c'est  le  meilleur  observatoire  pour  saisir  les  raisons, 
le  sens  et  les  conséquences  d'une  évolution  qui  dure  depuis  qu'il 
y  a,  en  Europe,  un  Empire  ottoman  et  qui,  sans  doute,  est  encore 
loin  d'a:voir  atteint  son  terme. 

in 

Le  principe  de  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman,  quand  lord 
Beaconsfield  s'en  servit  comme  d'un  drapeau,  au  Congrès  de 
Berlin  (1),  pour  rallier  les  puissances  à  la  politique  britannique, 
était  loin  d'être  une*  nouveauté  ;  il  existait  depuis  longtemps  dans 
l'arsenal  politique  de  la  Grande-Bretagne;  il  lui  avait  servi  en 
1833  contre  la  Russie,  en  1840  contre  Méhémet-Ali  et  Louis- 
Philippe.  L'armée  française,  devant  Sébastopol,  en  avait  assuré 
le  triomphe,  et  le  traité  de  Paris  lavait  consacré  comme  l'un 

des  fondemens  de  l'équilibre  européen.  La  France,  en  Crimée, 

*  ... 

(1)  U  ^  sans  dire  que,  pour  tout  ce  paragraphe,  Texcellent  ouvrage  d'Adolphe 
d'Avril  :  Négociations  relatives  au  traité  de  Berlin  (Leroux,  1886,  in-8')  nous  a 
beaucoup  servi. 


Digitized  by 


Googk 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivait  sa    politique  traditionnelle  :     depuis    François    I«'    et 
Louis  XIV,  elle  protégeait  Findépendance  du  Sultan  pour  conti- 
nuer à  jouir,  à  Constantinople,  d'un  crédit  dont  les  populations 
chrétiennes  de  l'Empire  étaient  les  premières  bénéficiaires.  Pour 
TAngleterre,  fortifier  la  Turquie,  la  placer  sous  la  sauvegarde  du 
droit  public  européen,  c'était  le  moyen  d'écarter  les  Russes  de  la 
mer  Egée,  d'opposer  un  obstacle  infranchissable  à  toutes  leurs 
entreprises.  Le  principe  d'intégrité  de  l'Empire  ottoman  et  de 
souveraineté  du  Sultan  était  donc,  entre  les  mains  de  l'Angle- 
terre,  comme  une  machine  de  guerre.  Le  19  juin  1877,  à  la 
veille   des  hostilités,  M.  Layard,   ambassadeur  d'Angleterre  à 
Constantinople,  écrira  :  «  La  politique  qui  nous  a  fait  soutenir 
la  Turquie  pour  nos  propres  fins  et  notre  sécurité,  et  non  pas 
pour  un  amour  abstrait  des  Turcs  et  de  leur  religion,  politique 
adoptée  et  approuvée  par  les  plus  grands  hommes  d'État,  n'est 
pas   de  celles  que  les   événemens   des    derniers  mois,  n'ayant 
aucune  relation  avec  elle ,  suffiraient  pour  renverser.  Cette  poli- 
tique est  fondée  en  partie  sur  la  croyance  que  la  Turquie  est  une 
barrière  aux  desseins  ambitieux  de  la  Russie  en  Orient,  et  que  le 
Sultan,  chef  reconnu  de  la  religion  mahoniétane,  est  un  allié 
utile,  sinon  nécessaire,  à  l'Angleterre,  qui  a  des  millions  de 
musulmans  parmi  ses  sujets...  «L'Angleterre  fortifie  la  Turquie, 
comme  on  fortifie  un  bastion  défensif  ;  elle  la  pousse  dans  la  voie 
des  réformes  et  de  la  centralisation  ;  pour  supprimer  les  reven- 
dications   inquiétantes  des  populations  chrétiennes,  elle  con- 
seille au  Sultan  de  les  fondre  peu  à  peu  dans  une  Turquie  mo- 
dernisée, tolérante,  libérale  et  parlementaire.  C'est  la  période 
de  la  Charte  de  Gulhané  (1839)  ei  du  Tanzimat  (1836).  On  sait 
de  reste  quel  fut  le  résultat  de  cette  application   à  la  Turquie 
des  principes  du  gouvernement  libéral  anglais.  Dans  un  pays 
où  la  religion  fait  la  nationalité,  tout  essai  de  centralisation  ad- 
ministrative était  voué  d'avance  à  un  échec  certain.  La  réforme 
politique  et  sociale  aboutit  à  un  échec  complet,  tandis  que  la 
suppression  des  janissaires  et  la  réforme  militaire  réussissaient  : 
eu  sorte  qu'après   sa  crise  de  «  modernisme,  »   la  Turquie  se 
retrouvait  plus  musulmane  et  plus  asiatique,  plus  forte,  à  vrai  dire, 
militairement,  mais  aussi  plus  disposée  à  opprimer  les  popula- 
tions chrétiennes.   Exclue  des  afl'aires  allemandes  après  1866, 
TAutriche-Hongrie,  sous  l'inspiration  du  comte  de  Beust  et  plus 
tard  sous  l'impulsion  d'Andrassy,  se  tournait  décidément  vers 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d  orient.  289 

rOrient;  elle  apportait  aux  populations  slaves  de  la  péninsule 
un  encouragement  nouveau  en  même  temps  que,  du  Nord,  la 
Pussie  panslaviste  d'Alexandre  II  se  préparait  à  leur  apporter  un 
concours  plus  effectif.  Mais  ces  velléités  de  gouvernement  libé- 
ral, ces  interventions  des  États  européens  dans  les  affaires 
intérieures  de  la  Turquie  (1),  l'exemple  de  la  Grèce  et  des  Prin- 
cipautés, en  faisant  miroiter  aux  yeux  des  populations  chré- 
tiennes la  possibilité  de  Tautonomie,  en  avaient  surexcité  chez 
elles  l'impérieux  désir  ;  au  moment  où  le  gouvernement  du 
Sultan  allait  se  faire  plus  oppressif,  elles  devenaient,  elles,  plus 
impatientes  de  liberté. 

Ainsi,  à  l'heure  où  l'insurreetion  de  l'Herzégovine  (1874), 
les  troubles  de  Serbie  et  du  Monténégro,  laissaient  prévoir  une 
tentative  nouvelle  d'émancipation  des  populations  slaves  et  la 
prochaine  explosion  d'une  crise  orientale,  la  politique  d'inté- 
grité, préconisée  par  l'Angleterre,  devenait  de  plus  en  plus  dif- 
ficile à  pratiquer  ;  elle  se  heurtait  à  la  fois  à  la  résistance  déses- 
pérée des  populations,  encouragées  par  quelques-unes  des 
grandes  puissances  européennes,  et  à  la  campagne  de  presse  et 
d'opinion  menée,  en  Angleterre  même,  en  faveur  des  chrétiens 
opprimés.  Par  là  s'expliquent,  dans  l'attitude  de  lord  Derby  et  de 
lord  Beaconsfield,  certaines  hésitations,  certains  tâtonnemens. 
Une  politique  plus  alerte  aurait  peut-être  pu  trouver  l'occasion 
d'empêcher  la  guerre;  mais  l'Angleterre  ne  paraît  préoccupée 
que  de  comprimer  les  efforts  des  populations  chrétiennes  ver» 
l'émancipation  ou  d'empêcher  le  succès  des  réformes  quand 
c'est  la  Russie  et  les  puissances  de  l'Europe  centrale  qui  en  re- 
commandent l'application;  elle  ne  se  réveille  qu'en  présence  du 
traité  de  San  Stefano. 

Au  moment  où,  à  la  fin  de  d878  et  en  1876,  l'insurrection 
tend  à  gagner  toutes  les  provinces  chrétiennes  de  la  péninsule 
des  Balkans,  l'Europe  continentale  est  régie  par  la  combinaison 
politique  que  l'on  a  appelée  «  l'Alliance  des  Trois  empereurs.  » 
Les  cabinets  de  Saint-Pétersbourg,  de  Berlin  et  de  Vienne  ma- 
nifestent leur  entente  et  leur  volonté  de  maintenir  la  paix  et  le 

(!)  M.  de  Moustier  provoquait  en  1867,  à  propos  des  affaires  de  Turquie,  uno 
m  consultation  de  médecins,  »  il  préconisait  l'unification  et  la  centralisation  ;  à  la 
même  époque,  le  comte  de  Beust  se  montrait  disposé  à  favoriser  parmi  les  chré- 
tiens  d'Orient  «  le  développement  |de  leur  autonomie  et  rétablissement  d'un  self 
govemment  limité  par  un  Ûen  de  vassalité.  » 

TOME  XXXV.   —  1906.  19 


bigitized  by 


Googk 


290  REVUE  DES  PEUX  MONDES. 

Statu  quo  en.  Orient  en  rédigeant  ou  en  appuyant  la  note  du 
30  décembre  1875.  Écrite  par  un  Madgyar,  par  un  ami  de  la 
Turquie,  la  «  note  Andrassy  »  renonçait  au  système  anglais  des 
réformes  générales  et  à  la  centralisation  pour  préconiser  ie 
système  des  réformes  particulières,  adaptées  aux  besoins  et  au 
tempérament  de  chacune  des  populations  de  TEmpire.  Le 
massacre  des  consuls  de  France  et  d'Allemagne  à  Salonique,  les 
progrès  de  Tinsurrection  bulgare,  ne  tardèrent  pas  à  «  engager 
les  cabinets  à  resserrer  leur  entente  »  et  à  la  constater  en  rédi- 
geantje  13  mai  1876,  le  mémorandum  de  Berlin  :  les  trois  cours 
y  recommandaient  plus  énergiquement  des  réformes,  mais  il  y 
était  question,  pour  la  première  fois,  de  «  peser  »  sur  le  gouver- 
nement ottoman  et,  si  besoin  était,  de  faire  suivre  l'action  diplo- 
matique de  «  mesures  efficaces.  »  La  France  et  Tltalie  se 
hâtèrent  d'adhérer  au  mémorandum^  mais  TAngleterre  répugnait 
à  se  mettre  à  la  remorque  d'une  politique  qui  n'était  p£tô  la  sienne 
et  qui  devait  conduire  tôt  ou  tard  à  l'émancipation  des  peuples 
balkaniques  ;  elle  refusa  de  se  joindre  aux  gouvernemens  du 
continent  et,  pour  les  décourager  de  recourir  à  une  pression 
armée,  elle  envoya  sa  flotte  dans  la  baie  de  Besika,  à  l'entrée  des 
Dardanelles.  En  même  temps,  une  révolution  de  palais  déposait 
Abd-ul-Aziz  et  mettait  sur  le  trône  son  héritier  Abd-ul-Hamid. 
L'intervention  des  trois  empereurs  avait  échoué  :  le  champ 
restait  libre  pour  l'action  de  l'Angleterre.  Tandis  qu'Alexandre  II 
et  François-Joseph,  persuadés  qu'une  solution  pacifique  deve- 
nait de  plus  en  plus  improbable,  se  rencontraient  le  8  juillet 
1876  à  Reichstadt  et  jetaient  les  bases  de  l'accord  signé  le 
15  janvier  1877  qui  allait  assurer  à  la  Russie,  en  cas  de  guerre, 
la  neutralité  autrichienne,  moyennant  l'occupation  de  la  Bosnie 
et  de  l'Herzégovine,  lord  Derby  élaborait  un  programme  de  ré- 
formes et  le  soumettait  à  la  Porte  ;  mais  ni  les  chrétiens  révoltés, 
auxquels  le  cabinet  de  Saint-James  refusait  toute  espèce  d'«  au- 
tonomie locale,  »  ni  le  Sultan,  qui  savait  que  le  gouvernement 
britannique  repoussait  d'avance  toute  idée  de  contrainte,  ne 
firent  bon  accueil  à  la  note  du  Foreign  Office  ;  l'heure  de  l'action 
arrivait  et,  à  Londres,  où  l'on  s'y  sait  peu  apte  dès  qu'il  s'agit 
d'aller  plus  loin  que  l'inoffensive  manifestation  navale,  on  cher- 
chait le  moyen  de  s'y  dérober.  La  presse  libérale,  à  la  suite  des 
harangues  de  Gladstone,  dénonçait  les  «  horreurs  de  Bulgarie  » 
et  réclamait  une  intervention  énergique  ;  mais,  sur  place ,  les 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  291 

velléités  inopérantes  de  la  politique  britannique  n'aboutissaient 
qu'à  encourager  la  résistance  des  populations  et  à  multiplier 
les  massacres  :  sous  les  yeux  des  consuls  impuissans  et  de 
rambassadeur  désarmé,  les  autorités  turques  procédaient  à  des 
pendaisons  en  masse  et  terrorisaient  la  Bulgarie.  La  crainte  du 
mouvement  panslaviste  paralysait  à  Londres  tout  désir  d'inter- 
vention et,  plus  les  événemens  lui  paraissaient  rendre  inévitable 
une  intervention  européenne,  plus  l'Angleterre  se  barricadait 
dans  sa  politique  d'abstention  et  se  retranchait  derrière  ses 
principes  d'intégrité  et  de  centralisation  libérale.  Elle  faisait 
un  suprême  effort  en  demandant  la  réunion  d'une  conférence 
européenne  à  Constantinople,  tandis  que  les  Turcs  promettaient 
une  fois  de  plus  une  constitution  et  deux  Chambres  (Constitution 
du  23  octobre  1876).  La  dépèche  par  laquelle  lord  Derby  reprend, 
le  4  novembre  1876,  sa  proposition  de  conférence  et  la  réponse 
du  prince  Gortchakof  (18  novembre)  précisent  parfaitement  les 
points  de  vue  différens  des  deux  gouvernemens.  Lord  Derby 
affirme  la  nécessité  de  «  l'indépendance  et  l'intégrité  territoriale 
de  l'Empire  ottoman.  »  Gortchakof  répond  :  «  Il  importe  de  recon- 
naître que  l'indépendance  et  l'intégrité  de  la  Turquie  doivent  être* 
subordonnées  aux  garanties  réclamées  par  l'humanité,  les  senti- 
mens  de  l'Europe  chrétienne  et  le  repos  général...  et,  puisque  la 
Porte  est  incapable  de  remplir  les  engagemens  qu'elle  a  con- 
tractés, par  le  traité  de  1856,  vis-à-vis  de  ses  sujets  chrétiens... 
l'Europe  a  le  droit  et  le  devoir  de  se  substituer  à  elle,  en  tant 
qu'il  est  nécessaire,  pour  en  assurer  l'exécution.  » 

Aussitôt  la  guerre  déclarée,  le  cabinet  de  Londres  éprouvait 
encore  le  besoin,  le  6  mai,  d'adresser  à  celui  de  Saint-Péters- 
bourg une  communication  où  il  spécifiait  à  quelles  conditions  il 
conserverait  la  neutralité  ;  avant  tout,  ce  sont  les  intérêts  britan- 
niques en  Asie  qui  y  sont  invoqués  :  le  canal  de  Suez  restera 
libre,  TÉgypte  ne  sera  pas  comprise  dans  le  rayon  des  hostilités, 
Constantinople  restera  aux  Turcs,  le  régime  du  Bosphore  et  des 
Dardanelles  ne  sera  pas  modifié  ;  enfin  le  cabinet  britannique  fait 
allusion  à  des  intérêts  qu'il  pourrait  avoir  à  protéger  «  dans  le 
golfe  Persique.  »  Le  Tsar,  dans  une  conversation  avec  lord 
Loftus,  à  Livadia,  dès  le  2  novembre  1876,  avait  déjà  pris  soin 
de  rassurer  l'ambassadeur  de  la  Reine  ;  Gortchakof  à  son  tour 
répond,  le  20  mai  1877,  à  la  communication  de  lord  Derby  en 
renouvelant  les  mômes  assurcmces  ;  il  n'entrait  pas  dans  les  in- 


Digitized  by 


Googk 


292  KEVUE  DES  DEUl  MONDES. 

tentions  de  la  Russie  de  toucher  aux  intérêts  anglais  ni  en 
Egypte,  ni  dans  les  détroits,  ni  sur  la  route  des  Indes  ou  dans 
le  golfe  Persique  ;  elle  ne  prétendait  pas  davantage  occuper  Con- 
stantinople.  Mais  en  retour,  ajoutait  le  prince  Gortchakof  : 

Le  cabinet  impérial  est  çn  droit  d'attendre  que  le  gouvernement  anglais, 
de  son  côté,  prendra  ea  sérieuse  considération  les  intérêts  spéciaux  de  la  . 
Russie  engagés  dans  cette  guerre  et  pour  lesquels  elle  s'est  imposé  de  si  ! 
lourds  sacrifices.  Ces  intérêts  consistent  dans  la  nécessité  absolue  de  mettre 
fin  à  la  situation  déplorable  des  chrétiens  soumis  à  la  domination  turque  \ 
et  à  letat  de  trouble  ckronique  domt  elle  est  la  cause...  Cet  état  de  choses 
et  les  actes  de  violence  qui  en  résultent  répandent  en  Russie  une  agitation 
provoquée  par  le  sentiment  chrétien,  si  profondément   enraciné  dans  le 
peuple  russe,  et  par  les  liens  de  race  et  de  religion  qui  rattachent  ce  peuple 
à  une  grande  partie  de  la  population  chrétienne  de  la  Turquie.  Le  gouver- 
nement impérial  est  d'autant  plus  obligé  de  tenir  compte  de  cette  agitation 
qu'elle  réagit  sur  la  situation  intérieure  et  extérieure  do  l'Empire... 

Le  but  ne  saurait  être  atteint  aussi  longtemps  que  les  populations  chré- 
tiennes de  la  Turquie  ne  seront  pas  placées  dans  une  situation  dans 
laquelle  leur  vie  et  leur  sécurité  soient  suffisamment  garanties  contre  les 
abus  intolérables  de  l'administration  turque.  Cet  intérêt,  qui  est  un  intérêt 
vital  pour  la  Russie,  n'est  en  opposition  avec  aucun  des  intérêts  de  l'Eu- 
rope, laquelle,  d'ailleurs,  souffre  elle-même  de  l'état  précaire  de  l'Orient. 

Le  cabinet  impérial  avait  essayé  d'atteindre  le  but  désiré  au  moyen  de  la 
coopération  des  puissances  amies  et  alliées.  Forcé  aujourd'hui  de  le  pour- 
suivre tout  seul,  notre  auguste  maître  est  résolu  à  ne  pas  déposer  les 
armes  avant  de  l'avoir  atteint  sûrement  avec  des  garanties  efficaces  pour 
l'avenir. 

Au  moment  où  les  bataillons  se  mettent  en  marche,  les  in- 
térêts des  deux  adversaires,  —  c'est  la  Russie  et  TAngleterre  que 
nous  voulons  dire,  —  sont  donc  nettement  définis,  et  c'est  Tem- 
pereur  autocrate  qui  fait  appel  à  l'opinion  publique  et  aux  liens 
de  solidarité  de  race  et  de  religion,  tandis  que  le  gouvernement 
libéral  de  la  Grande-Bretagne  n'invoque  que  ses  intérêts  maté- 
riels. La  question  d'Orient,  dans  cette  crise  redoutable,  apparaît 
bien  comme  un  duel  entre  l'Angleterre  et  la  Russie;  Tune  et 
l'autre  combat  pour  ce  qu'elle  proclame  être  ses  intérêts  essen- 
tiels: l'Angleterre  pour  la  défense  des  routes  de  Flnde  par  Tin- 
tégrité  de  la  Turquie,  la  Russie  pour  la  liberté  des  détroits  et 
Textension  de  son  influence  par  raffranchissemeut  des  Slaves. 

Après  la  victoire  des  Russes  et  le  traité  de  San  Stefano,  au 
moment  critique  où  les  armées  du  Tsar  campent  aux  portes  de 
Çonstantinople  et  où  la  flotte  anglaise  est  mouillée  à  Tentrée  du 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  293 

Bosphore,  ce  qui  préoccupe  le  gouvernement  de  Londres,  ce  qui 
le  décide  à  une  action  diplomatique  énergique  appuyée  par  des 
préparatifs  militaires,  c'est  moins  la  Bulgarie  étendue  jusqu'à  la 
mer  Egée,  Constantinople  menacée,  que  les  progrès  des  Russes 
en  Asie,  la  cession  d'un  large  morceau  du  massif  arménien  com- 
prenant les  sources  de  TEuphrate,  d'où  il  est  facile  de  descendre 
en  Mésopotamie,  et  une  partie  de  la  route  qui,  de  Trébizonde,  par 
Erzeroum,  Alachkert  et  Bayazid,  conduit  les  marchandises  an- 
glaises jusqu'au  cœur  de  la  Perse.  S'il  s'oppose  à  la  création  de 
la  Grande-Bulgarie  de  San  Stefano,  c'est  que  lord  Beaconsfield 
la  croit  destinée  à  rester  dans  la  mouvance  du  grand  Empire 
russe,  qui,  par  là,  trouverait  un  débouché,  des  ports  sur  la  mer 
Egée,  et  menacerait  le  canal  de  Suez!  Contre  ces  périls,  si  exa- 
gérés soient-ils,  l'Angleterre  met  en  action  toutes  les  ressources 
de  sa  diplomatie;  lord  Derby,  trop  tiède,  donne  sa  démission 
(28  mars  1878)  ;  il  est  remplacé  par  lord  Salisbury,  plus  ardent, 
mieux  pénétré  des  doctrines  impérialistes  de  Beaconsfield.  Les 
réserves  sont  appelées  ;  des  troupes  indiennes  arrivent  à  Malte. 
Mais  c'est  toujours  la  diplomatie  qui  fait  la  plus  active  besogne. 

Le  comte  Schouvalof,  ambassadeur  de  Russie  à  Berlin,  part 
de  Londres  le  8  avril,  s'arrête  à  Berlin  où  il  a  une  entrevue  avec 
le  prince  de  Bismai'ck,  et  arrive  à  Pétersbourg  où  il  arrête  le 
texte  de  deux  mémorandum  qu'il  rapporte  à  Londres  où  ils  sont 
signés  le  30  mai  :  les  deux  cabinets  y  précisent,  d'un  commun 
accord,  les  concessions  que,  dans  l'intérêt  de  la  paix  générale, 
la  Russie  consent  à  faire,  tant  en  Asie  qu'en  Europe  :  elle  aban- 
donne la  Grande-Bulgarie,  les  sources  de  l'Euphrate,  Alachkert  et 
Bayazid,  c'est-à-dire  la  route  de  Trébizonde  en  Perse  :  dès  lors, 
l'Angleterre  a  satisfaction  sur  les  points  essentiels  ;  le  Congrès 
peut  se  réunir,  il  est  assuré  d'aboutir  à  un  résultat  favorable. 

En  même  temps  qu  elle  négociait  avec  la  Russie,  l'Angle- 
terre prenait  ses  précautions  en  Orient.  En  Asie,  où  ils  conser- 
veraient Batoum,  Kars  et  Ardahan,  les  Russes  n'allaient-ils 
pas  exercer  encore  une  influence  prépondérante  dans  ce  massif 
montagneux  de  l'Arménie  qui  est  le  nœud  stratégique  de  l'Asie 
occidentale,  préparer  pour  l'avenir  une  descente,  soit  vers  le 
golfe  Persique,  soit  vers  le  golfe  d'Alexandrette  et  la  Syrie? 
Le  contre-coup  des  défaites  subies  par  les  armes  turques  n'ai 
lait-il  pas  ébranler  profondément  l'autorité  du  Sultan,  faire 
naître,  parmi  les  populations  non  turques  «  l'espoir  d'un  prompt 


Digitized  by 


Googk 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

changement  politique  »  et  inciter  «  la  population  de  la  Syrie,  de 
TAsie  Mineure  et  de  la  Mésopotamie  à  compter  sur  la  prompte 
chute  de  la  dynastie  ottomane  et  à  tourner  les  yeux  vers  son 
successeur?  »  C'est  ce  que,  dans  une  note  du  30  mai,  se  deman- 
dait lord  Salisbury.  La  note  était  destinée  à  expliquer  et  à  justi- 
fier le  traité  secret  d'«  alliance  défensive  »  que  signaient  le  4  juin, 
à  Constantinople,  M.  Layard  et  Safvet-Pacha  «  pour  la  défense 
des  territoires  de  Sa  Majesté  Impériale  le  Sultan  par  la  force 
des  armes.  »  «  Afin  de  mettre  TAngleterre  en  mesure  d'assurer 
les  moyens  nécessaires  pour  l'exécution  de  ses  engagemens,  Sa 
Majesté  Impériale  le  Sultan  consent,  en  outre,  à  assigner  Tîlede 
Chypre,  pour  être  occupée  et  administrée  par  elle.  »  De  Chypre, 
les  forces  anglaises  seraient  en  mesure  de  surveiller  FArménie, 
l'Asie  Mineure,  la  Syrie  ;  l'île  serait  comme  un  bastion  avanci' 
flanquant  la  rente  de  Tlnde.  «  Les  Anglais  ont  besoin  de  Chypre 
et  la  prendront  comme  compensation.  Ils  ne  feront  pas  les 
affaires  des  Turcs  de  nouveau  pour  rien.  »  C'est  Benjamin  Disraeli 
qui,  en  1847,  avait  écrit,  dans  son  roman  Tancrède,  cette  phrase 
si  singulièrement  prophétique.  Le  premier  ministre,  en  1878,  se 
chargeait  de  réaliser  lui-même  les  prédictions  du  romancier. 

De  la  grande  crise  de  1877-1878,  la  Russie  sortait  victo- 
rieuse des  Turcs  ;  mais,  dans  son  duel  diplomatique  avec  l'Angle- 
terre, c'est  celle-ci  qui  décidément  l'emportait.  Pendant  que  la 
lutte  absorbait  les  deux  adversaires,  des  personnages  nouveaux 
apparaissaient  d'ailleurs  sur  le  terrain  de  leur  rivalité  séculaire  ; 
d'autres,  qui  gravitaient  au  second  plan,  passaient  décidément  au 
premier.  Après  le  Congrès  de  Berlin  il  y  a,  dans  la  péninsule  des 
Balkans,  des  États  chrétiens,  indépendans  ou  en  voie  de  le  deve- 
nir, Roumanie,  Bulgarie,  Serbie,  Monténégro,  Grèce,  dont  toute 
l'ambition  sera  de  grandir,  de  s'affranchir  de  toute  espèce  de 
tutelle  et  qui  n'auront  pas,  pour  leur  oppresseur  turc,  les 
mêmes  ménagemens  que  les  puissances  européennes.  Sans 
doute,  en  affranchissant  les  Slaves,  la  Russie  comptait  sur  un 
bénéfice  réel  et  durable;  ses  sympathies  pour  les  populations 
balkaniques,  plus  encore  que  de  la  parenté  de  race  et  de  la  simi- 
litude de  religion  étaient  faites  de  son  espérance  de  les  voir 
devenir  comme  l'avant-garde  de  l'Empire  des  tsars  sur  la  mer 
Egée;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai,  à  l'honneur  de  la  poli- 
tique russe,  que,  de  la  guerre  de  1877,  sont  sortis  la  plupart 
des  États,  aujourd'hui  si  pleins  de  vie  et  d'avenir,  qui  occupeat 


Digitized  by 


Googk 


'  l'évolution  de  la  question  d'orient.  29S 

une  grande  partie  diï  sol  de  la  péninsule.  La  Russie  qui,  depuis 
Pierre  le  Grand,  avait  rendu  aux  chrétiens,  submergés  par  Tinva- 
sion.  musulmane,  l'espérance  de  la  délivrance,  leur  apportait, 
cette  fois,  la  réalité  de  la  liberté  ;  elle  est,  avec  la  France,  la  seule 
puissance  européenne  qui  ait  efficacement  versé  son  sang  pour 
Taffranchissement  des  peuples  chrétiens  (i).  L'existence  d'Etats 
nouveaux  dans  la  péninsule  des  Balkans,  voilà,  après  la  guerre 
de  1877  et  le  Congrès  de  Berlin,  le  premier  des  deux  élémens 
qui  vont  modifier  les  conditions  de  la  politique  européenne  vis- 
à-vis  de  l'Empire  ottoman.  Voici  maintenant  le  second. 

Derrière  le  tapis  vert  du  Congrès  de  Berlin  dont  la  présidence 
lui  est  dévolue,  se  profile,  puissante  et  dominatrice,  sanglée  dans 
un  uniforme  militaire,  la  silhouette  redoutée  du  hobereau  prus- 
sien qui,  depuis  vingt  ans,  conduit,  au  mieux  des  intérêts  alle- 
mands, les  affaires  de  l'Europe:  le  prince  de  Bismarck  est  entré 
dans  le  jeu  oriental  et,  derrière  lui,  la  force  allemande,  attirée 
par  l'Angleterre,  va  maintenant  peser  d'un  poids  lourd  sur 
les  destins  de  l'Empire  ottoman  et  des  peuples  balkaniques. 
Pour  lobservateur  attentif  aux  grandes  évolutions  de  la  vie  et  de 
la  fortune  des  peuples,  il  n'est  pas,  peut-être,  de  spectacle  plus 
digne  d'attention  que  le  rôle  et  l'attitude  du  prince  de  Bismarck 
pendant  toute  la  crise  orientale,  de  1878  à  1879.  Talleyrand  au 
Congrès  de  Vienne,  Bismarck  au  Congrès  de  Berlin  resteront, 
pour  les  diplomates  de  Tavenir,  des  sujets  de  fructueuse  médi- 
tation. A  ce  moment,  le  chancelier  a  achevé  son  œuvre  euro- 
péenne; il  est  au  faîte  de  la  gloire  et  à  l'apogée  du  génie;  mais 
il  reste  peu  sensible  aux  apparences  flatteuses  d'un  rôle  décoratif; 
sa  politique  est  un  chef-d'œuvre  de  réalisme  sans  aucun  mélange 
de  cette  vanité  qur  blesse  si  cruellement  les  plus  faibles  sans 
profiter  aux  plus  forts,  ou  de  cette  générosité  sentimentale,  peut- 
être  méritoire,  mais  si  souvent  fatale  aux  princes  ou  aux  Etats 
qui  s'y  laissent  entraîner  :  c'est  le  système  bismarckien  dans  toute 
sa  puissance  en  même  temps  que  dans  toute  son  élasticité.  Le 
chancelier  en  a  lui-même,  dans  un  chapitre  de  ses  Pensées  et 
Souvenirs  digne  de  figurer  à  côté  des  plus  belles  pages  de  Ma- 
chiavel ou  de  notre  Philippe  de  Comrnines,  analysé  les  mobiles, 
les  ressorts  et  les  fins.  L'intérêt  allemand,  rien  que  l'intérêt 
allemand,  c'est  tout  ce   que  Bismarck  veut  voir  dans  la  ques- 

(1)  Voyez,  sur  ce  point,  un  article  écrit  ici  môme  par  M.  Julian  Klaczko,  un 
Polonais,  donc  peu  suspect  de  partialité  envers  la  Russie,  le  !•'  novembre  1878. 


Digitized  by 


Googk 


296  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  d'Orient,  mais  il  Vy  discerne,  avec  la  prodigieuse  acuité 
de  vue  qui  est  la  caractéristique  de  son  génie  comme  de  celui 
du  grand  Frédéric,  dans  toute  son  ampleur,  dans  ses  détails  en 
même  temps  que  dans  son  ensemble,  dans  son  présent  comme 
dans  son  avenir,  et  jusque  dans  ses  contradictions.  Dès  1875,  le 
chancelier  prévoit  des  complications  en  Orient  et  s'y  prépare: 
l'histoire  dira  peut-être  un  jour  si,  en  laissant  se  développer  et 
s  envenimer  Tincident  de  1873  avec  la  France,  il  n'a  pas  cherché, 
pour  ainsi  dire,  à  tâter  le  pouls  à  l'Europe,  à  mesurer  la  capacité 
des  hommes,  la  solidité  des  amitiés,  la  valeur  efficace  des  ran- 
cunes des  vaincus  et  des  jalousies  des  envieux.  Il  n'a  plus,  comme 
avant  1870,  à  piloter  le  royaume  de  Prusse  vers  l'hégémonie 
de  l'Allemagne;  il  lui  faut  maintenant  diriger  à  travers  le 
monde  les  destins  victorieux  du  nouvel  empire  :  chafrge  plus 
lourde,  devoirs  nouveaux  et  différens,  dont  il  sent  toute  la  res- 
ponsabilité. S'il  n'était  que  ministre  du  roi  de  Prusse,  sa  poli- 
tique  se  contenterait  de  l'amitié  séculaire  de  la  Russie  à  laquelle 
le  lient  solidement  l'intérêt  dynastique  et  la  vieille  complicité 
nolonaise;  il  lui  accorderait  tout  son  concours  diplomatique, 
comme  Frédéric-Guillaume  l'avait  fait  durant  la  guerre  de  Cri- 
mée ;  mais  il  a  bâti  l'empire  allemand  et  il  lui  faut  veiller  sur 
son  œuvre  encore  neuve;  il  sait  mieux  que  personne  grâce  à 
quel  concours  de  circonstances  il  a  pu  venir  à  bout  de  ses  des- 
seins et  il  veut  maintenir  le  même  équilibre  des  forces  et  des 
intérêts  qui  lui  a  permis  de  réaliser  son  œuvre  ;  il  se  souvient 
de  ses  angoisses  de  Versailles  quand^  tandis  que  le  siège  de  Paris 
s'éternisait,  la  Russie  remit  sur  le  tapis  la  question  d'Orient  et 
lui  fit  appréhender  un  instant  les  surprises  d'un  congrès  euro- 
péen. L'amitié  des  trois  empereurs  ne  saurait  être  maintenue  que 
si  l'Autriche-Hongrie  et  la  Russie  s'entendent  sur  la  politique 
balkanique  :  déjà  François-Joseph  et  Alexandre  II,  quand  ils  se 
sont  mis  d'accord  à  Reichstadt,  en  juillet  1876,  ont  cherché  à 
faire  bande  à  part,  à  tenir  l'Allemagne  en  dehors  de  leurs  affaires 
et  du  secret  de  leurs  conventions.  Il  faut  encore  concilier  les 
intérêts  de  la  Russie  et  de  l'Autriche  avec  ceux  de  la  Grande- 
Rretagne  dont  la  neutralité  bienveillante  a  permis  de  signer,  en 
tête  à  tête  avec  la  France  vaincue,  le  traité  de  Francfort.  Offen- 
ser la  Russie,  contrecarrer  ses  intérêts,  ce  serait  ouvrir  la  porte 
à  une  alliance  franco-russe;  et  cette  alliance,  depuis  les  incidens 
de  1875,  n'apparaîtrait  plus  comme  une  impossibilité,  n'étaient 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  297 

les  relations  affectueuses  de  Guillaume  I®'"  avec  le  Tsar  son  neveu. 
Mais  il  convient,  d'autre  part,  de  ménager  les  intérêts  de  TAu- 
triche,  de  les  favoriser  môme  en  Orient,  et  de  la  pousser  à  s'im- 
miscer dans  l'imbroglio  balkanique,  car  un  rapprochement  entre 
les  vaincus  de  Sadowa  et  les  vaincus  de  Sedan  peut  toujours 
menacer  l'Allemagne  d'une  guerre  de  revanche.  Tous  ces  écueils, 
Bismarck  les  voit,  et,  avec  sa  franchise  coutumière,  il  les  montre 
au  Reichstag,  dans  son  discours^  du  19  février  1878;  aussi  ne 
veut-il  pas  s'engager  à  fond  dans  les  affaires  d'Orient  où  il  risque 
de  perdre  des  amitiés  plus  précieuses  que  tout  ce  qu'il  y  pour- 
rait gagner.  «  Nous  ne  pouvons  que  donner  des  conseils  gêné 
raux  ;  suivant  moi,  la  médiation  ne  consiste  pas  à  fairç  l'arbitre, 
elle  consiste  à  remplir  l'office  d'un  honnête  courtier,  réussissant 
à  mener  l'affaire  à  bonne  fin.  »  Bismarck  se  garde  de  la  tenta- 
tion d'imposer  sa  loi  à  l'Europe,  il  se  méfie  des  allures  napo- 
léoniennes; loin  de  faire  parade  de  la  puissance  de  l'Allemagne, 
il  dissimule,  pour  la  faire  mieux  accepter,  sa  suprématie. 
Empêcher  les  heurts  trop  violons,  épargner  les  blessures  pour 
éviter  les  rancunes,  donner,  avec  l'autorité  de  sa  haute  fonction, 
des  conseils  et  des  indications,  «  ramasser  le  fil  »  si  d'aventure  les 
interlocuteurs  venaient  à  le  laisser  choir,  c'est  ainsi  que  Bismarck 
comprend  son  propre  rôle  et  celui  de  son  pays. 

Mais  l'Empire  allemand  a,  lui  aussi,  des  intérêts  en  Orient  : 
on  dirait  qu'à  mesure  que  les  événemens  l'obligent  à  s'occuper 
des  questions  balkaniques,  Bismarck  prend  conscience  de  ces 
intérêts  et  cherche  à  les  sauvegarder.  Si  peu  enclin  qu'il  soit  au 
rêve  lointain  ou  grandiose,  il  ne  peut  oublier  l'histoire  de  la  race 
germanique  et  de  son  DraAg  nach  Osten,  de  sa  poussée  vers 
rOrient.  Il  y  a  là  plus  qu'une  tradition,  un  intérêt  allemand  très 
précis  :  l'Allemagne  prolifique  et  commerçante  peut  être  tentée 
un  jour  de  chercher  un  débouché  vers  la  Méditerranée  pour  les 
produits  de  ses  manufactures  et  le  trop-plein  de  sa  population. 
En  poussant  l'Autriche  dans  la  direction  de  Salonique,  Bismarck 
lui  donnera  satisfaction,  s'assurera  sa  fidélité  et  en  môme  temps 
travaillera  dans  l'intérêt  du  germanisme.  Les  cerveaux  les  plus 
réalistes  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  voient  le  moins  loin  et  le 
moins  grand  :  Bismarck  a  dû  songer,  durant  les  séances  du  Con- 
grès, à  cette  rivalité  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  qui  pourrait 
un  jour  laisser  libre,  devant  l'expansion  germanique,  un  si  beau 
champ  d'action.  Il  tient  à  ménager  la  Russie  et  à  se  montrer 


Digitized  by 


Googk 


29S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  elle  un  parfait  allié,  mais  il  ne  lui  sacrifiera  pas  les  inté- 
rêts allemands  ;  d'ailleurs  il  n'a  pardonné  à  Gortchakof  ni  son 
intervention  en  1875,  dans  les  incidens  franco-allemands,  ni  la 
signature,  avec  Andrassy,  sans  le  consentement  et  à  l'insu  de 
Berlin,  de  la  convention  de  Reichstadt;  si  maître  de  ses  nerfs 
qu'il  soit,  Bismarck  a  la  rancune  tenace  et  résiste  difficilement, 
quand  il  croit  pouvoir  le  faire  sans  péril,  au  plaisir  d'une  ven- 
geance. La  force  des  choses,  d'ailleurs,  aurait  eu  raison  même 
des  plus  habiles  précautions  du  chancelier.  Le  prestige  de  la 
puissance  et  de  la  victoire,  l'ascendant  du  génie  donnaient,  au 
Congrès  de  Berlin,  une  telle  prééminence  au  prince  de  Bismarck 
que,  si  résolu  qu'il  soit  à  ne  remplir  que  «  l'office  d'un  honnête 
courtier,  »  il  devient  l'arbitre  de  toutes  les  difficultés.  Beacons- 
field,  qui  a  invoqué  son  arbitrage,  recourt  souvent  à  son  auto- 
rité, provoque  ses  interventions,  lui  laisse  le  premier  rôle.  Les 
États  secondaires  de  la  péninsule  se  tournent  vers  lui  :  la  Rou- 
manie, traitée  sans  ménagemens  par  lés  Russes,  contrainte  à  leur 
céder  la  Bessarabie  en  échange  de  la  Dobroudja,  menacée  même 
par  eux  si  elle  ne  consent  pas  à  garantir  aux  troupes  russes  qui 
occupent  la  Bulgarie  le  passage  à  travers  son  territoire,  mécon 
tente  d'ailleurs  de  l'Angleterre,  qui  voudrait  l'obliger  à  continuer 
à  payer  aux  Turcs  le  tribut  de  vassalité,  se  tourne  vers  l'Alle- 
magne. Entrée  en  campagne  alliée  de  la  Russie,  la  Roumanie 
sort  du  Congrès  amie  de  l'Allemagne;  or,  par  sa  position,  elle 
ferme  aux  Russes  le  chemin  de  Constantinople  :  qu'elle  sorte  de 
l'orbite  de  Pétersbourg  pour  entrer  dans  celle  de  Berlin,  c'est, 
pour  la  Russie,  un  coup  sensible.  Il  était  naturel  que  le  gou- 
vernement russe  rendît  responsable^le  tous  ses  déboires  l'homme 
et  la  puissance  qui,  au  Congrès,  avaient  exercé  une  influence  pré- 
pondérante :  même  les  conséquences  de  ses  propres  fautes,  c'est 
à  l'Allemagne  et  à  son  chancelier  qu'elle  en  fit  porter  la  respon» 
sabilité  :  les  Russes,  frustrés  des  fruits  de  leur  victoire,  plus 
éloignés,  après  le  Congrès,  de  réaliser  leurs  vues  dans  les  Bal- 
kans qu'ils  ne  l'étaient  avant  la  guerre,  s'en  prirent  moins  à  leurs 
rivaux  séculaires  qu'à  leurs  amis  traditionnels  :  le  ressentiment 
fut  si  vif  que  non  seulement  la  presse  eut  toute  liberté  d'exciter 
l'opinion  contre  l'Allemagne,  mais  que  l'empereur  Alexandre 
lui-même  écrivit  à  son  oncle  l'empereur  Guillaume  une  lettre 
autographe  «  qui  contenait  en  deux  endroits  des  menaces  de 
guerre  formulées  avec  précision  et  selon  les  formes  usitées  dans 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'oriknt.  299 

le  droit  des  gens  (i).  »  Mis  en  demeure  de  choisir  entre  la 
Russie  et  ses  adversaires,  Bismarck  déclina  Toption  :  Talliance 
franco-russe,  comme  la  Triple  alliance,  sortit  du  Congrès  de 
Berlin. 

C'est  ainsi  que,  par  la  logique  de  Thistoire,  les  conséquences 
des  faits  dépassent  souvent  les  prévisions  même  des  esprits  les 
plus  perspicaces.  Le  prince  de  Bismarck  qui,  naguère  encore, 
déclarait  que  les  affaires  d'Orient  ne  valaient  pas  le  sacrifice  de 
«la  solide  charpente  d'un  grenadier  poméranien  »  et  qui  se  félici- 
tait, dans  son  discours  du  19  février,  «  d'être,  vis-à-vis  de  l'Angle- 
terre, dans  l'heureuse  situation  de  n'avoir  avec  elle  aucun  conflit 
d'intérêts,  si  ce  n'est  des  rivalités  commerciales  et  de  ces  diffé- 
rends passagers  qui  arrivent  partout,  »  se  trouva  avoir  préparé 
l'Allemagne  à  jouer  un  grand  xôle  en  Orient  et  à  y  devenir  la 
rivale  de  l'Angleterre .  Le  rôle  de  Bismarck  au  Congrès  de  Berlin 
est  à  Torigine  de  la  politique  de  l'empereur  Guillaume  II  dans 
TEmpire  ottoman.  Ainsi,  c'est  l'Angleterre  elle-même  qui,  dans 
les  affaires  turques,  où  jusqu'alors  elle  se  trouvait  seule  en  face 
de  la  Russie,  a  introduit  l'Allemagne  qui  n'allait  pas  tarder  à 
faire  à  son  influence  et  à  son  commerce  la  plus  redoutable  con- 
currence. La  question  d'Orient  va  se  trouver  dédoublée;  en  même 
temps  qu'à  Constantinople,  elle  sera  désormais  à  Salonique,  but 
de  l'ambition  austro-hongroise  et  aboutissement  du  Drang  ger- 
manique. En  face  de  l'Autriche-Hongrie,  maîtresse  de  la  Bosnie 
et  de  l'Herzégovine,  autorisée  à  construire  des  routes  militaires 
et  à  entretenir  des  garnisons  dans  le  sandjak  de  Novi-Bazar,  la 
Grande-Bulgarie  de  San  Stefano  aurait  pu  former  une  digue, 
constituer  un  obstacle  :  ainsi  ne  l'avaient  pas  voulu  lord  Bea- 
consfield  et  lord  Salisbury;  la  crainte  chimérique  de  voir  la  Bul-r 
garie  rester  inféodée  à  la  politique  russe,  leur  avait  fait  ouvrir,  de 
leurs  propres  mains,  la  route  de  Salonique  à  l'influence  austro- 
hongroise  et  la  porte  de  la  mer  Egée  à  la  concurrence  germa- 
nique. La  politique  anglaise  avait  réussi  à  éloigner  du  canal  de 
Suez  et  des  routes  de  l'Inde  la  puissance  moscovite,  mais  c'avait 
été  pour  en  rapprocher  la  puissance  allemande.  Cavour  et 
l'Italie  avaient  été,  en  1855,  les  bénéficiaires  du  Congrès  de 
Paris;  Bismarck  et  l'AUemagûe  étaient,  en  1878,  les  bénéficiaires 
du  Congrès  de  Berlin. 

(i)  P€n9ée$  et  Souvenirs  de  Bismarck*  II,  p.  259  et  360. 


Digitized  by 


Googk 


300  REVUB  DBS  DEUX  MONDES. 


IV 


Entre  «  Tintëgrité  »  préconisée  par  l'Angleterre  et  l'affran- 
chissement désiré  par  la  Russie,  le  traité  de  Berlin  était  une 
transaction.  Comme  tel,  tant  parmi  les  populations  orientales 
qu'en  Europe,  il  avait  semé  des  germes  de  mécontentement  et 
laissé  la  porte  ouverte  à  de  prochaines  complications.  La  pre- 
mière crise  qui  survint  fut  celle  de  1885  et  il  était  naturel  qu'elle 
fût  provoquée  par  les  populations  bulgares  ;  la  réunion  de  la 
Roumélie  à  la  Bulgarie,  la  guerre  serbo-bulgare,  les  incidens  de 
Grèce  en  sont  les  principaux  épisodes  ;  nous  nous  garderons  de 
suivre  aussi  bien  les  détails  compliqués  de  ces  événemens  que 
les  négociations  obscures  auxquelles  ils  ont  donné  lieu  :  le 
Livre  Jaune  français  qui  les  relate  n'a  pas  moins  de  727  pages  I 
Nous  voudrions  seulement  montrer  comment  et  pourquoi  l'atti- 
tude de  plusieurs  des  grandes  puissances  et  notamment  celle  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie,  en  face  de  cette  nouvelle  phase  de 
la  question  d'Orient,  sont  déjà  radicalement  différentes  de  ce 
qu'elles  avaient  été  en  1877  et  1878. 

Le  Congrès  de  Berlin  avait  traité  les  populations  balkaniques 
comme  une  matière  amorphe,  où  la  volonté  des  puissances  tail- 
lait, divisait,  au  gré  d'intérêts  qui  n'étaient  pas  ceux  des  indi- 
gènes :  il  était  dans  la  logique  des  choses  qu'après  le  Congrès,  les 
États  nouveaux  qui  en  étaient  issus  cherchassent  à  adopter  une 
politique  d'autant  plus  personnelle  qu'ils  étaient  moins  indépen- 
dans,  plus  inachevés  ou  plus  fragiles.  Nous  avons  dit  pourquoi 
la  Roumanie,  devenue  royaume,  s'était  aussitôt,  par  crainte  de  la 
Russie,  tournée  vers  l'Allemagne.  Au  contraire,  le  Monténégro, 
très  éloigné  des  Russes  et  de  la  route  qui  pourrait  les  mener  à 
Constantinople,  pouvant  se  croire  menacé  d'absorption  par  son 
puissant  voisin  autrichien,  allait  bientôt  devenir,  dans  la  pénin- 
sule, «  le  seul  ami  »  de  la  Russie.  La  Serbie  redoutait  une  hégé- 
monie autrichienne  trop  étroite,  mais  sa  vie  économique  la  liait 
étroitement  au  débouché  austro-hongrois  :  sa  politique  allait  être 
ballottée  entre  les  deux  influences.  Quant  à  la  Bulgarie,  sa  situa- 
tion était  la  plus  douloureuse  :  la  guerre,  engagée  pour  sa  déli- 
vrance, avait  ressuscité  la  Grande-Bulgarie  jusqu'à  la  mer  Egée, 
aux  confins  de  l'Albanie  et  aux  portes  de  Salonique  ;  mais  le 
traité  de  Berlin  séparait  en  trois  morceaux  les  populations  bui- 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d  orient.  3,01 

gares  ;  il  créait  une  principauté,  la  Bulgarie,  une  province  privf- 
légiée,  la  Roumélie  ;  enfin  il  replaçait  sous  Tautorité  du  Sultan 
tous  les  pays  macédoniens.  L'Europe,  au  xix®  siècle,  a  payé  cher 
la  faute  d'avoir  voulu  forcer  certaines  nationalités  à  rester  divi- 
sées en  plusieurs  tronçons  :  la  volonté  des  peuples  finit  toujours 
par  faire  éclater  les  traités.  L'union  avec  la  Roumélie  devint,* 
après  le  Congrès  de  Berlin,  la  pensée  unique  de  tous  les  Bul- 
gares; l'irritation  causée  par  le  traité  fut  si  vive  qu'elle  rejaillit 
sur  la  Russie  ;  il  aurait  fallu,  pour  que  la  Russie  réussit  à  se  faire 
pardonner  le  bienfait  de  la  délivrance  dont  les  Bulgares  lui 
étaient  redevables,  que  les  officiers  et  les  généraux,  qu'elle  avait 
caisses  dans  le  pays  pour  assurer  son  indépendance  et  organiser 
son  armée,  eussent  la  main  légère  et  souple  ;  au  contraire,  ils  se- 
montrèrent  maladroits,  mécontentèrent  les  populations  et  firent 
naître  chez  elles  la  crainte  de  rester  de  siiriples  satellites  de  la 
grande  Russie.  Le  prince  Alexandre  de  Battenberg,  neveu  du 
Tsar,  fut  lui-même  obligé  de  suivre  le  mouvement  et  de  marcher 
avec  le  parti  national  :  en  1883,  la  rupture  entre  la  Russie  et  la 
Bulgarie  est  complète.  Dans  la  nuit  du  17  au  18  septembre  188S, 
un  comité  à  la  tête  duquel  était  le  patriote  Stranski  proclamait,  à 
Philippopoli,  l'union  de  la  Roumélie  et  de  la  Bulgarie  sous  le 
gouvernement  du  prince  Alexandre  qui  accourait  à  Philippopoli 
et  prenait  le  titre  de  prince  des  deux  Bulgaries. 

Qu'allait  faire  l'Europe  en  présence  d'une  violation  aussi  au- 
dacieuse du  traité  de  Berlin?  Sans  doute  l'Angleterre,  où  lord 
Salisbury  n'avait  pas  quitté  le  ministère,  interviendrait  au  nom 
de  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman  et  de  la  sécurité  de  Constan- 
tinople,  compromise  par  la  suppression  de  l'obstacle  des  Bal- 
kans. Mais,  depuis  1878,  les  conditions  de  l'équilibre  politique 
de  l'Europe  avaient  été  modifiées;  du  traité  de  Berlin  étaient 
sorties  de  nouvelles  combinaisons  de  puissances.  La  Russie, 
irritée  contre  l'Allemagne,  «  se  recueillait  »  dans  la  paix  et 
dans  le  silence,  tandis  que  le  prince  de  Bismarck  avait,  dès  le 
mois  d'août  1879,  dans  l'entrevue  de  Gastein  avec  le  comte 
Andrassy,  jeté  les  bases  de  la  Triple  alliance  et  en  avait  imposé 
l'approbation,  malgré  ses  vives  répugnances,  à  l'Empereur  son 
maître.  L'alliance  de  l'Autriche-Hongrie  et  de  l'Allemagne  était 
destinée  à  assurer  le  respect  des  traités,  du  traité  de  Francfort, 
mais  aussi  et  surtout  du  traité  de  Berlin;  l'Autriche  n'acceptait 
Vaillance  défensive  contre  la  France  qu'en  vue  d'obtenir  le  con- 


Digitized  by 


Googk 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cours  de  TEmpire  allemand  dans  sa  politique  balkanique  et  son 
appui  au  cas  où  sa  marche  vers  Salonique  provoquerait  une 
agression  de  la  Russie.  D'ailleurs  le  développement  industriel  et 
commercial  de  FAUemagne  et,  à  partir  de  1884,  son  expansion 
coloniale,  commençaient  à  faire  sentir  leur  influence  sur  la  poli- 
tique du  cabinet  de  Berlin.  Quant  aux  hommes  d'État  anglais, 
ils  n'avaient  guère  tardé  à  se  rendre  compte  de  Tillusion  d'op- 
tique qui  leur  avait  fait  redouter  la  création  d  ime  Bulgarie  in- 
féodée à  la  Russie  :  le  Drang  germanique,  commençait  à  les 
préoccuper  aussi  vivement  que  le  testament  de  Pierre  le  Grand* 
L'attitude  nouvelle  que  la  diplomatie  britannique  allait  prendre 
dans  la  question  rouméliote  est  peut-être  le  premier  acte  de  la 
rivalité  qui  met  aujourd'hui  aux  prises,  dans  l'Empire  ottoman, 
l'influence  allemande  et  l'influence  anglaise. 

La  proclamation  de  l'union  et  l'acceptation  immédiate  du 
prince  de  Battenberg  plaçaient  déjà  l'Europe  en  présence  d'un 
fait  accompli  :  avantage  considérable  lorsqu'il  s'agit  de  faire 
mouvoir  une  machine  aussi  lourde  que  le  concert  européen.  La 
Roumflie  bénéficiait  en  outre  de  ce  qui  restait  encore  en  Europe 
du  vieux  sentiment  de  solidarité  chrétienne  et  de  l'idée  moderne 
du  droit  des  nationalités  à  disposer  d'elles-mêmes;  l'opinion 
publique,  peu  soucieuse  des  traités,  se  prononçait  en  faveur  de 
l'union,  et  plus  d'un  gouvernement,  tout  en  rédigeant  des  circu- 
laires sur  la  nécessité  de  respecter  les  décisions  du  Congrès  de 
Berlin,  souhaitait  qu'on  trouvât  un  biais  pour  permettre  l'union 
des  deux  Bulgaries.  Le  Tsar,  qui  avait  subi  le  Congrès  de  Berlin, 
fut  celui  qui  se  prononça  avec  le  plus  d'énergie  et  d'insistance 
pour  le  respect  des  traités  et  le  retour  au  statu  quo  ante;  il  rap-. 
pela  les  officiers  russes  qui  restaient  encore  dans  l'armée  bulgare 
et  manifesta  ouvertement  son  mécontentement.  Alexandre  III 
cherchait  dans  cette  attitude  un  moyen  de  faire  regretter  à  la 
Bulgarie  son  ingratitude,  et  de  ne  pas  fortifier  un  État  qui,  créé 
par  la  Russie,  s'était  jeté  dans  les  bras  de  ses  rivaux;  il  y  trou- 
vait, en  même  temps,  une  occasion  de  renouer  avec  la  Turquie 
des  relations  plus  cordiales.  «  Le  respect  des  droits  de  S.  M,  I. 
le  Sultan,  »  l'intégrité  de  ses  Etats,  tout  ce  qui  faisait,  de  1875 
à  1878,  le  leit-motiv  de  la  diplomatie  anglaise,  c'est  en  1885,  la 
diplomatie  russe  qui  s'en  empare  et  qui  en  joue.  Et  par  un 
amusant  chassé-croisé,  w  améliorer  le  sort  des  populations,  exa- 
miner leurs  griefs,  consulter  les  vœux  des  populations,  »  toutes 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  303 

les  formules  dont  la  diplomatie  russe  avait  usé  avant  la  guerre 
de  1877,  c'est  sur  les  lèvres  et  sous  la  plume  des  représentons 
de  la  Grande-Bretagne  qu'il  les  faut  chercher.  A  la  conférence 
des  ambassadeurs  à  Constantinople,  sir  W.  -White  va  jusqu'à 
demander  que  l'on  parle*  le  moins  possible  du  traité  de  Berlin  : 
«  il  craindrait  que  l'expression  :  dans  les  limites  du  traité  de 
Berlin,  ne  fût  pas  comprise  ou  plutôt  qu'elle  fût  comprise  dans 
un  sens  restrictif  par  les  populations  dont  il  s'agit  d'améliorer 
le  sort  (1).  »  Le  représentant  de  la  puissance  qui  avait  signé  le 
traité  de  San  Stefano  avait  beau  jeu  pour  rappeler,  devant  l'en- 
voyé britannique,  un  passé  encore  récent.  M.  de  Nélidow,  avec 
le  tact  et  la  finesse  d'un  diplomate  consoiùmé,  sut  donner  à  son 
pays  cette  revanche  académique. 

La  leçon  des  faits  d'ailleurs  portait  plus  loin  que  l'ironie  des 
diplomates.  Dès  qu'il  fut  certain  que  les  puissances  ne  s'enten- 
draient pas  pour  rétablir  le  statu  quo  en  Roumélie,  la  Serbie 
puis  la  Grèce  s'agitèrent  et  réclamèrent  des  compensations  :  là 
ce  fut  la  guerre  ;  ici  il  fallut  appliquer  «  le  blocus  pacifique,  » 
remède  nouveau,  inauguré  sur  les  instances  de  l'Angleterre 
contre  la  Grèce  en  émoi.  L'Europe  eut  toutes  les  peines  du 
inonde  à  apaiser  encore  une  fois,  tant  bien  que  mal,  les  troubles 
des  Balkans.  Quant  à  la  Bulgarie  et  à  la  Roumélie,  malgré 
l'opposition  tenace  du  Tsar,  le  Sultan,  sous  la  pression  des  puis- 
sances occidentales,  consentait  à  leur  union  sous  le  gouverne- 
ment du  prince  Alexandre.  Cet  avantage  que  l'Angleterre  sur- 
tout et  la  France  avaient  contribué  à  faire  obtenir  aux  Bulgares, 
c'est  l'influence  austro-allemcLude  qui  allait,  en  définitive,  en 
profiter.  Quand  la  colère  du  tsar  Alexandre  III  eut  forcé  le 
prince  de  Battenberg  à  abdiquer  le  trône  de  Bulgarie,  ce  fut 
sous  l'influence  de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne  que  la  Sobraniô 
élut,  le  7  juillet  1887,  le  prince  Ferdinand  de  Saxe-Cobourg- 
Gotha,  officier  dans  l'armée  austro-hongroise.  Le  chef  du  parti 
anti-russe,  Stambouloff,  allait,  jusqu'en  1895,  gouverner  la 
Bulgarie.  Aussi  verra-t-on,  —  tant  est  profonde  la  répercussion 
des  questions  orientales  sur  toute  la  politique  générale,  —  tandis 
que  la  Triplice  accroît  de  plus  en  plus  son  influence  à  Constan- 
tinople et  dans  tout  l'Empire  ottoman,  le  tsar  Alexandre  III 
conclure  alliance  avec  la  République  française  et  diriger  l'acti- 
vité russe  du  côté  de  la  Perse  et  du  Pacifique. 

(1)  Protocole  du  28  novembre.  —  Liwe  Jaune,  p.  273. 


Digitized  by 


Googk 


304  HEVUE  DES  DEUX  MONDES, 


«  Non,  il  n'y  nr  pas  de  question  arménienne.  Il  y  a  une  grande 
et  redoutable  question  d'Orient,  dont  celle-là  n'est  qu'une  des 
faces  multiples;  et  même,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  pas  de  question 
d'Orient  séparée  de  l'ensemble  complexe  des  difficultés  qui 
pèsent  sur  l'Europe  moderne.  »  Ainsi  s'exprimait  ici  môme,  le 
1^  décembre  1895,  M.  Francis  de  Pressensé,  et,  en  vérité,  on  ne 
saurait  mieux  dire.  Diplomatiquement  ou  politiquement,  ou 
encore  historiquement  parlant,  la  «  question  arménienne  »  est 
le  nom  que  Ton  donAe  à  la  crise  de  la  question  d'Orient  qui, 
de  1895  à'  1897,  a  troublé  si  gravement  TEurope.  Les  événe- 
mens  d'Arménie  sont  d'ailleurs  inséparables  de  ceux  de  Crète;  ils 
ne  sauraient  être  étudiés  isolément  et,  les  uns  comme  les  autres, 
ils  doivent  être  envisagés  en  fonction  de  la  politique  générale 
de  l'Europe,  sous  peine  de  rester  inintelligibles.  Depuis  la 
guerre  russo-turque  et  le  Congrès  de  Berlin,  la  crise  arménienne 
est  la  plus  grave  et  la  plus  caractéristique  qui  ait  mis  en  cam- 
pagne la  diplomatie  ;  sans  en  refaire  ici  l'histoire,  nous  voudrions 
montrer  comment  la  question  se  posait  et  quelle  a  été,  en  face 
d'elle,  l'attitude  des  grandes  puissances. 

La  question  arménienne  est  sortie  de  l'article  61  du  traité  de 
Berlin  ainsi  conçu  : 

La  Sublime  Porte  s'engage  à  réaliser,  sans  plus  de  retard,  les  amélio- 
rations et  les  réformes  qu'exigent  les  besoins  locaux  dans  les  provinces 
habitées  par  les  Arméniens,  et  à  garantir  leur  sécurité  contre  les  Circas- 
siens  et  les  Kurdes.  Elle  donnera  connaissance  périodiquement  des  mesiu^es 
prises  à  cet  effet  aux  Puissances,  qui  en  surrcilleront  l'application. 

Dans  presque  toutes  les  grandes  conventions  orientales  on 
retrouve  un  article  de  même  nature  que  celui-ci;  il  est,  pour 
ainsi  dire,  de  style.  Mais  de  telles  stipulations  sont  dépourvues 
de  sanctions  pratiques  et  restent  subordonnées  à  la  bonne  vo- 
lonté du  Sultan  dont  l'Europe  a  de  bonnes  raisons  pour  respec- 
ter la  souveraineté  et  l'indépendance.  Ces  clauses,  si  incertaine 
qu'en  reste  l'exécution,  ont  cependant  favorisé  l'émancipation 
des  nationalités  balkaniques,  mais  elles  ont,  d'autre  part,  poussé 
le  gouvernement  turc  à  un  système  de  rigueur  et  de  compres- 
sion destiné  à  étouffer,  avant  qu'elles  se  produisent,  les  protesta. 


Digitized  by 


Googk 


L  ÉVOLUTION    t)E    LA   QUESTION    D  ORIENT.  SOS 

tions  des  races  chrétiennes.  La  diplomatie  européenne  est  ainsi 
acculée  à  une  étrange  alternative.  «  Elle  est  forcée^  écrivait 
en  1805  M.  Francis  de  Pressensé,  de  pratiquer  le  culte  du  fait 
accompli.  Par  là  elle  se  donne  Tapparence  de  pousser  aux  pires 
excès  en  sens  opposé  :  d'encourager  tout  ensemble  les  Turcs  à 
sauvegarder  leur  suprématie  par  tous  les  moyens,  puisqu'une 
fois  perdue  ils  ne  la  retrouveront  jamais,  et  les  raïas  à  secouer 
le  joug  par  tous  les  moyens,  puisqu'une  fois  affranchis,  ils  ne 
seront  plus  réasservis.  C'est  immoral  :  c'est  inévitable.  »  C'est 
toute  rhistoire  de  la  question  arménienne  depuis  1895. 

L'application  de  l'article  61  u  l'Arménie  rencontrait  d'autant 
plus  de  difficultés  que,  ainsi  qu'on  l'a  souvent  répété,  il  y  a  des 
Arméniens,  et  en  grand  nombre,  mais  partout  ils  sont  mélangés, 
dans  des  proportions  variables,  à  des  élémens  musulmans  ;  dans 
aucun  vilayet,  ils  ne  constituent  la  majorité.  A  Constantinople, 
où  ils  étaient  nombreux,  un  bon  nombre  d'entre  eux  avaient 
occupé  d'importantes  situations;  surtout  dans  la  période  qui  a 
précédé  les  événemens  tragiques  de  1896,  certains  d'entre  eux 
tenaient,  par  leur  fortune  ou  leur  autorité  sociale,  une  place 
considérable  dans  la  capitale.  Le  traité  de  San  Stefano,  qui 
aurait  libéré  une  bonne  partie  de  l'Arménie,  et  surtout  le  traité 
d'alliance  anglo-turc  du  4  juin  1878,  suivi  du  traité  de  Berlin  et 
de  l'occupation  de  Chypre  par  les  Anglais,  suscitèrent,  dans 
les  classes  supérieures  du  peuple  arménien,  un  espoir  qui  n'allait 
pas  tarder  à  être  déçu;  il  se  forma  un  parti,  bien  plus  nombreux 
à  Constantinople  et  en  Europe  qu'en  Arménie  môme,  qui  tra- 
vailla à  préparer  l'émancipation  nationale.  Des  comités  armé- 
niens révolutionnaires  se  constituèrent,  surtout  en  Angleterre, 
où  ils  trouvaient  un  asile  et  des  encouragemens  :  leur  but  était 
de  forcer  l'intervention  des  puissances  en  leur  faveur  en  tra- 
vaillant l'opinion  publique  européenne  et  en  provoquant  des 
troubles  en  Arménie,  à  Constantinople  et  dans  tout  l'Empire. 
Ces  Arméniens  cosmopolites,  imbus  des  doctrines  révolution- 
naires de  l'Europe,  affiliés  aux  organisations  secrètes,  ne  se 
rendaient  pas  compte  que  leur  zèle  intempestif  et  violent 
effraierait  les  gouvernemens,  et  que  leurs  infortunés  compa- 
Wotes  seraient  les  premiers  à  pâtir  de  leurs  attentats. 

Depuis  longtemps,  la  politique  anglaise  travaillait  à  se  créer 
des  droits  et  une  influence  dans  cette  Arménie  qui  s'interpose 
entre  la  poussée  russe  vers  le  Sud  et  les  routes  de  l'Inde.  Depuis 

TOME  XULV.  —  1906.  20 


Digitized  by 


Googk 


306  -.^  REVUB  DES   DEUX   BLONDES. 

la  guerre  de  Crimée,  une  longue  série,  très  instructive,  dé 
Livres  Bleus,  témoigne  des  efforts  du  cabinet  de  Londres  pour 
faire  entrer  l'Arménie  dans  la  clientèle  de  la  Grande-Bretagne; 
à  chacun  des  actes  ou  à  chacune  des  publications  par  lesquelles 
la  France  exerce  ou  consolide  son  protectorat  sur  les  catho- 
liques de  Syrie  et  de  Palestine,  l'Angleterre  répond  par  une  dé- 
marche en  faveur  des  Arméniens;  elle  patronne  en  Arménie 
des  missions  pl*otestantes  ;  elle  y  envoie  des  officiers,  des  voya- 
geurs chargés  de  faire  des  enquêtes  sur  la  situation  du  pay^.Au 
traité  de  San  Stefano,  la  Porte  s'engageait  «  ài  réaliser  sans  plus 
de  retard  les  améliorations  et  les  réformes  exigées  par  les  be- 
soins locaux  dans  les  provinces  habitées  par  les  Arméniens  et  à 
garantir  leur  sécurité  contre  les  Kurdes  et  les  Circassiens.  » 
Cette  clause,  d'où  aurait  pu  sortir  un  droit  d'intervention  russe 
en  Arménie,  est  une  de  celles  qui  alarmèrent  le  plus  le  gouver- 
nement de  Londres.  Le  traité  du  4  juin  1878  renversa  la  situa- 
tion à  son  profit  :  en  échange  de  l'alliance  pour  la  défense  des 
territoires  du  Sultan  en  Asie,  celui-ci  «  promet  à  l'Angleterre 
d'introduire  les  réformes  nécessaires  (à  être  arrêtées  plus  tard 
par  les  deux  puissances)  ayant  trait  à  la  bonne  administration 
et  à  la  protection  des  sujets  chrétiens  et  autres  de  la  Sublime 
Porte  qui  se  trouvent  sur  les  territoires  en  question...  »  Le 
traité  de  Berlin  annule  celui  de  San  Stefano,  mais  celui  du 
4  juin  reste  en  vigueur  :  l'occupation  de  Chypre  en  est  le  signe 
manifeste.  En  fait,  malgré  le  texte  de  Berlin  qui  confie  «  aux 
puissances  »  le  droit  de  surveiller  l'application  des  réformes, 
«  le  règlement  des  questions  arméniennes,  constate  Adolphe 
d'Avril,  tend  à  devenir  une  affaire  anglaise.  » 

En  1895  et  1896,  —  années  de  la  crise  arménienne,  —  l'al- 
liance franco-russe  est  dans  toute  la  ferveur  de  sa  nouveauté. 
Elle  modifie,  en  le  consolidant,  l'équilibre  européen.  La  Russie 
sort  de  son  recueillement,  la  France  de  son  isolement,  pour 
entrer  dans  une  période  d'action  et  d'expansion.  La  politique 
russe,  bloquée  dans  les  Balkans  par  le  traité  de  Berlin,  se  tourne 
vers  l'Extrême-Orient  :  l'ouverture  prochaine  du  chemin  de  fer 
transsibérien  préoccupe  l'Angleterre.  La  France  achève,  avec 
méthode  et  continuité  de  vues,  de  constituer  son  empire  colo- 
nial; tranquille  sur  ses  frontières  européennes,  elle  prépare  la 
conquête  de  Madagascar,  elle  opère  la  réunion  de  ses  possessions 
africaines,  elle  résout,  sans  heurts  et  sans  violences,  mais  sans 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  SOS 

désavantages,  ses  litiges  africains  ou  asiatiques  avec  l'Angle- 
terre, Successivement,  la  question  du  Congo,  celle  du  Siam, 
celle  de  la  Côte  occidentale  d'Afrique,  la  revision  des  traités 
tunisiens,  loyalement  abordées,  sont  résolues  dans  hî^  esprit  de 
concorde  et  de  concessions  réciproques.  Cette  politique,  toujours 
calme,  souvent  heureuse,  mais  toujours  discrète,  n'est  pas  sans 
causer  à  l'Angleterre  quelques  embarras  ou  quelque  alarme. 
Biieux  peut-être  que  chez  nous,  la  portée  de  la  méthode  de 
M.  Hanotaux  et  des  cabinets  modérés  est  comprise  en  Angle- 
terre :  on  en  pressent  l'aboutissement  et  l'on  devine  que,  tous  les 
litiges  africains  résolus.,  il  en  faudra  venir,  bon  gré,  mal  gré,  à 
aborder  la  question  égyptienne  (1).  C'est  l'échéance  que  le  cabr» 
net  britannique  cherche,  à  tout  prix,  à  reculer.  Dès  son  retour 
aux  affaires,  à  l'automne  1895,  c'est  la  préoccupation  dominante' 
de  lord  Salisbury.  Contre  une  alliance  franco-russe,  la  manœuvra 
indiquée,  classique,  c'est  de  soulever  la  question  qui  a  brouilIë[ 
Napoléon  et  Alexandre  P',  la  question  d'Orient  :  là  seulement! 
les  deux  pays  peuvent  avoir  certains  intérêts  divergens,  certaines 
traditions  opposées.  En  France,  où  tout  un  parti  repousse  la  po- 
litique d'alliance  russe,  une  campagne  adroitement  conduite  dans 
la  presse  et  dans  l'opinion  peut  trouver  des  concours  d'autant 
plus  ardens  que,  chez  nous,  les  sentimens  d'humanité  et  de 
justice,  lorsqu'ils  sont  mis  en  avt^nt,  ne  restent  jamais  sans  écha. 
Nous  avons  vu  comment  l'Angleterre,  depuis  la  convention 
de  Chypre,  tenait,  pour  ainsi  dire,  en  réserve,  la  question  arme*- 
nienne  et  donnait  asile  aux  comités  arméniens.  Aussi,  dès  que 
des  troubles  graves  furent  signalés  en  Arménie,  sa  main  y 
fut-elle  soupçonnée.  Dès  le  20  février  1894,  M.  Paiul  Cambon, 
dans  une  lettre  au  ministre  des  Affaires  étrangères,  M.  Casimir- 
Perier,  expliquait  la  genèse  et  le  développement  des  troubles 
d'Arménie  (2)  envenimés  par  les  maladroites  rigueurs  de  la  poli- 
tique du  Sultan;  dans  l'été  de  1894,  éclataient  des  conflits  très 
graves  dans  le  Sassoun,  entre  Arméniens  et  Kurdes;  bientôt  le 
ipouvement  «  préparé,  dit-on,  de  longue  main  par  la  société  de 
Hentchak  dont  le  siège  est  actuellement  à  Tiflis,  après  avoir  été 
à  Londres  et  à  Athènes  (3),  »  s'étendait  au  vilayet  de  Bjilis  ei^à 

(1)  Dans  l'hiver  1895-1896,  le  ministère  Brisson-Bourgeois-Berthelot  lance  en 
Afrique  l'expédition  Marchand. 

(2)  Livre  Jaune,  n<»  6. 

(3)  M.  Meyrier,  vice-consul  à  Diarhékir,  à  M.  Hanotaux,  5  octobre  1894.  Livre 
Jatme,  n*  10. 


Digitized  by 


Googk 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  région  de  Mouch.  Les  Turcs,  dans  la  répression,  commettaient 
les  pires  excès.  L'Angleterre,  par  l'application  de  l'article  61  du 
traité  de  Berlin,  demandait  à  ouvrir  une  enquête  sur  ces  événe 
mens;  la  France  et  la  Russie  joignaient  leurs  commissaires  aux 
siens.  La  question  ne  sortait  pas  encore  du  domaine  local  pour 
entrer  dans  celui  de  la  politique  générale;  mais  voici  qu'à  la  fin 
du  mois  d'août  1895,  lord  Salisbury,.qui  venait  de  succéder  au 
Forcign  Office  à  lord  Kimberley,  prononçait  à  Douvres  un  grand 
discours  où  il  prophétisait  que  la  justice  de  l'histoire  ne  tarde- 
rait pas  à  amener  la  disparition  de  l'Empire  turc.  «  Ne  croyez 
pas,  ajoutait-il,  que  j'aie  l'intention  de  jouer  le  rôle  de  chirur- 
gien... mais  le  danger  n'en  existe  pas  moins  et  continuera  d'exis- 
ter. Il  y  a  un  centre  de  corruption  d'où  la  maladie  et  la  décom- 
position peuvent  gagner  les  parties  saines  de  la  communauté 
européenne.  »  Et  il  concluait  :  «  le  temps  des  efforts  n'est  pas 
passé,  encore  moins  celui  des  préparatifs.  »  A  plus  de  quarante 
ans  de  distance,  c'était,  presque  mot  pour  mot,  les  paroles  de 
Nicolas  1*"*  à  sir  Hamilton  Seymour,  prélude  de  la  guerre  de  Crimée  I 
Un  tel  langage,  dans  la  bouche  du  Premier  ministre  conservateur, 
venant  après  la  campagne  menée  par  Gladstone,  M.  Asquith,  les 
orateurs  et  les  journaux  libéraux,  et  après  que  le  public  anglais 
avait  pu,  durant  tout  l'été,  «  s'adonner  à  l'un  de  ses  sports  pré- 
férés, une  croisade  de  philanthropie  agressive  qui  sert  les  intérêts 
'britanniques  (1),  »  était  le  plus  inquiétant  des  symptômes.  Moins 
d'un  mois  après,  au  moment  où  le  projet  de  réforme  présenté  à 
la  Porte  par  les  trois  ambassadeurs  d'Angleterre,  de  France  et  de 
Russie,  était  à  la  veille  d'aboutir,  M.  Cambon  recevait,  lé  28  sep- 
tembre, du  comité  hentchakiste  de  Constantinople,  une  sorte  d'ul- 
timatum lui  signifiant  que  les  Arméniens  avaient  résolu  de  faire 
une  manifestation  pacifique  et  que  «  l'intervention  de  la  force 
armée  et  de  la  police  pour  l'empêcher,  pourrait  avoir  des  consé- 
quences regrettables  doiit  le  comité  repousse  d  avance  toute  la 
responsabilité.  »  Le  surlendemain,  30  septembre,  la  manifestation 
avait  lieu;  elle  aboutissait  à  des  conflits  qui  duraient  plusieurs 
jours  et  faisaient,  parmi  les  Arméniens,  un  grand  nombre  de  vic- 
times. Bientôt  les  troubles  se  répandaient  dans  tout  l'Empire  et, 
L  31  octobre,  M.  Cambon  signalait  la  gravité  de  la  situation  dans 
une  dépêche  qui  ne  parvenait  à  Paris  que  le  6  novembre,  au 

(!)  ^L'expression  est  de  M.  Francis  de  Pressensé,  arlicle  cite,  p.  681. 


Digitized  by 


Googk 


r  T  ' 


l'évolution  de  la  question  d'ori.ent.  309 

moment  où  la  chute  du  cabinet  Ribot-Hanotaux  allait  appeler  au 
pouvoir  MM.  Brisson,  Bourgeois  et  Berthelot.  En  présence  d'une 
situation  aussi  menaçante,  de  Paris,  de  Berlin,  de  Vienne,  arrî- 
vaient  au  Sultan  de  sages  avis  sur  la  nécessité  d'être  prudent  et 
de  faire  des  réformes  ;  d'Angleterre  au  contraire  parlaient  des 
discours  de  plus  en  plus  provocateurs.  Le  10  novembre,  au  ban^ 
quet  du  lord-maire,  lord  Salisbury  faisait  le  procès  du  Sultan 
et,  dans  un  style  tout  imprégné  de  réminiscences  bibliques,  il 
s'écriait  qu'il  était  naturel  «  que  l'injustice  conduisît  à  leur  perte 
les  plus  élevés  de  la  terre;  »  il  encourageait  à  l'espoir  les 
peuples  qui  gémissent  et  il  agitait  sur  la  tête  de  l'oppresseur 
les  foudres  de  la  colère  divine.  Le  chef  du  Foreign  Office  par- 
lait aussi  de  l'entente  nécessaire  de  l'Europe,  mais  ses  fréquentes 
allusions  à  une  catastrophe  prochaine  de  l'Empire  ottoman,  ses 
paroles  si  nettement  en  opposition  avec  celles  qui  venaient  des 
autres  capitales,  contredisaient  ses  déclarations  et  laissaient  pres- 
sentir que,  conmie  le  Tsar  en  1877,  le  gouvernement  de  la  Reine 
se  préparait  à«  agir  seul.  »  Tandis  que  l'opinion  publique  ma- 
nifestait un  enthousiasme  indescriptible  et  réclamait  des  solu- 
tions immédiates,  le  19  novembre,  lord  Salisbury,  après  avwr 
lu  la  lettre  où  le  Sultan  promettait  de  faire  des  réformes,  pre- 
nait un  accent  encore  plus  dur  :  «  11  faut  expier  de  longues  an- 
nées d'erreur,  s'écriait-il,  et  une  loi  cruelle  veut  que  l'expiation 
retombe  sur  ceux  qui  ont  commis  les  fautes.  »  Un  pareil  lan- 
gage, dans  une  telle  bouche,  ne  pouvait  manquer  d'avoir  dans 
tout  l'Empire  ottoman  le  plus  dangereux  écho;  partout,  en 
Macédoine,  en  Crète,  les  rapports  des  consuls  signalaient  l'agi- 
tation qui  précède  d'ordinaire  les  grandes  crises.  «  S'il  se  propo- 
sait, écrivait  excellemment  M.  Francis  Charmes  dans  sa  Chro- 
nique du  1®'  décembre,  d'entretenir  l'insurrection  arménienne, 
de  lui  envoyer  un  encouragement  officiel  et  de  provoquer,  dans 
d'autres  parties  de  l'Empire,  soit  sur  le  continent,  soit  dans  les 
îles  de  la  Méditerranée,  des  révoltes  et  des  soulèvemens  nou- 
veaux, à  coup  sûr,  lord  Salisbury  ne  parlerait  pas  autrement.  » 
Contre  les  intentions  que  paraissait  révéler  le  langage  du 
Premier  ministre  de  la  Reine,  la  seule  contre-mine  efficace  était 
une  union  étroite  du  concert  européen  qui  garantirait  au  Sultan 
l'intégrité  de  ses  États,  mais  qui  interviendrait  énergiquement 
auprès  de  lui  pour  obtenir  la  fin  d'atrocités  qui  révoltaient  les 
consciences  civilisées  et  la  réalisation  d'un  programme  de  ré- 


Digitized  by 


Googk 


StO  RKVUE   DES  DEUX   310NDES. 

foirmes  dont  les  Arméniens  bénéficieraient.  Mais,  tout  en  exerçant 
Bnc  pression  sur  le  Sultan,  il  fallait  éviter  d'en  venir  à  des  me- 
sures de  coercition  sous  peine  de  voir  s'ouvrir  cette  crise  de  la 
question  d'Orient  que  Ton  tenait  à  éviter.  Dix-huit  vaisseaux 
anglais,  mouillés  à  Salonique,  pouvaient  en  quelques  heures  en- 
trer dans  les  Dardanelles,  tandis  qu'à  Sébastopol  l'escadre  du  Tsar 
se  tenait  prête  à  appareiller  et  qu'à  Odessa  80  000  Russes  se 
concentraient.  On  pouvait  se  croire  à  la  veille  d'une  guerre  de 
Crimée  où  la  France,  si  elle  participait  avec  TAngleterre  à 
une  intervention  armée  contre  Gonstantinople ,  se  trouverait 
entraînée.  Le  péril  était  imminent  au  moment  où  le  cabinet 
Brisson-Berthelot  envoya  l'escadre  de  la  Méditerranée  à  Smyme. 
On  s'en  tira  en  demandant  au  Sultan  un  firman  autorisant 
chaque  puissance  à  envoyer  dans  lefBosphore  un  second  station- 
naire;  ainsi«  on  continuait  à  agir  collectivement,  et  on  évitait  de 
poser  la  question  des  détroits. 

\  Gonstantinople,  le  désaccord  latent  des  cabinets  européens 
et  les  attentats  révolutionnaires  des  Arméniens,  notamment 
l'attaque  de  la  Banque  ottomane  le  26  août  1896,  paraljisaient 
les  gouvernemens  en  leur  faisant  craindre  de  paraître  encou- 
rager, en  Turquie,  des  crimes  contre  lesquels  ils  faisaient, 
chez  eux,  des  lois  d'exception,  et  donnaient  beau  jeu  à  Abd-ul- 
Hamid  pour  se  contenter  de  promesses  vagues,  ajourner  toute 
espèce  de  réformes  et  continuer  les  massacres.  Ainsi  plus  les 
révolutionnaires, arméniens  s'acharnaient  à  faire  sortir  l'Europe 
de  son  attitude  passive,  plus  les  moyens  auxquels  ils  avaient 
recours  les  empêchaient  de  réussir.  Lord  Salisbury  à  Londres, 
M.  P.  Gambon  à  Gonstantinople,  suggéraient  de  recourir  à  une 
mise  en  demeure  formelle,  de  fixer  au  Sultan  un  délai  passé 
lequel  il  faudrait  avoir  recours  à  des  mesures  coercitives  ;  mais, 
à  Paris  et  à  Pétersbourg,  on  tenait  avant  tout  à  ne  pas  se  laisser 
acculer  à  des  mesures  auxquelles  le  cabinet  de  Berlin  refuserait 
vraisemblablement  de  participer  et  qui  pourraient  donner  à  la 
politique  anglaise  l'occasion,  qu'elle  semblait  chercher,  d'une 
intervention.  L'attitude  de  lord  Salisbury,  au  début  de  l'au 
tomne  1896,  vint  justifier  la  prudente  réserve  des  deux  gouver- 
nemens alliés.  Le  25  septembre,  le  chef  du  Foreign  Office  se 
mettait  d'accord  avec  le  comte  Goluchowski,  ministre  des  Affaires 
étrangères  d'Autriche-Hongrie,  sur  les  moyens  de  réaliser  deft 
icrormes  et  la  nécessité  de  recourir  à  des  mesures  d'exécution; 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  question  d'orient.  311 

puis,  le  20  octobre,  il  lançait  un  mémorandum  aux  puissances, 
dans  lequel  il  semblait  sonner  le  glas  de  TEmpire  ottoman.  Après 
avoir  affirmé  l'échec  de  la  politicpie  d'intégrité  et  de  réformes, 
il  concluait  :  «  Il  est  devenu  évident  qu'à  moins  que  ces  grands 
maux  puissent  être  supprimés,  la  longanimité  des  puissances  de 
l'Europe  ne  parviendra  pas  à  prolonger  l'existence  d'un  État 
que  ses  propres  vices  font  tomber  en  ruine.  »  A  ces  déclara- 
tions alarmantes,  M.   Hanotaux   répondit    par  le  discours  du 
3  novembre  où,  définissant  les   intérêts  et  les  devoirs  de  la 
France,  il  répudiait  pour  elle  toute  politique  d'aventure;  dans 
une  note  du  12  décembre,  il  précisait  le  programme  de  la  poli- 
tique franco-russe  et  fixait  les  trois  points  qui  devaient  servir  de 
base,  et  en  même  temps  de  limite,  aux  négociations  :  maintien  de 
l'intégrité  des  États  du  Sultan,  pas  de  condominium  européen, 
pas  d'action  isolée.  En  même  temps  il  représentait  fermement 
à  la  Porte  qu'il  lui  deviendrait  impossible  de  la  sauver  de  la 
ruine  dont  l'Angleterre  la  menaçait  si  les  massacres  ne  cessaient 
pas  et  si  des  satisfactions  réelles  n'étaient  pas  données  aux  exi- 
gences de  l'Europe.  Le  16  novembre,  il  faisait  venir  Munir-bey, 
et  lui  déclarait  qu'il  donnait  à  M.  Cambon  l'ordre  de  quitter 
Constantinople,  s'il  n'obtenait  pas  l'arrestation    immédiate  de 
Mazhar-bey,  assassin  du  Père  Salvatore,  la  fermeture  du  tribunal 
extraordinaire  chargé  de  juger  les   Arméniens  et  l'ordre   aux 
autorités  militaires  de  la  Crète  d'obtempérer  aux  réquisitions  du 
vali.  En  même  temps  que  les  puissances,  alarmées  des  procédés 
de  l'Angleterre,  se  ralliaient  autour  du  programme  français,  le 
Sultan  sentait  la  nécessité  de  tenir  enfin  compte  de  l'irritation 
de  l'opinion  européenne  ;  il  proclamait  une  amnistie,  autorisait 
l'élection  d'un  patriarche  arménien,  Mgr  Ormanian,  supprimait 
le  tribunal  d'exception.  Peu  à  peu  les  troubles  s'apaisaient,  les 
massacres  cessaient,  les  assassinats  se  faisaient  plus  rares.  A  coup 
sûr  la  question  arménienne  subsistait,  et  subsiste  encore,  mais 
la  crise  aiguë  de  la  question  d'Orient  était  passée.  La  politique 
française  avait  réussi  à  conjurer  le  péril  qui  menaçait  l'Europe, 
à  circonscrire  l'incendie,  et  à  prévenir  toute  complication  inter- 
nationale. La  réconciliation  du  Tsar  avec  le  prince  de  Bulgarie, 
sous  la    condition  du   baptême  orthodoxe    du   prince  héritier 
Boris,  négociée  à  Paris,  dans  l'hiver  1896,  sous  les  auspices 
d'un  haut  personnage   politique   français,   avait   empêché   les 
troubles  de  s'étendre  à  la  Macédoine  et  la  Bulgarie  d'entrer  en 


Digitized  by 


Googk 


312  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

branle.  Ces  résultats  que,  malgré  les  difficultés  particulièrement 
délicates  de  sa  situation,  —  extérieure  et  intérieure,  —  la  France 
avai!  obtenus,  elle  les  devait  à  la  formule  «  intégrité  de 
TEmpire  ottoman,  »  qu'elle  avait  résolument  adoptée,  non 
comme  un  expédient  passager,  mais  comme  Tune  des  assises 
fondamentales  de  sa  politique  traditionnelle  adaptée  à  ses  be- 
soins et  à  ses  intérêts  présens.  Une  Turquie  forte,  capable  de 
mettre  en  ligne  une  armée  solide,  pouvait  devenir,  dans  cer- 
taines éventualités  que  Tavenir  semblait  préparer,  un  facteur 
important  dans  la  politique  générale.  Là  raison  d'être  ultime 
de  la  politique  franco-russe,  dans  la  crise  de  1895-1896,  c'est 
en  Egypte  qu'il  faut  aller  la  chercher.  L'Angleterre  avait  tout 
fait  pour  rompre  le  bon  accord  de  la  France  et  de  la  Russie; 
elle  avait  échoué,  et  il  se  trouvait  que  c'était  au  contraire  cette 
union  qui  avait  donné  le  ton  au  concert  européen  et  réglé  les 
difficultés  orientales.  Mais  le  résultat  auquel  l'Angleterre  n'avait 
pu  arriver  par  son  action  extérieure,  l'opposition,  en  France 
môme,  allait  l'obtenir  partiellement  en  menant,  contre  le  cabinet 
Méline-Hanotaux,  la  plus  violente  campagne,  et  en  affectant  de 
rendre  la  politique  franco-russe  responsable  de  massacres  que 
d'autres  avaient  provoqués,  qu'elle  n'avait  pas  qualité  pour 
punir,  qu'elle  a  finalement  arrêtés,  et  qu'elle  a  essayé  d'empê- 
cher dans  toute  la  mesure  où  elle  le  pouvait,  sans  sacrifier  sa 
propre  sécurité  et  sans  jeter  l'Europe  dans  les  complications 
redoutables  d'une  crise  orientale.  Cette  campagq^e  ne  servit  pas 
la  cause  des  Arméniens,  mais  elle  réussit  à  ameuter  une  partie 
de  l'opinion  française  contre  une  politique  qui  faisait  notre  force 
dans  le  monde,  mais  qui  gênait  la  liberté  de  mouvemens  de 
l'Angleterre.  Ainsi,  indirectement,  la  politique  britannique  avait 
en  partie  réussi  :  elle  avait  émoussé,  dans^  une  certaine  mesure, 
la  puissance  d'action  de  l'Alliance  franco-russe,  en  aidant,  ep 
France,  au  déchaînement  des  passions  politiques  et  à  l'avène- 
ment du  parti  radical. 

L'Allemagne  était,  cette  fois  encore,  cette  fois  surtout,  la 
principale  bénéficiaire  de  la  crise.  Depuis  le  Congrès  de  Berlin, 
elle  jouissait  à  Constantinople  d'une  influence  d'autant  plus 
forte  que  ses  armées  étaient  plus  éloignées  et  ses  flottes  moins 
redoutables.  Dans  la  crise  arménienne  son  attitude  fut  nettement 
favorable  à  la  Turquie  ;  elle  s'opposa,  ou  ne  donna  qu'une  adhé- 
sion platonique  à  toutes  les  mesures  proposées,  non  seulement 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  be  la  question  d'orient.  313 

par  l'Angleterre,  mais  encore  par  la  France  et  la  Russie^  pour 
imposer  au  Sultan  des  réformes.  Elle  ne  cessa»  pas  d'agir 
«  comme  un  membre  libre  du  concert  européen  ;  »  elle  ne  prit 
pour  règle  de  sA  conduite  que  son  intérêt  immédiat,  et  son  atti- 
tude contribua  dans  une  large  mesure  à  encourager  la  Porte 
dans  sa  résistance  aux  conseils  réitérés  de  la  Russie  et  de  la 
France.  Le  Sultan,  entre  la  Russie  et  TAutriclie,  dont  il  redou- 
tait le  voisinage  et  les  armes,  TAngleterre,  dont  les  intrigues  eu 
Arménie  et  les  visées  sur  Gonstantinople  Talarmaient,  la  France 
souvent  exigeante  quand  il  s'agissait  de  ses  protégés,  le  Sultan, 
délibérément,  choisit  l'Allemagne  qui,  en  échange  de  son  puis- 
sant appui  diplomatique,  ne  lui  demandait  que  des  concession^ 
de  chemins  de  fer,  des  commandes  pour  son  industrie,  des  faci- 
lités pour  son  commerce.  Au  moment  où  Ton  se  plaisait,  dans 
certains  milieux,  à  croire  son  influence  annihilée  pour  long- 
temps à  Gonstantinople,  elle  était  en  passe  d'y  devenir  prépon- 
dérante. 

Les  événcmens  de  Crète  et  de  Grèce  allaient,  l'année suîvanle, 
porter  à  son  apogée  le  crédit  de  rAllcmagne  à  Gonstantinople. 
\u  moment  où  les  soldats  grecs  du  colonel  Vassos  débarquaient 
en  Crète  pour  venir  en  aide  aux  insurgés,  Guillaume  11  signifiait 
durement  son  mécontentement  au  roi  Georges,  son  parent,  pro- 
posait de  bloquer  sans  délai  le  Pirée  et  d'exiger  le  rappel  du  c  - 
loneL  Entre  une  politique  si  rigoureuse  ut  les  incartades  pur 
trop  imprudentes  de  la  Grèce,  il  y  avait  place  pour  une  action 
pacificatrice  du  concert  européen.  Le  cabinet  de  Londres,  effrayé 
des  conséquences  de  sa  politique  de  l'année  précédente  et  dôs 
progrès  de  Tinfluence  allemande,  revenait  à  des  maximes  plus 
prudentes.  Quant  à  la  France,  elle  était  partagée  entre  ses  sym- 
pathies traditionnelles  pour  les  Grecs  et  sa  résolution  de  rester 
fidèle  à  la  politique  d'intégrité  ;  dès  le  début  de  la  crise,  elle  offrit 
aux  Grecs  l'autonomie  de  la  Crète  sous  lo  gouvernement    du 
prince  Georges,  mais  sous  la  suzeraineté  de  la  Porte.  Enlever  au 
Sultan  tout  droit  de  souveraineté  sur  la  Crète,  c'eût  été  la  mettre 
à  la  merci  de  l'influence  de  la  puissance  prépondérante  sur  les 
mers  et  maîtresse  de  l'Egypte,  comme  l'avait  prédit,  en  1853, 
Nicolas  I''^  :  ni  la  France  ni  la  Russie  n'y  conscnlaient.  «  11  n'y  a 
pas  trois  politiques  en  présence,  écrivait  à  cette  époque  M.  Fran- 
cis Charmes,  il  n'y  en  a  que  deux  :  ou  le  concert  européen  avec 
les  obligations  qu'il  entraîne,  avec  les  lenteurs  qu'il  impose,  avec 


Digitized  by 


Googk 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  difficultés  qu'il  accepte  et  qu'il  essaie  de  résoudre,  ou  Tiso- 
lement  avec  la  rhétorique  pour  consolation  ou  pour  amusement.  » 
On  sait  comment  la  Grèce  ne  se  rendit  pas  au  conseil  des  puis^ 
sances,  et,  pour  son  malheur,  partit  en  guerre,  et  comment,  grâce 
à  l'Europe,  il  ne  lui  en  coûta  que  quelques  cantons  thessaliens, 
tandis  que  la  Crète,  tout  en  restant  partie  intégrante  de  l'Empire 
ottoman,  était  remise  aux  puissances  qui,  pour  la  gouverner,  dé- 
léguaient le  prince  Georges.  Cette  nouvelle  crise  portait  à  son 
apogée  l'influence  de  l'Allemagne  à  Constantinople  :  l'attitude 
nettement  turcophile  de  son  gouvernement,  les  encouragemens 
et  les  félicitations  de  l'Empereur  à  l'armée  turque,  l'opposition 
djB  sa  diplomatie  à  toutes  les  mesures  destinées  à  atténuer  le 
désastre  des  Grecs,  faisaient  de  Guillaume  II  non  seulement  un 
partisan  radical  de  l'intégrité  de  la  Turquie,  mais  encore,  pour 
le  plus  grand  bénéfice  de  l'industrie  et  du  commerce  allemand, 
l'ami  et  l'allié  du  sultan  Abd-ul-Hamid.  Son  voyage  à  Constan- 
tinople et  en  Palestine,  en  octobre  1898,  fut  la  manifestation 
éclatante  de  cette  intimité  nouvelle.  L'ère  germanique  com- 
mençait dans  l'Empire  ottoman. 

VI 

L'histoire  d'une  évolution  qui  n'est  pas  achevée  ne  comporte 
pas,  à  proprement  parler,  de  conclusion.  Mais,  des  observations 
précédentes,  peut-être  avons-nous  le  droit  de  tirer,  pour  la  poli- 
tique d'aujourd'hui  et  de  demain,  certaines  indications  sur  les 
conditions  dans  lesquelles,  si  une  crise  orientale  venait  à 
s'ouvrir,  les  grandes  puissances  s'y  trouveraient  engagées. 

I        L'influence  économique  et  politique  de  l'Allemagne  à  Con- 
stantinople s'est  affirmée  de  plus  en  plus  en  ces  dernières  années; 

1  elle  s'est  manifestée,  notamment  à  propos  des  affaires  de  Macé- 
doine, dans  un  sens  absolument  conservateur  de  l'intégrité  de 
l'Empire  ottoman,  de  la  souveraineté  du  Sultan  et  de  son  auto- 
rité de  Commandeur  des  Croyans.  En  vain  Abd-ul-Hamid  a-t-il 
parfois  timidement  essayé  de  faire  contrepoids  à  Thégémonie 
germanique,  en  reprenant  lé  jeu  de  bascule  qui  lui  a  si  souvent 
réussi  :  il  ne  saurait  plus  désormais,  même  s'il  le  voulait  réso- 
lument, échapper  complètement  à  cette  protection,  un  peu 
lourde  à  la  vérité,  mais  qui,  pour  lui,  reste  la  plus  profitable  et, 
pour  le  moment,  la  moins  dangereuse  de  toutes  celios  qu'il  avait 


Digitized  by 


Googk 


l'évolution  de  la  oï^bstion  d'orient.  315 

essayées  jusqu'ici.  Pour  la  Russie  et  même  pour  l'Autriche- 
Hongrie,  TEmpire  ottoman  était  un  obstacle  à  une  marche  vers 
la  mer  Egée  ou  le  golfe  Persique;  entre  les  mains  de  l'Angle- 
terre, il  était  une  barrière  dressée  entre  les  routes  de  l'Inde  et 
la  poussée  moscovite.  Pour  l'Allemagne,  qui  ne  confine  pas  4 
ses  frontières,  il  est  l'allié  nécessaire,  le  collaborateur  sans  lequel 
elle  ne  saurait  ni  acquérir  ni  garder  les  débouchés  commerciaux 
de  l'Orient  et  les  routes  de  l'Asie.  Pour  l'Angleterre  et  la  Russie, 
il  était  «  un  moyen;  »  pour  l'Allemagne,  il  est  un  but;  c'est  lui^ 
même  qui  est,  pour  l'expansion  allemande,  le  champ  d'expérience 
dont  elle  manquait  :  l'intérêt  certain,  durable,  de  TAUemagne 
est  donc  de  conserver  et  d^accroltre  la  puissance  turque  et  de  se 
servir  d'elle  pour  étendre  la  sienne  propre  dans  tout  le  domaine 
de  l'Islam.  Galvaniser  «  l'homme  malade,  »  fortifier  son  armée 
pour  s'en  faire  une  auxiliaire  dans  ses  desseins  politiques,  c'est 
l'intérêt  allemand  et  c'est  la  politique  de  l'Empereur.  Ainsi  sub- 
siste l'Empire  ottoman,  en  dépit  de  tant  de  prédictions,  plu^ 
solide  peut-être  qu'il  ne  l'avait  été  d^uis  longtemps,  en  tous  cas^ 
plus  musulman,  plus  turc. 

Il  est  parfois  périlleux,  pour  un  malade  qui  a  des  héritiers, 
de  paraître  reprendre  vigueur  et  santé.  L'homme  malade  turc, 
assisté  du  médecin  allemand,  inquiète  la  Grande-Bretagne.  Le 
rôle  qu'elle  a  tenu  en  1878,  a  passé  à  rAllemagno  :  politique 
d'intégrité,  politique  panislamique,  elle  a  tout  pris  et  c'est  son 
influence  dans  les  Balkans  et  en  Asie  qui  alarme  aujourd'hui  la 
puissance  qui  a  besoin  des  routes  de  l'Inde  et  qui  jouit  de  Tusu- 
fruit  de  l'Egypte.  La  formule  de  «  l'intégrité  de  l'Empire  otto- 
man, »  dont  la  politique  franco-russe  n'a  pas  eu  le  temps  de  faire 
valoir  tout  le  contenu, est  maintenant  passée  dans  le  jeu  de  l'Aile- 
magne, qui  parait  disposée  à  s'en  servir.  Pour  parer  à  ce  péril,  le 
seul  qui  menace  aujourd'hui  son  hégémonie  mondiale,  l'Angle- 
terre pourrait  être  tentée  de  hâter  la  désagrégation  de  TEmpire 
ottoman.  Par  quels  moyens,  nous  l'avons  laissé  pressentir  rLms 
un  précédent  article  sur  le  conflit  anglo- turc,  et  nous  n'y  revien- 
drons pas.  La  Grande-Bretagne,  depuis  que,  par  l'épée  du  Japon 
!et  le  concours  de  l'action  révolutionnaire,  elle  a  mis  momenta- 
inément  hors  de  combat  son  vieil  adversaire  russe,  n'a  plus 
besoin  de  l'écran  turc  pour  arrêter  la  descente  cosaque  vers  les 
Dardanelles  ou  le  golfe  Persique;  elle  serait  tentée  plutôt  de 
Rechercher  l'amitié  du  Tsar  pour  contrerbalancerj,  à  Constanti-. 


Digitized  by 


Googk 


\ 


âl6  ÎIÈMJÉ   DÈS   DEUX   MONDES. 

nople,  le  trop  rapîdo  essor  do  Tinlluence  germanique.  Elle  croît 
pouvoir  compter,  pour  seconder  éventuellement  ses  desseins 
dans  l'Empire  ottoman,  sur  le  concours  de  Tltalie,  dont  les 
espérances  dans  TAdriatiquc  et  en  Tripolitaine  s*accommode- 
raient  d^me  crise  orientale.  Il  est  vraisemblable  qu'elle  cherche- 
rait aussi  à  entraîner  -à  sa  suite  la  France  :  la  question  de  savoir 
si  nos  traditions,  nos  intérêts  en  Orient  et  notre  situation  en 
Europe  nous  engageraient  à  la  suivre  est  trop  délicate  pour  être 
tranchée  en  quelques  lignes:  peut-être  les  observations  que  nous 
avons  pu  faire,  chemin  faisant,  aideront-elles  le  lecteur,  sinon  à 
la  résoudre,  du  moins  à  la  poser  dans  ses  vrais  termes. 

La  Russie,  pendant  toute  la  période  de  son  expansion  en 
Extrême-Orient,  a  gardé,  en  Orient,  une  attitude  expectante  et 
réservée;  eRe  a  signé,  en  1897,  une  convention  avec  TAutriche- 
Hongrie  pour  maintenir  le  statu  quo  dans  les  Balkans,  refréner 
les  ambitions  impatientes  des  nationalités  de  la  péninsule  et  y 
conserver  Téquilibre  nécessaire  à  la  paix;  en  1903,  la  bonne 
entente  des  deux  cabinets  de  Vienne  et  de  Pétersbourg  s'est 
encore  manifestée  par  l'adoption  du  programme  de  Muerzsteg 
pour  la  pacification  et  les  réformes  en  Macédoine.  Ni  à  Vienne, 
ni  à  Pétersbourg,  on  ne  prend  ombrage  des  progrès  de  Tin- 
fluence  allemande  à  Constantinople  ;  à  Vienne,  on  espère  être  de 
moitié  dans  la  politique  du  Drang ;  à  PétersbourgTon  compte 
sûr  le  système  de  l'intégrité,  jpratiqué  par  l'Allemagne,  pour 
empêcher  une  puissance  européenne  quelconque  de  mettre  la 
main  sur  les  détroits,  car,  tant  qu'ils  demeureront  aux  mains 
des  Turcs,  l'espérance  de  voir  se  réaliser  un  jour  les  aspira- 
tions traditionnelles  tant  de  fois  déçues,  reste,  pour  la  Russie, 
parmi  les  possibilités  de  l'avenir.  L'Allemagne  se  trouve  donc  en 
niesùre  de  profiter  de  sa  grande  influence  dans  l'Empire  otto- 
man pour  y  sauvegarder  et  au  besoin  pour  y  favoriser  les  inté- 
rêts de  la  Russie  et  ceux  de  TAutriche,  et  pour  tenter  de  renouai', 
selofli,  la  tradition  bismarckiennc,  l'entonte  dps  trois  empereurs. 
Ainsi  gravitent,  aujourd'hui  plus  quejamais,  autour  de  Constan- 
tinople et  de  Salonique,  toutes  les  combinaisons  de  la  politique 
européenne. 

René  Pinon. 


Digitized  by 


Google  • 


pp*^" 


COMMENT  AIMiT  LES  MISMES  (MËTn 


Les  médecins  ont  beaucoup  étudié  les  mystiques  dans  la 
seconde  moitié  du  dernier  siècle  et  ils  se  sont  contentés  souvent 
d'explications  trop  simples. 

Sans  s'arrêter  sur  les  rares  neurologistes  qui  n'ont  vu  dans 
Vanalyse  des  états  mystiques  qu'une  occasion  de  polémique 
antireligieuse,  on  doit  reconnaître  que  la  plupart  de  ceux  qui 
ont  abordé  cette  étude  ont  méconnu  la  complexité  des  faits  en 
admettant  que  la  connaissance  de  Thystérie  suffisait  h  les 
éclaircir.  Les  jeûnes  prolongés,  les  visions,  les  extases,  les  stig- 
mates se  rencontrant  aussi  bien  dans  les  hôpitaux  que  dans  les 
couvens,  ils  ont  pensé  de  très  bonne  foi  qu'ils  pouvaient  consi- 
dérer le  mysticisme  comme  une  manifestation  particulière  dé 
ce  mal.  «  Un  mystique  est  un  hystérique  qui  tient  de  son 
éducation  les  idées  religieuses  qui  orientent  sa  pensée  et  colo- 
rent d'une  môme  teinte  ses  divers  accidens  mentaux,  »  tel  est 
le  jugement  sans  appel  qui  semblait  résulter  des  travaux  de 
Charcot  et  de  son  école. 

Il  y  a  beaucoup  à  dire  cependant  contre  une  conception  de  ce 
genre  (1),  et  Ton  pcnirrait  montrer  sans  peine  que,  chez  bien 
des  mystiques,  l'hystérie,  loin  de  constituer  une  condition  néces- 
saire de  la  mysticité,  n'intervient  qu'à  titre  accessoire  ou  môme 
n'intervient  pas  du  tout.  Ce  qui  est  constant  dans  ces  âmes,  c'est 
l'exaltation  du  sentiment  religieux,  Tangoissc  du  doute,  la  soif 

(1)  D'excellents  argumens  ont  été  donnés  récemment  contre  celte  concept-  n 
par  M.  Pierre  Janet  [Une  Extatique,  Paris,  1901)  et  M.  Léo  Gaubert  {la  Calaie/^.^  e 
chez  lu  mystiques,  ^avht  idOZ), 


Digitized  by 


Googk 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  certitude,  le  désir  de  la  sainteté;  ce  qui  est  variable,  ce  sont 
les  moyens,  consciens  ou  non,  dont  elles  disposent  pour  apaiser 
leur  angoisse  et  réaliser  leurs  désirs.  Ce  n'est  pas  évidemment  par 
cet  état  nerveux  que  Pascal  est  arrivé  à  la  joie  de  la  certitude,  et, 
si  sainte  Thérèse  a  été  hystérique,  on  ne  saurait  prétendre  que 
son  mysticisme  d  intelligeni  et  si  personnel  ait  été  passivement 
conditionné  par  sa  névrose;  bien  au  contraire,  elle  a  su  mer- 
veilleusement profiter  de  ses  visions  et  de  ses  extases  pour  se 
rapprocher  de  son  Dieu,  et  c'est  son  hystérie  qu'elle  a  soumise 
à  son  mysticisme.  D'ailleurs,  à  mesure  qu'on  lit  sainte  Thérèse, 
saint  Jean  de  la  Croix,  Ruysbroeck,  M"'  Guyon,  on  s'aperçoit 
que  le  mysticisme,  avec  l'ascétisme  physique  et  moral  qui  pré- 
pare l'union  divine,  et  l'extase  qui  la  réalise,  implique  toute  une 
philosophie  profonde  de  la  vie  ;  et  l'explication  de  cet  état  d'âme 
par  la  simple  névrose  paraît  non  seulement  inexacte,  mais  infini- 
ment courte.  En  attendant  que  la  critique  médicale  apporte 
dans  l'étude  générale  des  phénomènes  naystiques  plus  d'esprit 
philosophique,  je  voudrais  aborder  un  chapitre  souvent  traité, 
celui  de  l'amour  mystique,  et  ce  me  sera  une  occasion  de  mon- 
trer, avec  des  textes,  combien  l'analyse  est  restée  jusqu'ici  insuf- 
fisante par  rapport  aux  sentimens  très  complexes  et  très  délicats 
qu'elle  avait  la  prétention  de  pénétrer. 

I 

On  a  pu  avec  raison  définir  le  mysticisme  «  l'amour  exclusif 
de  Dieu.  » 

Non  seulement  les  grands  mystiques  aiment  Dieu  conmie 
toutes  les  âmes  religieuses,  mais  ils  aspirent  sans  cesse  à  l'aimer 
davantage  et,  partant,  à  n'aimer  que  lui.  Tous  les  instincts,  tous 
les  désirs  qui  n'ont  pas  Dieu  pour  objet,  leur  apparaissent  conmie 
des  ennemis  de  leur  âme,  et  c'est  pour  assurer  jalousement  le 
triomphe  de  l'amour  divin  sur  toute  inclination  naturelle  qu'ils 
se  soumettent  à  cette  discipline  physique  et  morale  qu'on  appelle 
Tascétisme. 

Par  le  jeûne,  ils  espèrent  soustraire  leur  esprit  à  la  domina- 
tion de  la  matière  et  s'affranchir  d'un  besoin  qui  rive  toute  créa- 
tm'e  à  la  terre  ;  par  les  souffrances  et  les  privations  physiques,  ils 
veulent  tuer  l'instinct  du  plaisir  sous  toutes  ses  formes,  rendre 
lem*  corps  insensible  aux  excitations  légères  du  goût,  de  la  vue 


Digitized  by 


Googk 


COMBÏENT   AIMENT  LES   MYSTIQUES   CHRÉTIENS,  319 

OU  de  Touïe,  aussi  bien  qu'aux  excitations  violentes  de  la  chair; 
par  les  mortifications  morales  et  les  humiliations,  ils  veulent 
étouffer  les  sentimens  égoïstes  et  en  particulier  le  plus  dange- 
reux de  tous,  le  sentiment  de  Torgueil. 

Ainsi,  à  mesure  qu'ils  coupent  leurs  chaînes,  ils  s'élèvent 
vers  le  Dieu  qu'ils  aiment  et  deviennent  plus  capables  de  l'aimer, 
puisque,  suivant  la  forte  expression  de  Ruysbroeck  :  «  libre  et 
puissant  par  l'ascétisme,  le  mystique  porte  son  âme  dans  sa  main 
et  la  donne  à  qui  il  veut.  » 

Il  ne  suffit  pas  cependant  de  libérer  son  âme,  il  faut  encore 
lui  donner  le  moyen  d'éprouver  dans  sa  plénitude  cette  affeetion 
dont  elle  a  soif.  Aussi  le  mystique  s'entraîne-t-il,  par  des  atti- 
tudes et  par  des  gestes,  à  réaliser  d'abord  dans  son  être  physique 
l'expression  de  Tamour  de  Dieu;  il  reste  des  heures  entières 
agenouillé  ou  prosterné  devant  la  croix,  il  tient  ses  yeux  et  ses 
mains  levés  vers  le  ciel. 

Saint  François  de  Sales  n'a-t-il  pas  écrit  que  «  dans  les  mo- 
mens  de  sécheresse,  il  convient  quelquefois  de  piquer  son  cœur 
par  quelque  contenance  et  mouvement  de  dévotion  extérieure  (1)? 
Pascal  n'a-t-il  pas  conseillé  :  «  Abêtissez-vous,  »  et  les  psycho- 
logues modernes  n'ont-ils  pas  souvent  répété  qu'exprimer  un 
sentiment,  c'est  déjà  partiellement  le  ressentir? 

Et  tandis  que  le  corps  se  maintient  de  la  sorte  en  état  de  grâce, 
tandis  qu'il  aspire  tout  entier  à  l'amour  divin,  voici  la  raison 
qui  par  la  méditation  va  se  convaincre  que  cet  amour  est  seul 
légitime  et  seul  digne  d'être  éprouvé.  Le  même  saint  François 
nous  dit  que  dans  la  méditation  «  l'espi-it  tire  à  soi  les  motifs 
d'amour  et  les  savoure  (2)  ;  »  et  sainte  Thérèse  médite  sur  les 
plaintes  de  Fâme  séparée  de  Dieu,  sur  la  douleur  de  Cdme  qui 
désire  Dieu,  sur  l'excessive  bonté  de  Dieii^  sur  co  qui  peut  con- 
$oler  une  âme  de  son  exil;  les  titres  ont  beau  changer,  le  thème 
Be  change  guère,  et  les  méditations  provoquent  ainsi  l'adhésion 
rationnelle  de  l'âme  à  ce  sentiment  que  le  corps  désire  et  attend. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  assez  ;  l'amour,  comme  tous  les  sen- 
timens, ne  peut  vivre  sans  des  images  qui  le  soutiennent,  et,  pour 
émouvoir  fortement  la  sensibilité,  ces  images  doivent  être  fixes 
La  contemplation,  d'après  saint  François  de    Sales,  consiste  à 
immobiliser  sa  pensée  sur  certaines   images  et  choses  capables 

(1)  Introduction  à  la  Vie  dévole,  II,  ch.  ix. 

(2)  Traité  de  l'Amour  de  Dieu^  liy.  VI,  ch.  ii. 


Digitized  by 


Googk 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  provoquer  le  sentiment  que  l'on  cherche  (1).  Pour  contem- 
pler, le  mystique  devra  donc  choisir  une  image  e<  la  fixer,  et  s'y 
perdre  en  s'abandonnant  sans  mesure  aux  senti  mens  d'amour,  de 
tendresse  et  de  reconnaissance  qu'il  éprouve  devant  elle.  Quel- 
quefois, dans  cette  contemplation,  il  se  donnera  éperdument,  jus- 
qu'à perdre  la  notion  de  lui-même,  et  il  aura  l'illusion  qu'il  se 
confond  avec  son  Dieu  ;  d'autres  fois,  il  sera  plus  conscient  et 
plus  calme;  mais  il  n'en  éprouvera  pas  moins  la  joie  de  ne  plus 
s'appartenir,  il  aimera  son  Dieu  de  tout  de  son  cœur,  de  toute 
son  âme  et  de  toute  sa  pensée.  Quelle  est  la  nature  de  son 
amour? 

La  conception  qui  prévaut  encore  parmi  les  médecins  et 
môme  parmi  les  psychologues,  c'est  que  l'amour  mystique,  mal- 
gré l'ascétisme  physique  et  moral  qui  le  rend  possible,  malgré 
la  méditation  et  la  contemplation  religieuses  qui  le  créent,  ne 
diffère  pas^  dans  sa  racine,  de  l'amour  humain  le  plus  sensuel. 
Sans  doute  Tobjet  est  Dieu,  mais  ce  n'est  pas  par  son  objet  qu'un 
sentiment  se  distingue  réellement  d'un  autre  ;  c'est  par  les  émo- 
tions secondaires  dont  il  se  compose,  par  les  organes  qu'il  affecte; 
et,  considéré  sous  cet  aspect,  l'amour  de  Dieu  apparaît  comme 
une  transformation  à  peine  déguisée  de  l'amour  des  créatures. 
Ce  sont  les  mêmes  expressions  physiques  ou  verbales,  les  mêmes 
ardeurs  et  les  mêmes  satisfactions. 

Les  faits  ne  manquent  pas,  semble-t-il,  pour  appuyer  la  thèse; 
ouvrez  un  mystique  au  hf^sard  et  voyez  comme  il  parle  :  il  s'ex- 
prime avec  le  langage  de  l'amour  le  plus  passionné  ;  il  fait  les 
mômes  protestations  qu'un  amant,  il  a  les  mêmes  souffrances  et 
les  mêmes  jpies.  «  Je  vous  envoie  mon  cœur  pour  le  donner  à 
notre  tout  amour,  »  écrit  la  mère  Agnès  de  Langeac  à  M.  Ollier, 
«  dites  hardiment  à  notre  tout  aimant  que  je  l'aime  ou  que  je 
meure  (2).  »  «  0  hion  vrai  Dieu,  l'époux  de  mon  âme,  et  toute 
la  joie  de  mon  cœur,  »  s'écrie  sainte  Rose  de  Lima,  «  j'ai  soif  de 
vous  aimer,  ma  joie  et  mon  salut,  comme  vous  vous  aimez  vous- 
même.  Oh  oui!  que  je  sois  brûlée,  détruite,  cmsumée  par  v